Interviews de M. François Bayrou, président de l'UDF et de Force démocrate, dans "La Dépêche du Midi" du 26 mai 1999, "Libération" du 1er juin, "Les Echos" du 2, "Les Dernières Nouvelles d'Alsace" du 4 et "La Provence" du 5, sur la stratégie électorale de l'UDF au cours de la campagne des élections européennes et les propositions de l'UDF concernant le fédéralisme, la PESC et l'Europe sociale.

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Média : Emission Forum RMC Libération - Energies News - Les Echos - La Dépêche du Midi - La Provence - Les Dernières Nouvelles d'Alsace - Les Echos - Libération

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LA DEPECHE DU MIDI - 26 mai 1999

Q - Le RPR et Nicolas Sarkozy son secrétaire général, ne vous ménagent guère. A propos de l'Europe fédérale que vous défendez, ils parlent « d'une idée absurde », « d'un truc un peu vieillot ». Ça fait mal non ?

L'agressivité est l'arme des faibles et ce type d'argument qui relève de la polémique et de la méchanceté n'intéresse personne. C'est comme cela, que depuis 20 ans, nous avons accumulé les revers électoraux. Ces élections sont l'occasion de sortir de la spirale d'échec dans laquelle l'opposition s'est enfermée, mais aussi de présenter, en tous cas pour ce qui nous concerne, un projet européen très clair.

Q - Depuis le début de la campagne on vous sent très offensif et très ferme. Après le « centre mou », êtes-vous en train d'inventer « le centre dur » ?

Quand on se couche, c'est que l'on est en situation de disparaître. Or, il faut être clair : l'UDF était, depuis vingt ans, en situation de disparition politique programmée. Moi j'ai beaucoup de respect pour la famille gaulliste, mais je fais partie de ceux qui n'ont jamais accepté l'hégémonie du RPR. On sait bien, dans le Sud-ouest, que de temps en temps, il faut « relever les mêlées pour se faire respecter. Plus sérieusement, qu'il faut de la fermeté pour construire quelque chose de solide. Le projet qui est le nôtre exige des convictions solides et le courage de les dire. Et aussi un peu d'audace...

Q - Revenons un peu en arrière. Quand Philippe Séguin a jeté l'éponge, vous vous êtes dit quoi ? Bien, voilà une épine en moins dans le pied de l'opposition ? Zut, je vais être obligé de faire l'union ?

Ni l'un, ni l'autre. La démission de Séguin était inévitable. Elle n'était que le symbole d'un mal profond de l'opposition qui souffrait, et souffre encore, de l'impossibilité d'avoir un débat d'idées. Il est clair que Séguin n'était pas sur la ligne qu'on lui demandait de défendre. Lui, a toujours été plus « eurosceptique ».

Q - Mais pourquoi, une fois cet obstacle disparu, avoir refusé la main tendu de Sarkozy, comme le souhaiteraient, d'après les sondages, les électeurs de l'opposition ?

Parce que la vie politique française a besoin d'une immense rénovation et que j'ai estimé que l'heure était venue de l'engager. Et cette rénovation n'est possible qu'en montrant que le centre et la droite modérée forment une vraie famille politique qui porte sur l'Europe un projet original.

Q - L'Alliance a-t-elle vécu, si tant est qu'elle n'ait jamais existé ?

J'ai, depuis le début, défendu l'idée que l'Alliance devait être équilibrée. Ce n'était pas le cas. On était dans un jeu où tout était organisé pour qu'un seul parti, le RPR, gouverne les autres. Ce n'est pas normal et ça ne pouvait pas durer. Il y a aujourd'hui un espace pour le centre, pour une droite modérée qui, si elle sait exister, rencontrera les Français. Encore faut-il qu'elle ait le courage de s'assumer, qu'elle ne cède pas à toutes les pressions.

Q - Pour en terminer sur ce chapitre, il y a eu l'épisode de vos visites à l'Elysée, juste avant la démission de Séguin. Elles ont exaspéré vos partenaires de l'Alliance. N'avez-vous pas le sentiment que Chirac s'est habilement servi de vous pour faire le ménage chez lui. Toute l'agitation médiatique autour de cette affaire a dû vous amuser, non ?

Franchement, oui, un petit peu... Cela dit, le sujet européen qui nous occupe est trop grave pour s'attarder longtemps sur cette note d'ironie. Pour le reste, je ne crois pas une seule seconde à un quelconque machiavélisme du chef de l'Etat. Ce n'est pas dans sa nature.

Q - Il existe, à droite comme à gauche, une convergence sur l'Europe. Mais le débat est vif entre les partisans d'une Europe fédérale et ceux qui prônent l'Europe des Etats ou des Nations. L'ambiguïté des discours n'est-elle pas de nature à créer la confusion dans l'électorat ?

Si l'on demandait aux Français, s'ils pensent que l'Europe va jouer un rôle dans l'avenir ils répondraient « oui ». Mais si on leur demande de nous en expliquer le fonctionnement, il n'y en aurait pas 1 % qui en serait capable. On est en présence d'un vrai dysfonctionnement. On a une Europe bureaucratique et non pas une Europe politique. Il faut donc une constitution pour l'Europe, c'est-à-dire un texte qui permette aux citoyens de comprendre comment ça fonctionne et qui décide quoi.

Q - Pensez-vous que les Français soient prêts à se reconnaître dans un président européen comme vous le souhaitez, alors que la multiplication des échelons de décentralisation en France nourrit les particularismes et le clientélisme local ?

Le clientélisme doit être combattu. Mais le drame c'est quand les gens n'identifient plus les pouvoirs et ceux qui décident. C'est la raison pour laquelle, je crois qu'il faut que l'Europe ait une voix et un visage, un Président é1u par les parlementaires européens et nationaux, c'est-à-dire un double mouvement qui vient à la fois des Etats et des peuples. C'est comme cela que les citoyens européens redeviendront les « patrons » de l'Europe.

Q - Dans ce débat sur l'Europe et la décentralisation, faut-il privilégier l'échelon départemental ou régional ? Quel est le meilleur interlocuteur ?

Régions et départements peuvent se répartir les rôles au sein d'un même ensemble où l'on gère, d'un côté, la proximité, et de l'autre, les grands enjeux d'équipement ou d'économie. Pourquoi faudrait-il deux collectivités pour s'occuper des collèges et des lycées ? La région peut très bien remplir ce rôle. Par contre il me semble que le social est un travail de proximité qui doit rester au département. J'ajoute que, pour éviter la concurrence entre les élus, on peut très bien imaginer que les élus soient les mêmes.

Q - L'Europe a fait la preuve qu'elle n'existait pas politiquement dans le conflit du Kosovo, pas plus qu'elle n'existait hier en Bosnie. Comment, à partir de là, croire en un destin et une citoyenneté européenne ?

L'Europe, ce n'est pas l'argent, mais avant tout un projet politique partagé par tous les peuples. Quand je suis rentré en campagne, en expliquant que « l'euro » n'était pas l'Europe et donc que l'Europe n'existait pas, j'avais l'impression de tomber de la planète Mars. Depuis on s'est aperçu, notamment à la faveur du conflit des Balkans que c'était une réalité. Nous n'avons pas de politique de défense et c'est Clinton qui parle haut et fort pour l'Otan et les Américains qui décident seuls. Il faut mettre un terme à cette impuissance. C'est mon ambition.

Q - C'est le sens qu'il faut donner à la présence du général Morillon en troisième position sur votre liste ?

Qui, mieux que lui, peut exprimer de manière crédible le problème de défense européenne que l'on vit aujourd'hui. Je rappelle que c'est lui qui, au nom de l'ONU, a défendu Sarajevo avec le caractère qu'on lui connaît. On l'appelait d'ailleurs le « général courage ». C'est une image qui illustre bien la détermination de notre liste.

Q - L'Europe a montré d'autres déficiences, notamment au travers de la publication, il y a quelques semaines, d'un rapport sur les fraudes qui existaient au sein de la commission. Ne craignez-vous pas que cette absence de rigueur dans la gestion renforce, auprès des électeurs, la mauvaise image de Bruxelles ?

Je compare cette affaire à ce qui s'est passé en Corse. A Bruxelles une commission a été convaincue d'avoir fait des recrutements illégaux. Résultat, la commission entière a démissionné. En France, on a le problème majeur d'un Etat qui s'est mis hors la loi et personne ne démissionne. Cette idée, qu'il y plus de transparence en Europe qu'en France, est une des leçons que je retire de ces affaires.

Q - Justement, sur la Corse, le RPR vous a finalement rejoint sur la motion de censure. On sent chez vous une certaine jubilation…

Eh bien, vous voyez que les choses changent... Ce qui prouve que, quand le diagnostic est juste et que l'on a la volonté de défendre ses idées jusqu'au bout. On a des chances d'être entendu. C'est ce qui s'est passé. Nous avons été fermes. Le RPR s'est rallié. C'est encourageant.

Q - Réclamer la censure dans une affaire aussi rocambolesque, n'est-ce pas une manière très convenue de faire de la politique ?

Dans cette affaire, il y avait deux options. Celle qui consistait à réclamer des démissions individuelles et une deuxième qui posait le principe de la responsabilité politique du gouvernement. Il n'y a pas une démocratie au monde où une faute aussi grave aurait pu se déclencher sans que l'on ait un débat au Parlement. Pour l'opposition, la motion de censure était le seul moyen de se faire entendre.

Q - Quel avenir pour le centre, en politique, dans une Europe qui risque de se diviser à l'anglo-saxonne entre une gauche démocrate ou travailliste et une droite libérale et conservatrice ?

Vous connaissez le proverbe latin, « In medio stat Virtus ». Ce qui veut dire, « c'est au centre que se trouve le courage ». Et bien l'UDF, c'est plus large que le centre. Si j'ai voulu fusionner cette famille politique, c'est pour que s'y retrouvent des sensibilités différentes. Pour le reste je ne crois pas au scénario de la bipolarisation à l'américaine. Au niveau européen, il y a deux grands partis, le PS et le Parti populaire européen (PPE), qui ont chacun deux cents députés. Cette sensibilité centriste, qui va du centre gauche à la droite modérée, de la CDU en Allemagne à Aznar en Espagne, c'est la sensibilité majoritaire en Europe. Ça va se jouer entre le PS et nous. Ni plus à gauche, ni plus à droite.

Q - Dans ce scénario, il n'y a pas d'avenir pour vos amis du RPR…

Encore une fois, il suffit de regarder les chiffres de la représentation européenne. L'identité politique de l'Europe se joue entre deux pôles : la social-démocratie d'un côté, et l'humanisme libéral de l'autre. Ce qui veut dire, de manière très claire, que le vote utile à droite c'est nous.


LIBERATION : 1er juin 1999

Q - A vos concurrents de droite, qui vous accusent de diviser votre camp, vous rétorquez que votre liste est un plus pour l'opposition. En quoi ces européennes peuvent-elles accélérer la rénovation de la droite ?

La rénovation est une urgence absolue. Depuis vingt ans, nous allons d'échecs en échecs, de défaites programmées en victoires aussitôt effacées. Si l'on essaye de comprendre pourquoi, on s'aperçoit que le champ électoral de l'opposition se réduit constamment comme une peau de chagrin. Il y a une raison à cela : l'opposition est incapable de s'adresser à des électeurs nouveaux. Elle vit sur des soutiens traditionnels, de moins en moins motivés, parce qu'elle a abandonné tout débat d'idées et tout travail sur le projet. Quand on oublie le débat d'idées, il ne reste que les querelles de-personnes. On ne se ré enracine dans la société que par les idées. C'est la vision qui convainc et pas seulement l'agressivité contre l'autre camp. Tout le discours de l'opposition depuis vingt ans se borne à dire: « C'est la faute de la gauche ! » Or, ce discours simpliste ne marche plus. Notre apport à la rénovation c'est que nous invitons les autres à renouer avec le débat, avec liberté de proposer.

Q - Mais que propose votre liste que ne propose pas celle de Nicolas Sarkozy ?

Nous proposons d'abord une vision claire et cohérente de l'avenir de l'Europe. Cet avenir passe par une union politique, c'est-à-dire la capacité pour l'Europe à prendre des décisions. Il faut également que les citoyens y aient leur part. Pour l'instant, il n'y a pas 1 % des Français qui savent comment l'Europe fonctionne. Tout le monde est responsable de cette situation: les anti-européens qui ne voulaient pas que l'Europe existe et les pros qui craignaient qu'un mouvement démocratique ne fragilise cet édifice. Au fond, tout le monde s'est entendu pour que les citoyens n'y participent pas. Or si les peuples restent en dehors, ils rejetteront l'Europe. Il est nécessaire que les responsables européens trouvent une légitimité. Nous proposons que le président de la Commission, voix et visage de l'Europe, soit un jour démocratiquement élu pour qu'il ait des comptes à rendre, qu'il porte des projets au lieu d'être nommé et directement sous la coupe des gouvernements.

Cette révolution de l'Europe doit, par ailleurs, s'accompagner d'une réforme profonde de l'organisation des pouvoirs et de la méthode politique en France. Dans notre pays, les décisions se prennent d'en haut, il faut changer cela. Je suis persuadé qu'il faut faire confiance à la société. Par exemple, il n'y aura pas de réforme de la sécurité sociale tant que les médecins n'auront pas le sentiment d'y avoir participé.

Q - Mais si vous donnez davantage de pouvoirs à une Europe plus politique, cela ne risque-t-il pas d'accroître ce décalage entre le terrain et les pouvoirs ?

Je ne demande pas plus de pouvoirs à l'Europe. Les Etats doivent conserver ce qu'ils sont en mesure de maîtriser eux-mêmes. L'Europe n'est appelée à intervenir que dans les domaines sur lesquels les Etats isolés ne peuvent pas agir. Autrement dit l'Europe n'enlève rien, elle apporte quelque chose. La défense est un excellent exemple. Chaque pays a sa défense nationale mais nous avons besoin de l'Europe pour ce qu'aucun d'entre nous, pour des raisons budgétaires, ne peut acquérir seul : les satellites ou une force d'intervention immédiatement utilisable pour l'humanitaire ou le militaire, par exemple.

Q - A qui le président élu de l'Europe devrait-il rendre des comptes ?

Il ne décidera pas tout seul, il devra soumettre ses décisions au Conseil des Etats. Le rôle du président est d'être un fédérateur pour empêcher que, dans une crise comme celle du Kosovo, chacun tire de son côté. L'Europe ne sera pas un super-Etat mais une démocratie qui gère les problèmes que les Etats ne peuvent pas gérer tout seul.

Q - La liste de Sarkozy ne dit pas autre chose ?

Nicolas Sarkozy et Alain Madelin disent: il ne faut rien changer, les choses ne vont pas très bien sans doute mais continuons comme ça. Nous, nous disons qu'il faut ouvrir une étape nouvelle. Comme nous avons construit l'Europe de la paix, l'Europe économique, l'Europe monétaire, il faut construire l'Europe politique.

Q - C'est exactement ce que disent les socialistes...

Peut-être mais j'observe qu'ils n'ont pas de méthode claire. Ils ont fait un accord de moyen terme entre Jean-Pierre Chevènement, qui est anti-européen, et ceux d'entre eux qui sont les plus européens, si bien qu'ils sont coincés.

Et qu'est-ce qui vous distingue, sur le fond, de Daniel Cohn-Bendit ?

Il conduit une liste qui mêle les pro-européens comme lui et des franchement anti européens. C'est pourquoi il est, lui aussi, gêné. Il décrit un but, le fédéralisme, mais il n'explique pas concrètement ce qu'il veut et comment y arriver. Par comparaison, je pense qu'on ne peut pas nous contester la cohérence de notre projet.

Q - Quel score considérerez-vous comme un succès au soir du 13 juin ?

Je ne raisonne pas comme ça. La réussite, qui est d'ores et déjà acquise, c'est que nous sommes apparus comme ayant une identité et un projet. Nous sommes désormais acteurs du jeu politique français au lieu d'être, comme c'est le cas depuis des années, plutôt parmi les suiveurs. Quel que soit le score, je continuerai à essayer de changer les comportements. Bien entendu, if faudra une nouvelle organisation de l'opposition. A partir des résultats du 13, elle devra être équilibrée et respectueuse des sensibilités différentes qui la composent. Tout le contraire de ce qui a été fait depuis des années.

Q - Vous vous contenterez d'une nouvelle structure de coordination entre les formations de droite ou vous appellerez à créer autre chose ?

Ce que je crois, c'est que rien ne sera comme avant. L'idée d'une subordination des uns par rapport aux autres - qui est le contraire d'une union ou d'une entente - est, pour moi, définitivement disqualifiée. Sur ce point, je ne céderai pas car cette culture-là est mortelle.


LES ECHOS : 2 juin 1999

Q - Après avoir justifié une liste UDF par la nécessité de construire une Europe « qui se fédère », les termes de fédération ou de fédéralisme ont disparu de vos discours. Vous avez même changé de slogan de campagne pour y réintroduire le mot « France ». Pourquoi cette évolution ?

Je n'ai pas évolué. J'ai toujours conçu cette campagne électorale en deux temps successifs : un premier où je ne parlerais que d'Europe. Un second où je montrerais les conséquences de la construction européenne sur la France. Je n'oppose pas l'Europe et la France. Bien au contraire, j'estime que l'Europe est la seule protection possible pour les nations.

Q - C'est ce que défend aussi la liste RPR-DL...

Non, la liste RPR-DL est pour le statu quo en matière européenne.

Q - Comme eux, vous dites pourtant soutenir la politique européenne de Jacques Chirac.

Certes, mais chacun a droit à sa vision. Pour nous, après l'Europe de la monnaie nous devons franchir une nouvelle étape et construire une Europe politique. Les citoyens européens sont demandeurs d'une plus grande lisibilité en matière européenne, c'est pourquoi nous voulons une Constitution qui définirait les rôles et les pouvoirs de chacun. Ils souhaitent aussi un contrôle accru sur les décisions européennes, c'est pourquoi nous demandons l'élection du président de la Commission de Bruxelles, dans un premier temps par les Parlements nationaux, et à terme par le suffrage universel direct.

Q - Comment articulez-vous cette Europe « fédérale » avec la préservation des nations ? Un président de la Commission élu au suffrage universel - vous êtes la seule liste à le demander - ôtera forcément du pouvoir aux exécutifs nationaux.

Pourquoi cela ? Nous ne demandons pas davantage d'Europe pour supprimer ce que nous avons. Croyez-vous par exemple que l'élection d'un président de la région Aquitaine a réduit le pouvoir du maire de Bordeaux ? Le premier n'a pas fait de l'ombre au second, pour une seule raison : leurs pouvoirs sont différents. La France a aujourd'hui, selon moi, besoin d'un double mouvement : d'une décentralisation plus forte, afin de mieux prendre en compte les problèmes du terrain, et d'une véritable puissance européenne qui lui permette de résoudre les problèmes qu'elle est incapable d'aborder seule. Je ne pense que seuls les domaines dans lesquels les nations se révèlent déficientes doivent relever des compétences de l'Europe.

Q - Quels sont-ils ?

Il y en a trois : il faut une diplomatie commune, une défense commune, et une politique d'harmonisation fiscale et sociale.

Q - Pensez-vous nécessaire, dans ces domaines, que les décisions soient prises à la majorité qualifiée, en clair que la France perde son droit de veto ?

Oui, c'est indispensable si l'on veut arriver à quelque chose. La guerre au Kosovo en est le témoignage le plus criant.

Q - Des troupes françaises pourraient alors être mobilisées pour une guerre européenne que la France n'a pas voulue ?

Les troupes françaises resteront commandées par l'exécutif français. Mais je suis pour la constitution d'une force d'interposition européenne (d'environ 50 000 hommes) composée de soldats de chaque pays.

Q - Pourra-t-on aboutir à la situation, décriée par Nicolas Sarkozy, selon laquelle des soldats français seraient dirigés par un président néerlandais ?

Ils le sont aujourd'hui par les Américains, alors...

Q - Vous souhaitez également la constitution d'une « Europe de la solidarité ». Qu'entendez-vous par là ?

Je suis pour une troisième voie, entre l'Europe socialiste du PS et l'Europe ultralibérale de la liste RPR-DL. Le plus grand problème social qui touche aujourd'hui la France est celui des délocalisations d'entreprises. Il faut donc que les pays d'Europe se lancent dans un grand programme d'harmonisation fiscale et sociale. Notamment pour parvenir à réduire les grands impôts dans chaque pays.

Q - Etes-vous favorable à l'instauration d'un gouvernement économique ?

Le terme n'est pas bon, mais il faut, effectivement, que la puissance politique européenne ne soit pas sans voix en face du monde économique.

En matière sociale, les politiques d'harmonisation se sont le plus souvent traduites par un nivellement par le bas. La France, plus gâtée que les autres, risque donc de perdre un certain nombre d'avantages.

L'Europe sociale sera un « plus » pour la France si elle lui permet de passer d'une logique d'assistance à une logique de solidarité. Concrètement, il s'agit par exemple de mettre en place une politique d'activation des dépenses de chômage : il vaut mieux créer des emplois, en baissant les charges sociales pesant sur les salaires, que de porter certaines personnes à bout de bras sans perspectives.

Q - Mais que mettez-vous concrètement derrière l'Europe sociale dans· la mesure où la décentralisation doit notamment se faire, selon vous, sur la politique de l'emploi ?

L'Europe doit créer un environnement socialement favorable.

Q - Est-ce pour cela que vous proposez que l'Europe rende « moins attractive la perspective des licenciements » ?

Tout à fait. Il ne s'agit pas d'empêcher les entreprises de licencier. Il s'agit de se mettre autour d'une table pour voir comment empêcher les actionnaires de faire des baisses d'effectifs le seul ratio de compétitivité valable.

Q - Et concrètement ?

Un certain nombre de charges devraient être allégées pour celles des entreprises dont le solde d'emplois est positif ou stable.

Q - Votre programme propose aussi que les Quinze se fixent une réduction progressive du nombre des exclus. Comment ?

Aujourd'hui, l'Européen sur 6, soit 57 millions de personnes, vit au-dessous du seuil de pauvreté. Comment l'accepter ? Là encore, entre l'ultralibéralisme et l'étatisme, il existe une voie originale qui associe liberté économique et ambition sociale. Nous proposons que chaque Etat membre, à son rythme et selon ses politiques propres, tende vers cet objectif de réduction du nombre d'exclus. C'est une obligation de résultat et non de moyens, car tous les pays ne peuvent pas se situer tous au même niveau au même moment. Ce que nous voulons, c'est une Europe qui tient compte de la réalité libérale de l'économie, tout en portant une ambition sociale très forte.


LES DERNIERES NOUVELLES D'ALSACE - vendredi 4 juin 1999

Q - La campagne pour les élections européennes a-t-elle encore un sens quand le débat s'enferme, comme on l'a encore vu le week-end dernier, dans des spéculations franco-françaises ?

Je trouve affligeant qu'on puisse à ce point ignorer la demande des électeurs à propos de l'Europe ! Les électeurs veulent qu'on leur parle du sujet. Or il n'y a pas d'enjeu plus important pour l'avenir de le·France que le projet européen, les Alsaciens le savent bien, eux qui ont tant souffert des déchirements du continent. Ce qui est anormal, c'est que les seuls qui essaient d'associer les électeurs à une réflexion sur l'Europe, ce sont les anti-Européens... jusqu'au lancement de notre liste, 1es pro-Européens semblaient avoir presque honte de leurs convictions. C'est la raison pour laquelle je propose, avec l'UDF, une vision franchement européenne de l'Europe.

Q - Comment l'opposition peut-elle bâtir un avenir commun alors qu'elle est divisée sur la vision même de l'Europe ?

La situation n'est tout de même pas comparable quand on est dans l'opposition et quand on est au pouvoir ! Celui qui gouverne a le devoir de rassembler autour de son projet des sensibilités différentes. Quand on est dans l'opposition, on a la liberté, je dirais le devoir, de présenter un projet fort et cohérent pour convaincre.

Q - Vous vous projetez avec votre liste dans le futur européen. Est-ce que vous y inscrivez vous-même votre destin, alors qu'il semble impossible de peser dans le débat politique national quand on siège « seulement » à Strasbourg ?

C'est vrai que pour l'instant, l'essentiel du débat politique a lieu sur le terrain national, mais un jour viendra où se manifesteront des grands partis européens qui poseront dans chacun de nos pays les questions de notre avenir commun. L'UDF est membre du PPE (parti populaire européen) avec notamment la CDU allemande et le PPE espagnol de José Maria Aznar. Je crois que nous préfigurons la vie politique de l'Europe future.

Q - En attendant cette nouvelle ère, comment allez-vous vivre la période charnière qui va s'ouvrir le 13 juin ?

En constituant des équipes solides.

Vous dites vous-même que moins de 1 % des Français sait comment l'Europe fonctionne ! C'est un échec désespérant, plus de 40 ans après la signature du traité de Rome Comment. Analysez-vous ce ratage ?

Q - La grande faute des gouvernements est d'avoir construit une Europe qui n'associe pas les citoyens à sa vie. Les Français. Comme les autres Européens n'ont effectivement aucune idée de la manière dont fonctionnent la commission européenne, le conseil européen, le Parlement européen... Quand à savoir qui les préside ! Tant qu'on n'aura pas donné une règle du jeu compréhensible par tous et solennellement adoptée pour que les citoyens deviennent partie prenante de la vie démocratique de l'Europe, l'Europe sera rejetée ! C'est pourquoi je propose une constitution européenne et l'élection d'un président européen qui serait la voix et le visage de notre union. Nos concitoyens reprochent à l'Europe d'être bureaucratique ? La bureaucratie c'est ce qui reste quand les politiques ne font pas leur travail.

Q - Vous vous faites l'avocat enflammé d'une Europe politique. Mais cette aspiration à fonder un grand ensemble continental semble contradictoire avec le souci de proximité du pouvoir et des décisions qu'expriment la plupart des Français, et que vous revendiquez aussi...

Je crois qu'il y a un double besoin des peuples – et que ces besoins ne sont pas contradictoires. Les peuples ont besoin d'une démocratie capable de leur offrir les avantages d'une grande puissance de la planète, or les attributs de cette puissance militaires, diplomatiques, économiques - ne sont plus accessibles aux nations isolées. Seule l'Europe, en nous associant, peut nous permettre de retrouver cette puissance perdue. En même temps, c'est vrai, il y a un immense besoin d'identité et de proximité, que l'on sent bien dans les régions, en Alsace comme dans les Pyrénées. Paris est trop loin, souvent méprisant, et ne respecte pas les spécificités qui sont les nôtres. Il faut donc conduire de front deux mouvements : la construction de l'Europe et la réforme des pouvoirs en France pour assurer aux régions la considération qui leurs est due.

Q - Si on vous suit, que reste-t-il à la nation ?

Mais faire l'Europe, c'est pour la France ! La nation a toute sa place: C'est notre identité, c'est notre langue, c'est le cadre principal de la démocratie. L'Etat équilibre les chances entre les individus et entre les régions. C'est une mission majeure de régulation et de cohésion.

Q - Craignez-vous une recentralisation rampante ?

Oui. Il y a un archaïsme français qui existe à gauche comme à droite et donne au gouvernement et à la technocratie française l'idée qu'ils peuvent et doivent tout contrôler. Une idée néfaste et malsaine.

Q - Mais on pourrait aussi vous dire que, dans une période de mutations comme la nôtre, la mobilisation et l'organisation des solidarités à l'intérieur d'une société ne semblent pouvoir s'accomplir que dans le cadre de la nation, non ?

Quand elle est à la seule charge de l'Etat, la solidarité se résume à de l'assistance ! Et cette assistance-là ne répond pas au véritable impératif social qui consiste à insérer, notamment dans et par le travail...

Q - Revenons à l'Europe. Comment prétendre s'engager sur la voie d'une Europe unie, charnelle, quand la simple barrière de la langue fait encore de nos voisins des étrangers ? Comment bâtir aujourd'hui cette Europe culturelle et fraternelle que nous n'avons pas réussi à faire naître ?

La grande piste à suivre, c'est d'abord l'éducation. Tout jeune Européen devrait pouvoir parler trois langues : la sienne, une du bloc roman (italien, espagnol, portugais) et une du bloc anglo-saxon (allemand, anglais). Il faudrait aussi que tous les jeunes, au cours de leur formation, passent au moins six mois dans un autre pays. Pas seulement ceux qui font des études ! Ceux, aussi, qui suivent la filière professionnelle, l'apprentissage. Il faudrait aussi mettre au point des programmes nouveaux en histoire et géographie de l'Europe, parallèlement à ceux de l'histoire de France.

Q - Quand on vous écoute, on se demande parfois ce qui vous sépare d'un Hollande ou d'un Cohn-Bendit, deux autres Européens sans complexes !

Quand on est allié avec les chevènementistes comme l'est François Hollande, on n'est pas un Européen sans complexes, Daniel Cohn-Bendit, d'ailleurs, compte aussi des anti-européens sur sa liste. Je crois que les socialistes sont fondamentalement jacobins : c'est pour ça qu'ils ont fait les 35 heures. Or je ne veux pas plus d'une Europe centralisée que d'une France centralisée... Avec Daniel Cohn-Bendit, c'est autre chose : nous n'avons pas la même vision de l'avenir de la société française qu'il a contribué, je pense, à déstabiliser.


La Provence - Samedi 5 juin 1999

La Provence. - Vous arrivez dans une ville où le sentiment européen est peu partagé...

François Bayrou. – « Si on demande aux Français quel est l'élément le plus important pour l'avenir de vos enfants, ils répondront : "l'Europe". Parce que l'emploi, la capacité à se faire entendre dans le monde, la santé, la recherche scientifique... tout cela dépend de l'Europe. Ma question c'est "voulons nous être dans l'avenir une puissance équivalente à la puissance américaine ou pas ?". Si l'on répond "oui'', alors il faut plus d'Europe. »

L.P. - Qui connaît pourtant un sérieux déficit démocratique...

F.B. – « Oui. Parce qu'il n'y a pas de constitution; mais des traités incompréhensibles par les citoyens. C'est pourquoi je propose une règle du-jeu, une constitution européenne. »

L.P. -  Ses principales caractéristiques…

F.B. – « Je propose que le président de la commission, c'est-à-dire le président de l'Europe, soit élu. Dans un premier temps par les parlementaires nationaux et européens réunis ensemble et dans un deuxième temps par les citoyens eux-mêmes. Il serait le fédérateur, le visage et la voix de l'Europe ».

L.P. - Vous calquez ce modèle sur les institutions françaises, mais ce n'est pas souhaité par les autres pays européens...

F.B. – « La CDU allemande vient d'inscrire dans son programme la nécessité d'élaborer une constitution pour l'Europe. Donc nos idées avancent. »

L.P. - Quelle serait la répartition des compétences entre le niveau européen et le niveau national ?

F.B. – « C'est une question très importante. La règle doit être simple. L'Europe n'est pas faite pour traiter les questions qui peuvent l'être par les Etats ou les régions. En revanche elle doit s'occuper de ce que les Etats n'ont plus, individuellement, les moyens d'assumer. La défense, par exemple, ou l'environnement : il y a des dizaines de centrales type Tchernobyl qu'il faut sécuriser. »

L.P. – Les identités nationales ne vont-elles pas se dissoudre dans une Europe fédérale ?

F.B. – « Au contraire. La langue française est menacée par l'anglo-américain. On ne pourra la défendre que dans un ensemble puissant. »

L.P. – La lutte contre le chômage n'est-elle pas plus urgente que votre réforme des institutions ?

F.B. – « Le chômage, mais aussi l'harmonisation de la fiscalité et des charges sociales. Les Européens ont l'impression que l'Europe se fait sans eux. Il n'y aura d'action efficace que lorsqu'il y aura adhésion et participation des citoyens. Et s'il n'y a pas de vie démocratique, les Etats continueront à se tirer dans les pattes. »

L.P. – Avec de telles propositions, comment pouvez-vous soutenir Jacques Chirac ?

F.B. – « D'abord, on peut être ensemble tout en ayant chacun sa vision de l'avenir. Regardez la gauche : les conceptions ne sont pas différentes, comme chez nous, mais opposées. Ce que la gauche a réussi à faire, il faut que nous apprenions à le faire vivre et gagner à droite. »

L.P. – On vous accuse de ne pas avoir fait l'union pour faire « tour de chauffe » avant les présidentielles.

F.B. – « La vie politique française et l'opposition ont besoin de l'UDF et d'une vision européenne. Il n'est jamais venu à l'esprit de personne de dire « le RPR devrait renoncer à présenter sa liste. »

L.P. - Etes-vous favorable à un parti unique de la droite ?

F.B. – « Non. Cela empêche le débat d'idées. »