Texte intégral
L’Express : En Algérie, que peut faire la France ?
Hubert Védrine : Exprimer, d’abord, notre compassion, qui est profonde, pour les populations martyrisées et les victimes de toutes les violences. Tenter ensuite de comprendre ce qui se passe en Algérie. Des massacres abominables sont perpétrés chaque jour. On parle de contacts : des appels à la trêve sont lancés. Nous souhaitons mieux connaître la situation actuelle. L’opinion publique demande à être informée. Elle cherche à comprendre ce que font les autorités algériennes pour protéger leur population et consolider l’État de droit. À l’évidence, la communauté internationale a besoin de savoir. C’est une des données du monde actuel. Cela suppose notamment que les journalistes puissent se rendre en Algérie et y exercer leur métier. Marquer également notre disponibilité à appuyer toute forme d’action menée par la communauté internationale, qu’accepteraient ou solliciteraient toutes les parties en présence, à commencer par les autorités, et qui serait de nature à favoriser la résolution politique et pacifique de la crise algérienne.
Dire au président Zeroual que nous avons noté sa volonté, qui a créé des attentes, de mener à bien un processus de reconstruction institutionnelle. Appeler à ce que les élections du 23 octobre se déroulent dans des conditions incontestables. Encourager dans notre pays tous ceux et toutes celles qui, à tous les niveaux, dans toutes les branches d’activité et sous toutes les formes, entretiennent, malgré la tragédie, les liens et les échanges entre l’Algérie et la France. Préserver et préparer un avenir franco-algérien et euromaghrébin de proximité, d’entente et de coopération.
L’Express : Que pensez-vous de l’idée d’envoyer une commission d’enquête en Algérie ?
Hubert Védrine : Je constate que toutes les propositions qui ont été faites jusqu’ici se sont heurtées à une fin de non-recevoir.
L’Express : Au Proche-Orient, vous êtes un adepte du parler-vrai. Est-ce la seule façon d’y faire avancer les choses ?
Hubert Védrine : Je ne sais pas si le parler-vrai est toujours une bonne solution, mais je sais que le parler-faux n’en est jamais une. À certains moments, le devoir d’amitié commande de dire des choses vraies, même si elles sont dérangeantes. Dans le cas d’espèce, j’ai senti qu’il fallait exprimer l’extrême inquiétude de la France, très engagée dans le processus de paix et qui a soutenu étape après étape le cheminement courageux d’hommes clairvoyants comme Rabin, Peres ou Arafat. Il fallait envoyer en Israël et dans la région un signal fort à toutes les forces de paix, proches du désespoir et interroger le gouvernement israélien : nous restons prêts à nous rendre utiles, mais où voulez-vous aller ?
L’Express : Votre « sévérité » ne comporte-t-elle pas le risque de mettre la France un peu hors jeu, justement, dans ce processus ?
Hubert Védrine : Si cela devait être le cas, beaucoup de pays – et les États-Unis eux-mêmes – seraient hors jeu ! Mais ce n’est pas le cas. La France et Israël se parlent et s’écoutent, parce que leurs liens d’amitié sont indissolubles et qu’ils se respectent, même s’ils ne sont pas toujours d’accord. J’ai vu à New York mon homologue David Levy. Il m’a invité en Israël et je m’y rendrai avec plaisir. J’ajoute qu’il y a entre Paris et Washington, entre les présidents Chirac et Clinton, entre Madeleine Albright et moi, une concertation étroite sur le Proche-Orient.
L’Express : En clair, personne ne peut arrêter Benyamin Netanyahu ?
Hubert Védrine : Tous ceux qui aspirent à un Proche-Orient fort et pacifié doivent associer leurs efforts de persuasion et de proposition pour que reprenne le processus de paix. Madeleine Albright a obtenu la reprise de certaines conversations, c’est déjà quelque chose. Nous l’encourageons à persévérer dans cet indispensable engagement, ce à quoi elle est, je crois, résolue. Mais les États-Unis ne peuvent pas tout ; l’action de la France, de l’Europe, de la Russie, des Arabes est aussi nécessaire, sans parler, cela va de soi, de la coopération entre Israéliens et Palestiniens. Il faudrait essayer en l’adaptant à la situation d’aujourd’hui de revenir à la formule : « Poursuivre le processus de paix comme s’il n’y avait pas de terrorisme : combattre le terrorisme comme s’il n’y avait pas de processus de paix. » Ainsi, le processus ne sera plus à la merci de n’importe quel terroriste. Ce qui nous renvoie à la situation politique du conflit. Il faut persévérer.
L’Express : Les Allemands avancent vers la monnaie unique, mais simultanément poussent vers l’élargissement. N’y a-t-il pas un risque de dilution de l’Union européenne, faute d’avoir réformé les institutions ?
Hubert Védrine : En effet, il y a un risque. Dès avant le changement de gouvernement, la réunion de Noordwijk avait montré que les Quinze n’arriveraient à se mettre d’accord que sur le plus petit commun dénominateur. Ce qui a été confirmé à Amsterdam. Le président de la République et le nouveau gouvernement en ont pris acte et, au printemps prochain, nous présenterons ce traité à la ratification. Il s’agit maintenant de ne pas relâcher notre effort. C’est pourquoi, avec l’Italie et la Belgique, nous demandons qu’une vraie réforme des institutions ait lieu avant tout nouvel élargissement. Nous le redirons lors du débat de ratification. L’Union a déjà de plus en plus de mal à fonctionner à 15 – les discussions sur l’agenda 2000 vont le montrer. Qu’est-ce que cela serait à 16, 18 ou 20 ! Sauf si, par exemple, nous avons au préalable corrigé les droits de vote, modifié la Commission et étendu le champ d’application de la majorité qualifiée. Nous voulons une Europe qui marche et nous pensons que les pays candidats le veulent aussi. C’est parce que l’Allemagne veut stabiliser ses voisins de l’Est qu’elle est impatiente de voir l’élargissement se concrétiser.
Elle ne veut pas pour autant la dilution de l’Europe. Nous en parlons avec elle comme avec les autres. Je relève d’ailleurs que chez tous nos partenaires une partie de l’opinion partage nos exigences et se mobilise.
L’Express : Mais l’euro suffit-il à nous prémunir contre le risque de dilution ?
Hubert Védrine : Non, mais cela sera quand même une avancée considérable, qui aura des répercussions bien au-delà de la monnaie et de la coordination des politiques économiques, un acte historique qui réveillera et fédérera les énergies européennes. C’est ma conviction. Il n’empêche que la décision européenne – que la France a acceptée – d’ouvrir dès 1998 de nouvelles négociations d’élargissement comporte pour nous deux impératifs urgents : convaincre nos partenaires du caractère indispensable du préalable institutionnel ; et réunir avant cette ouverture, dans une « conférence européenne », l’ensemble des pays membres et des pays candidats pour prévenir toute nouvelle fracture sur notre continent, et préserver la force d’attraction de l’Union européenne. En un mot, maîtriser l’élargissement pour le réussir.
L’Express : La France est-elle en train de perdre sa relation privilégiée avec l’Afrique ?
Hubert Védrine : Non ! Ce qui se passe est différent. Comme le reste du monde, qui se globalise, l’Afrique s’ouvre à toutes les influences. Il faut désormais y penser comme à un continent « normal ». Pourquoi nous inquiéter de voir des influences variées s’exercer dans l’Afrique francophone ?
Sommes-nous donc si peu assurés de la solidité des liens que nous avons avec ces pays ? Que faisons-nous d’autre, nous-mêmes, dans le sud de l’Afrique (regardez par exemple la place tout à fait significative que nous avons conquise en dix ans en Afrique du Sud) ou dans l’Est ? Ce que montrent les étapes de mon récent voyage : Libreville, Le Cap, Addis-Abeba – siège de l’OUA – et Abidjan. En tout état de cause cette politique « globale » ne se fera pas au détriment de nos engagements financiers, militaires et de coopération, qui seront maintenus vis-à-vis de nos amis et partenaires traditionnels, même si nous les adaptons aux réalités d’aujourd’hui. Je viens de le redire au président Bongo et au président Bédié.
L’Express : Dans ce nouveau paysage, vous voyez encore longtemps la survie d’une zone franc ?
Hubert Védrine : Oui, y compris après l’euro. Je n’exclus même pas qu’elle apparaisse comme prémonitoire au vu de la vitalité en Afrique des organisations économiques subrégionales. Voyez la Sadec autour de l’Afrique du Sud.
L’Express : Comment interprétez-vous l’activisme américain en Afrique ?
Il n’y a pas d’« activisme » américain particulier en Afrique. Il y a, depuis la fin de l’URSS, un dynamisme américain mondial. Aucun pays ne peut concevoir aujourd’hui une politique étrangère viable s’il ne prend pas en compte cette évidence. En Afrique comme ailleurs, notre politique à l’égard des États-Unis doit être la suivante : c’est un pays ami et allié, mais nous n’avons pas de raison de nous aligner automatiquement sur lui. Selon les cas, nous approuverons ou désapprouverons, nous coopérerons – par exemple sur la formation au maintien de la paix – ou nous mènerons notre propre politique.
L’Express : L’affaire de Total en Iran va certainement créer une tension entre les États-Unis et l’Europe. La loi D’Amato doit-elle s’exercer en dehors du territoire américain ?
Hubert Védrine : L’Union européenne estime que les lois adoptées par le Sénat américain, même si elles prétendent s’appliquer au monde entier, n’ont autorité que sur le territoire et les citoyens américains. Ceci vaut pour la loi D’Amato-Kennedy comme pour la loi Helms-Burton. La décision commerciale prise par Total ne contrevient à aucune législation nationale, européenne ni internationale, et je ne vois donc pas pourquoi elle créerait une tension entre les États-Unis et l’Europe.
L’Express : Reste que les Américains refusent que l’on traite avec un certain nombre d’États.
Hubert Védrine : En effet, le Congrès et parfois même l’administration américaine déterminent de plus en plus selon des critères (qui peuvent changer) et à des moments choisis par eux des listes d’États infréquentables ou dangereux qu’il faudrait réduire à coups de sanctions ou d’embargos. Mais comment peut-on sérieusement prétendre frapper de sanctions plus d’un tiers de l’humanité, comme c’est le cas aujourd’hui ? Avec quels résultats ? Et puis, de grâce, un peu de confiance en soi ! La puissance de l’Occident est colossale. On peut – il faut – être très vigilant et déterminé contre le terrorisme, le développement d’armes de destruction massive et les technologies proliférantes. On est d’autant plus efficace qu’on agit en tenant compte des réalités politiques mondiales et régionales.
L’Express : Comment se passe au quotidien la cohabitation en matière de politique étrangère ?
Hubert Védrine : Dans l’intérêt du pays, me semble-t-il. Dans certains cas, le président a tenu compte de la position du Premier ministre et du gouvernement : dans d’autres, le gouvernement a tenu compte de la position du président. Mais toujours est-il qu’il n’y a pas jusqu’ici de sujet sur lequel il ait été difficile d’adopter une position commune. J’ajoute que la concertation est permanente.
L’Express : N’y a-t-il pas une diplomatie de gauche ?
Oui, il y a des thèmes de gauche ! Paix prévention des conflits, négociations de sécurité collective, aide au développement, coopération internationale, désarmement équilibré, respect croissant des droits de l’homme… Mais le monde entier s’est emparé de ces idées qui ont été révolutionnaires ! Notre tâche est aujourd’hui de les faire vivre, tout en renforçant constamment les atouts dont notre pays aura besoin demain pour défendre, dans un monde de plus en plus concurrentiel, ses intérêts, ses conceptions et ses valeurs.