Texte intégral
Le ministre, et patron de l'OM, n'est pas tendre avec les organisateurs
Tapie : "Je vais vraiment me fâcher"
"Ils avaient même prévu d'entonner un chant de guerre à 20 h 30". Déballage
Présent à Furiani, le patron de l'OM et ministre de la Ville n'a regagné Paris qu'à 4 heures du matin. En milieu de matinée, il répondait à "France-Soir".
France Soir : L'évacuation des victimes par avion a-t-elle été à la hauteur ?
Bernard Tapie : Je ne sais pas si c'est technique ou par manque de moyens, mais le dernier avion est arrivé à Marignane ce matin (mercredi) aux environs de 9 h 30. Vu que les derniers blessés sont arrivés à l'aéroport de Bastia dans la nuit, vers 3 ou 4 heures, ça fait beaucoup pour évacuer des gens de Bastia à Marseille. Mais toute la Corse est en insuffisance de moyens. Il y a eu un hélico en deux heures. Au fait, il y avait quelqu'un de chez vous là-bas ?
France Soir : Oui, Gilles le Roc'h.
Bernard Tapie : Alors ?
France Soir : Il est tombé, mais s'en est bien tiré.
Bernard Tapie : Oh ! là là !… Quand je pense à Rodat (journaliste du "Provençal" et correspondant de "France-Soir"), le malheureux, et puis à Jean-Baptiste Dumas, de RTL. Il est en coma limite. Je viens d'avoir l'hôpital de la Timone. Deux autres journalistes vont probablement rester paralysés. Quelle merde ! Le foot, on n'a pas de chance. On est noirs. On n'arrive pas à se sortir de ces putains de faits divers.
France Soir : Vous pensez aux "affaires" qui frappent le foot ?
Bernard Tapie : Certains mecs font des amalgames parce que ça leur fait plaisir. J'en ai plein le cul de tout ça. Là, je vais vraiment me fâcher. Hier, je lis dans un quotidien une grande interview de Rainier. Il nous file des leçons de morale. Mais les intermédiaires dont il parle, Monaco les a inventés avant Bordeaux, Ljubo Barin, il a fait ses premières affaires avec Monaco avec le Suédois Ralf Edström. Bordeaux n'existait pas encore avec Bez. Donofrio qui vient de se faire inculper, c'est lui qui a fait venir Barros (1) à Monaco. Ces donneurs de leçon sont pareils que tout le monde, ils ne peuvent pas faire autrement.
S'ils veulent ces joueurs-là, ils sont obligés de passer par ces mecs. Qu'est-ce que c'est que cette histoire de se disculper, de mettre le doute sur tel ou tel. C'est vraiment des malades.
France Soir : Quel a été votre sentiment sur place ?
Bernard Tapie : Je ne sais pas comment il n'y a pas eu plus de morts. Car le drame qu'on a évité, c'est après. Devant cette espèce de coup de folie d'avoir voulu coûte que coûte montrer un truc démesuré les gens qui, de bonne foi, achètent un billet et viennent au stade, c'est pas pour voir leur frère mourir sous leurs yeux. Et là, j'ai vu une colère qui était en train de naître et qui n'est pas finie. Hier, la tristesse était telle qu'elle a pris le dessus. Les gens se sont révoltés contre toute l'institution. Ils ont mis un pain dans la gueule de Thierry Rolland, ils ont cassé une caméra, ils s'en prenaient à tous ceux qui avaient une cravate. Pour eux, si tu as une cravate, t'as rien à foutre dans un stade, t'es un représentant de l'ordre et de l'institution.
France Soir : Les organisateurs, les responsables du football n'ont rien vu venir non plus.
Bernard Tapie : Moi, je l'ai dit en arrivant au stade. J'ai appelé le délégué, le représentant de la Fédération. J'ai appelé le mec au micro. C'est moi qui est demandé qu'il essaie de calmer les gens. Parce que ce qu'on n'a pas raconté, c'est que, pour faire les cinquante mètres qui séparaient le car du vestiaire, on a été obligé d'être protégé par les boucliers des gendarmes. Les mecs étaient déjà chauds. Et au micro, il n'arrêtait pas, avec 2 000 décibels. "Allons-y, Bastia !". Il avait même prévu de faire chanter le chant national, "Dio vi salvi regina" à 20 h 30. C'est tout de même un chant de guerre. Au Stade-Vélodrome de Marseille, j'ai interdit tous les chants, les espèces d'incantations oratoires au micro avant les matchs. Alors, c'est pas ça évidemment qui a fait écrouler la tribune, mais il n'empêche que ça a mis les gens dans une surexcitation hallucinante. Il y avait un climat dégueulasse, vraiment pourri.
France Soir : Vous êtes ministre, qu'allez-vous faire ?
Bernard Tapie : Nous sommes en face d'une situation grave. Les nerfs sont à bout, les situations conflictuelles augmentent, il y a vraiment plein de gens qui ne sont plus dans leur état normal à cause du désespoir. Hier, c'est pas ça directement, mais la faute de l'Institution entre guillemets, l'organisateur ou la Fédération, peu importe : pour la victime, le parent de la victime, il y a un responsable. Et on ne peut pas accepter ça. La foudre vous tombe sur la tête, vous dites : "J'ai pas eu de chance." Mais là, non. C'est pas la foudre, c'est pas un tremblement de terre. C'est : "on a été con quelques part." Et, à ce moment-là, il y a une revendication contre ce phénomène qui devient terrible. Les gens ne veulent plus que l'on soit plus capable de garantir leur sécurité.
France Soir : Avez-vous eu des problèmes sur la pelouse ?
Bernard Tapie : Non, les gens ont été sympas avec moi, sans doute parce qu'ils croyaient que je serais avec les autres autorités, à la Préfecture. Ma présence leur a fait du bien parce que le fait de voir quelqu'un qui incarne l'autorité aux pieds du brancard ou en train de lui caresser les cheveux, ça veut dire que quelqu'un est là. Ils étaient rassurés. C'est pareil avec les joueurs. Jean-Pierre Papin est resté près d'une heure avec une gosse. Il tenait sa perfusion et la gosse, rien ne pouvait lui faire attendre mieux l'évacuation. J'ai tenu Rodat par la main pendant une demi-heure.
France Soir : Que s'est-il passé dans la tête du spectateur qui s'est jeté sur Thierry Rolland en direct ? Était-il fou ?
Bernard Tapie : Non. Dans sa tête, c'était : "Thierry Rolland, tu es l'institution, tu es la télévision, tu es le media. Tu es le témoin vivant, le complice de tous ce qui se passe. C'est la même chose dans les banlieues. En France, sept délits sur dix ne sont pas traités. Ça entraîne des catastrophes, tant du côté des délinquants que des victimes.
Le môme, lui, il commence à être traité au dixième ou au douzième délit. Seulement, le douzième, c'est quand il braque une banque ou qu'il égorge quelqu'un. Et là, il prend vingt ans. Entre le premier délit au cours duquel il ne sait rien passé et celui au cours duquel il se passe quelque chose, on est passé du vol à la tire à un meurtre. Il ne comprend pas. La société l'a laissé faire et, tout d'un coup, elle lui prend sa vie pour vingt ans.
Et puis celui qui habite à côté, il ne comprend pas qu'il ne puisse pas exister sans être sans arrêt sous la menace d'une agression. Les deux populations nous rendent responsables de ne pas être capable de les arbitrer, de faire en sorte que la règle du jeu soit respectée. Parce que si elle n'est pas respectée, tout devient fou, possible. Une dernière anecdote : ma femme m'a raconté que devant la tribune officielle, une jeune femme est arrivée et a battu l'épouse d'un officiel qui était là en lui crachant dessus et en l'insultant. Terrible, terrible.
(1) Lucciano Donofrio et Ljubo Barin sont des intermédiaires spécialisés dans les transferts de joueurs. Le premier est inculpé dans le cadre de "l'affaire" des Girondins, tandis qu'un mandat d'arrêt international a été délivré contre le second. Edström a évolué à Monaco il y a une dizaine d'années. Rui Barros joue toujours à l'AS Monaco.
Propos recueillis par Denis Saverot
10 mai 1992
Le Journal du Dimanche
Bernard Tapie : "Il faut arrêter les polémiques"
Il oscille entre la tristesse et l'indignation. Tout ce qui a suivi la tragédie corse de Furiani, et cela risque malheureusement de continuer, lui semble tellement absurde qu'il a parfois du mal à comprendre. Hier matin, le président de l'OM – mais aussi ministre de la Ville – a vu dans les hôpitaux marseillais des dizaines et des dizaines de blessés. "C'est monstrueux. Il faut savoir que jamais en France un accident n'aura fait autant de paraplégiques ou tétraplégiques. C'est épouvantable !"
Le Journal du Dimanche : Pourquoi l'OM a-t-il refusé de jouer mardi au Parc des Princes ?
Bernard Tapie : Je veux dire d'abord que je comprends et respecte la décision de la Fédération. Mais je voudrais aussi qu'elle en fasse de même avec nous, les Marseillais. Je n'ai pas vécu les drames du Heysel ou de Sheffield directement. Ce fut tout aussi affreux qu'à Bastia, mais la grande différence c'est que nous y étions, nous à Bastia. Et il faut comprendre que nous soyons tous traumatisés. Il faut admettre qu'à côté de ce que l'on a vu, de ce qu'endurent les blessés aujourd'hui, un match de football c'est dérisoire.
Le Journal du Dimanche : Mais que faites-vous du fond de solidarité qui aurait pu être dégagé de ce match ?
Bernard Tapie : C'est un faux problème. Nous n'avons pas besoin d'un match pour dégager dès aujourd'hui 8 millions de francs. L'OM, Monaco, la FFF et TF1 sont capables de sortir chacun 2 millions de francs pour aider les victimes de cette tragédie. Je suis prêt en tout cas à le faire.
Le Journal du Dimanche : Après votre refus de jouer ce match, on dit que la guerre est déclarée entre vous et le président Fournet-Fayard ?
Bernard Tapie : C'est idiot et ce n'est pas vrai !
Mais, de grâce, arrêtons une bonne fois pour toutes de raconter n'importe quoi, d'envenimer les choses. D'accord, je ne partage pas toujours les mêmes idées que Fournet-Fayard, mais cela ne me donne pas le droit d'ouvrir une polémique avec lui à propos de Furiani. Je trouve qu'avant d'accuser, de mettre ne cause, de désigner des coupables, il faut attendre les résultats de l'enquête. Je ne vois pas l'intérêt de discréditer la Fédération aujourd'hui, avant de savoir la vérité. Et puis, n'oublions pas qu'avec une telle démarche, on discrédite la France et que, dans ce cas nous n'avons aucune chance, mais alors plus aucune, d'obtenir l'organisation de la Coupe du Monde en 1998. Alors calmons le jeu et soyons patients. Et surtout n'anticipons pas.
Le Journal du Dimanche : Jouer la demi-finale de la Coupe du Monde en juillet par exemple, puis la finale avant le début du championnat 92-93, serait-ce pour vous la meilleure solution ?
Bernard Tapie : Oui. Dans deux mois, on n'aura certainement pas oublié ce qui s'est passé – on pourra jamais oublier ! – mais les passions et les fausses querelles se seront apaisées. Alors, nous pourrions jouer contre les Bastiais, à Ajaccio par exemple, afin que les corses prennent leur revanche sur le destin injuste et prouvent, ce dont personne ne doute, qu'ils sont capables d'organiser un match de football sans drame. Puis le vainqueur jouerait la finale contre Monaco. On me rétorque que les équipes ne seront pas les mêmes. Vraiment, qu'est-ce que ça peut faire ?
C'est le club qui gagne en priorité la Coupe de France. Cette solution nous permettrait de ne pas terminer cette saison sur une impression aussi mauvaise qu'horrible.