Interview de M. Michel Rocard, membre du bureau national du PS, président de la commission de coopération et de développement du Parlement européen, dans "L’Événement du Jeudi" du 18 septembre 1997, sur le génocide au Rwanda et l'aide internationale, notamment l'aide de l'Union européenne dans la perspective de la préparation de Lomé V.

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Circonstance : Mission de M. Rocard au Rwanda pour le Parlement européen, septembre 1997.

Média : L'évènement du jeudi

Texte intégral

Edj : En Europe, on parle beaucoup du Rwanda et du Burundi comme les « pays des Hutus et des Tutsis », avec l’idée d’une sorte de fatalité du génocide ou du « contre-génocide ». Est-ce que la vision du charnier de Murambi n’accrédite pas ce pessimisme ?

M. R. : Bien au contraire, je suis frappé de voir les efforts du régime rwandais, pour reconstruire le pays, et ouvrir un dialogue. Ce régime qui a militairement écrasé celui qui a accompli le génocide aurait pu gouverner seul. Or il a choisi d'appliquer les accords d'Arusha de partage du pouvoir, signés en 1993, et dont l'application avait été refusée par le régime de feu le président Habyarimana. Seuls les deux partis politiques qui ont organisé le génocide ont été exclus du pouvoir, on le comprend facilement. Dans ce gouvernement, il y a 13 Hutus et 8 Tutsis, et les premiers sont loin d’être des « Hutus de service », comme des personnes mal intentionnées le disent et le répètent. Cette importante présence des Hutus dans le gouvernement et l’administration est un bon gage de réconciliation.

Edj : Pensez-vous que l’identité ethnique peut perdre de son importance dans la compétition pour le pouvoir ?

M. R. : Désethniciser le Rwanda est un enjeu majeur, mais il faudrait commencer par tous ceux qui regardent ce pays. Certains journalistes, certains membres des associations des droits de l’homme, à cause de ce qui s’est passé, témoignent d’une obsession ethnique malsaine. Tout l’Occident est en train de faire peser sur ce pays une obligation d’extrême méticulosité sur les droits de l’homme, selon les critères juridiques du monde occidental, sans s’apercevoir que construire la paix au milieu de toute cette haine est très difficile.
Aucune personne intelligente ne peut faire grief au gouvernement du Rwanda de ce règlement de comptes, d’autant que nous savons que des militaires auteurs de meurtres sont sanctionnés. Même les Églises d’Occident ont ethnisé leur discours sur le Rwanda. C’est grave, car cette grille de lecture primaire est à la fois fausse et dangereuse.

Edj : Comment analysez-vous le génocide ?

M. R. : Ce fut une sorte de nazisme tropical. Le génocide était fondé sur une différenciation ethnique très artificielle. Jusqu’à la colonisation, il y a un siècle, on ne connaissait guère de clivage ethnique au Rwanda. Dans certaines conditions, un Hutu pouvait devenir Tutsi, et inversement. En outre, ils parlent la même langue. Tout juste aurait-on pu relever une relative différenciation socio-économique. C’est le colonisateur belge qui, en imposant une carte d’identité ethnique au début des années 30, a cristallisé le problème dit ethnique. Était tutsi tout propriétaire de plus de 10 vaches… Tout ceci fait peser une très lourde responsabilité sur le colonisateur, même si ce sont les Rwandais qui ont préparé puis perpétué le génocide. Aussi, il m’est arrivé de lire avec une certaine irritation des articles de la presse française, où il était clair que la grille de lecture du journaliste ne dépassait pas le cadre hutu-tutsi. Si l’on persiste dans cette vision-là, c’est évident qu’on pousse au massacre. Le président rwandais Pasteur Bizimungu, dont beaucoup veulent ignorer en Europe qu’il est hutu, m’a dit : « Il faut détribaliser l’Afrique, mais il sera encore plus important et encore plus difficile de détribaliser la vision que les Occidentaux se font de l’Afrique. » Il faut désethniciser toutes les cervelles, et je vais m’y employer en Europe. Il faut que notre vision de l’Afrique change pour que l’Afrique elle-même soit encouragée dans ses changements.

Edj : Que pensez-vous de l’analyse, souvent entendue ou lue, qu’un certain nombre de conflits en Afrique, au Rwanda, au Zaïre, voire au Congo-Brazzaville, s’expliquent par une rivalité entre la France et les États-Unis, entre l’Afrique francophone et l’Afrique anglophone ?

M. R. : Je ne suis pas convaincu que les choses se présentent ainsi. Un des problèmes de l’organisation du monde aujourd’hui, c’est qu’on ne sait pas très bien ce que sont les États-Unis. La politique économique de leurs grandes compagnies est parfois brutale. Les services spéciaux et les services secrets – pas seulement ceux des États-Unis – prennent parfois de l’autonomie. Ne mettons donc pas sur le dos du gouvernement ou de l’administration des États-Unis un certain nombre de problèmes que l’on peut observer ici ou là. Le continent africain, en se développant, devient un marché. Et le libre-échange, c’est la loi des plus forts. À mon avis, il est plus juste de parler aujourd’hui des commerçants américains, anglais ou français que des États. Avec, parfois, des soutiens d’État. Concernant cette prétendue opposition France-États-Unis, je crois que les diplomates peuvent et doivent calmer le jeu. L’insistance de certains à opposer l’Afrique francophone et l’anglophone confine à la folie. Cela complique ou rend impossible la coopération régionale là où elle s’impose. Or l’Afrique apporte au monde trop d’inquiétudes pour qu’on s’amuse à ça. Y compris au Rwanda, où la diplomatie française à la dérive fascisante du président Habyarimana. À quoi bon en tenir rigueur aux Rwandais ? Et aux Américains ?

Edj : Comment l’aide de l’Europe à la région des Grands Lacs peut-elle évoluer ?

M. R. : Dans la préparation de ce qu’on appelle Lomé V, l’Union européenne sera amenée à redéfinir sa position. Je suggérerais, plutôt que de se crisper sur l’existence ou non de démocraties parlementaires dans cette région, qu’on juge les régimes à leurs intentions. Par exemple, sur la liberté d’expression dans la presse. Ainsi, la presse ougandaise est étonnante, y compris le journal gouvernemental New Vision. Au Rwanda, il y a de vrais débats dans la presse. Il y a une pesanteur du discours officiel, mais on n’en retire pas le sentiment d’une réelle privation de liberté.
De même, il est important que se mettent en place des procédures participatives et que toute bavure de police soit sanctionnée. Enfin, je mettrais l’accent sur la réussite de projets simples, menés à la demande des pays des Grands Lacs, parfois avec peu de moyens. Lors de mon passage au Rwanda a été installé le barreau de ce pays. C’est très important pour les libertés publiques, pour la représentation de la défense et des parties civiles. Personne n’a relevé le fait que c’est un petit barreau français, celui du Val-d’Oise qui, sans aucune aide publique, a joué un rôle déterminant dans la création du premier barreau du Rwanda…