Interview de M. François Bayrou, président de l'UDF et de Force démocrate, à RTL le 7 avril 1999, sur le conflit au Kosovo notamment l'intervention militaire de l'OTAN, le "devoir d'ingérence" de la communauté européenne en cas de menaces sur les droits de l'homme, la nécessité d'une communauté de défense européenne et sur la convergence de vues entre le Président de la République et le Premier ministre sur la question du Kosovo.

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RTL : L'OTAN a intensifié ses bombardements, cette nuit, sur l'ensemble du territoire yougoslave. C'était la bonne réplique à la trêve décrétée par Miloševic ?

François Bayrou : Ça n'est pas une trêve. Pour l'instant, c'était une habileté, une ouverture. Je crois que le président de la République et le gouvernement ont eu raison de dire que cette trêve devait être accompagnée d'un certain nombre de conditions et, en particulier, les conditions qui tiennent à la sécurité des réfugiés, au retour immédiat chez eux. Et puis peut-être, aussi, aux règles qui organiseront la vie en commun des Albanais et des Serbes du Kosovo, puisque les deux communautés devront vivre ensemble, dès l'instant qu'un règlement se trouvera. La porte n'a pas été complètement fermée. Simplement, il faut maintenant que les conditions se trouvent remplies. En tout cas, c'est un signe de ce que Miloševic, malgré la superbe qui est la sienne, se trouve, en effet, contraint par les frappes à une réflexion qui n'était pas la sienne jusqu'à ce jour. Ce n'est pas le moment d'arrêter l'action.

RTL : Cela voulait dire que la stratégie choisie était la bonne ?

François Bayrou : On parlera longtemps, les historiens parleront longtemps sur la manière, les procédures qui ont amené ce conflit. En tout cas, ce qu'on peut dire, c'est que la stratégie une fois choisie, nous devons être solidaires avec elle – ce que font d'ailleurs, à peu près toutes les grandes formations politiques de la majorité et de l'opposition, en France. Ce qui rend encore plus apparent la fracture qui existe au sein du gouvernement et de sa majorité entre les communistes et les autres.

RTL : Il n'y a pas que le gouvernement. Il y a certes les communistes qui renâclent, mais enfin Philippe de Villiers, encore hier soir, a publié un communiqué disant : « Il faut arrêter ! »

François Bayrou : Je pense que ceux qui ne voient pas, pour l'Europe, pour sa vocation, l'importance de ce qui se passe au Kosovo, se trompent. Si l'Europe a une justification, c'est d'être le lieu où les droits de l'homme sont le mieux défendus dans le monde. Le XXe siècle nous a appris, la guerre de 40, tout ce qu'on a vécu, nous ont appris que chaque fois qu'on fait semblant de ne pas voir les atteintes aux droits de l'homme, des déportations, les crimes – il y a quand même 450 000 réfugiés aujourd'hui, et 200 000 morts depuis le début de cette affaire en Yougoslavie !...

RTL : Depuis dix ans...

François Bayrou : Oui, depuis dix ans, et non pas depuis le début du conflit, évidemment ! Depuis dix ans, Miloševic a fait 200 000 morts ! Bon. L'histoire du XXe siècle nous a appris que chaque fois qu'on fait semblant de ne pas voir ce genre de choses, ça finit, un jour ou l'autre, mal. On a donc raison d'agir. Les procédures eussent-elles pu être différentes ? Je le crois. Mais c'est une autre affaire.

RTL : L'Europe peut-elle se fonder sur un droit politique à l'ingérence pour le respect des droits de l'homme ?

François Bayrou : Non, pas « se fonder sur », mais faire respecter les droits de l'homme, singulièrement sur le sol européen. C'est son devoir. Ce n'est pas un droit d'ingérence, mais un devoir d'ingérence quand les choses vont mal. Permettez-moi d'aller un peu plus loin. Cette affaire aura, je crois, un très grand avantage, c'est que les citoyens européens se rendent compte enfin de l'urgence de l'Europe. Songez que, pour l'instant, nous n'avons pas de réponse européenne à la grande entreprise humanitaire qu'il faut mettre en place pour que les réfugiés du Kosovo vivent, qu'ils soient nourris, que leur santé... les vaccins, les hôpitaux de campagne, tout cela est absent ! On a besoin d'une grande entreprise humanitaire, et on se rend compte évidemment que seule l'Europe peut la mettre en place.
De même que, si l'on est obligé, comme je le crois – je ne suis pas au gouvernement, je peux parler de manière un peu plus libre –, d'organiser une action, au moins d'interposition, pour protéger les Kosovars albanais quand ils rentreront chez eux, alors, à ce moment-là, on verra qu'on a besoin d'une communauté de défense européenne. Ce qui n'est pas le cas aujourd'hui. Donc, humanitaire et défense. On a besoin d'un grand mouvement européen. Et les dix ans qui viennent doivent nous servir de cadre pour cette grande dynamique européenne.

RTL : Vous ne croyez pas, au contraire, que cette affaire a montré qu'à titre définitif, l'Europe était à la remorque des États-Unis ? Que, sans eux, rien n'est possible ?

François Bayrou : Je pense que cette affaire montre clairement que ceux qui ne veulent pas de l'Europe, ou qui en veulent en maugréant, organisent la dépendance des pays européens et le déséquilibre de l'Alliance atlantique au profit des Américains. Je répète : ou bien nous voulons l'équilibre, et nous construisons l'Europe ; ou bien nous voulons le déséquilibre, au profit des Américains, et nous restons comme nous sommes. En tout cas, il n'y a pas de troisième voie. Le seul instrument politique auquel nous ayons accès pour construire une diplomatie qui compte dans le monde et une défense qui compte dans le monde, c'est l'Europe. Si nous ne le faisons pas, alors nous aurons la situation que nous avons aujourd'hui.

RTL : Est-il légitime de dire aux réfugiés ou aux déportés kosovars : « Ne venez pas dans les pays occidentaux, restez là où vous êtes » ?

François Bayrou : Je ne sais pas si vous avez vu les images, au 20 heures, hier soir. C'était poignant ! Des centaines de femmes, d'hommes et d'enfants qui étaient montés de force dans les avions, qui ne voulaient pas aller dans les pays occidentaux, qui se battaient pour ne pas être séparés de leurs familles. Eux, ce qu'ils veulent, c'est rester dans leur pays ou le plus près possible de leur pays. Et toute l'aide humanitaire qui pourra être organisée, sur place, pour les accueillir, et leur offrir un droit au retour crédible, dans quelques semaines, où ils puissent mettre leur espoir, tout cela sera bon. D'une certaine manière, les emporter loin de leur pays, dans les pays occidentaux, c'est un aveu de défaite. Et d'une certaine manière, je crois que, de ce point de vue-là, le président de la République a raison : ce serait servir les intérêts de Miloševic.

RTL : Jacques Chirac et Lionel Jospin qui parlent à l'unisson.

François Bayrou : C'est très bien, très bien.

RTL : Ça va laisser des traces aussi ultérieurement ?

François Bayrou : C'est très bien. La politique c'est une chose ; la politique politicienne, ce n'est pas tout. Vous savez que je pense depuis longtemps et que je défends cette idée. Beaucoup de l'avenir de la France ne se joue pas dans les conflits droite-gauche. Nous devons être capables, majorité et opposition – je suis clairement dans l'opposition –, mais nous devons être capables de dépasser les dissensions, les différences que nous avons entre nous, pour choisir ensemble les caps essentiels de l'avenir de la France. Encore une fois, lorsque c'est la guerre ou la paix, les droits de l'homme ou la dictature, ça dépasse les frontières habituelles des partis politiques, et même de la majorité et de l'opposition. Je me réjouis donc que le président de la République et le gouvernement parlent d'une seule voix. C'est la voix de la France.