Texte intégral
Europe 1 : jeudi 4 septembre 1997
Michel Rocard : Il n'y a pas de bras de fer entre Christian Blanc et Jean-Claude Gayssot, il y a une tentative du PCF d'obtenir, au nom de sa doctrine, que le gouvernement viole ses engagements internationaux.
Europe 1 : Donc, il y a un bras de fer entre les socialistes et les communistes ?
Michel Rocard : Il y a une lenteur excessive de nos partenaires communistes à comprendre le monde dans lequel nous sommes, même si sur le fond, nous sommes d'accord. Je suis un partisan du respect du concept de service public, du maintien d'un certain nombre d'entreprises publiques de bonne taille. Mais là, nous ne tenons pas, et nous ne pouvons pas condamner la compagnie. J'adjure nos camarades communistes de réfléchir vite. On ne peut pas asphyxier cette compagnie pour le respect d'une doctrine qu'on n'a pas su faire évoluer à temps. Le problème est de savoir si la République française respecte les engagements qu'elle a signés à Bruxelles. C'est tout simple.
Europe 1 : La privatisation est-elle obligatoire, vis-à-vis de la Commission de Bruxelles ?
Michel Rocard : Absolument ! Mais nous y sommes même formellement engagés. Et il n'y a pas de souplesse là-dessus. Il vaut mieux comprendre le problème d'ensemble. Premièrement, le monde entier est soumis maintenant à un excès de déréglementation, de privatisation, de forces du marché non régulées qui est terrible. Oui, nous sommes dans une guerre économique mondiale. C'est une bataille énorme, que les forces de progrès doivent mener dans le monde entier. Et dans cette bataille, il faudrait pouvoir maintenir un esprit de service public, et parfois même des entreprises publiques. Mais avant que cette bataille-là soit gagnée, il faut tenir. Or, pour tenir, il faut constater dans le transport aérien qu'Air France est trop petit. Air France doit pouvoir passer des alliances qui permettront un jour de fusionner. Les engagements sont pris, et la France a signé. Il y a un accord, qui s'est signé entre le gouvernement français et la Commission européenne à Bruxelles, sur les modalités d'application des règles du transport aérien, et le problème est de savoir si l'on respecte ou pas cet accord. C'est tout. Et là-dessus, il n'y a pas de choix. Si on le respecte, l'État doit devenir moins puissant dans Air France, probablement minoritaire, ou à 50 %, ou quelque chose comme cela.
Europe 1 : Vous avez parlé de tout cela avec Lionel Jospin ?
Michel Rocard : Non, cela n'est pas mon métier, je suis en charge de l'Afrique, mais je connais le problème. Lui sait d'ailleurs très bien ce qui se passe. Lui n'a pas encore pris sa décision d'ailleurs. La décision, elle se prend à ma connaissance dans la soirée d'aujourd'hui et de demain. Le fond de l'affaire, c'est que si Air France n'a pas une structure qui lui permet de passer des accords qui permettront de fusionner, la compagnie est condamnée à terme.
L’Express : 11 septembre 1997
Fallait-il faire éclater le gouvernement ?
Air France. Devait-on privatiser ? Quand ? Comment ? Jusqu'où ? La question a été clairement posée. Le gouvernement a décidé. Le président a démissionné. La compagnie va en souffrir.
Tout bien réfléchi, et après l'avoir espérée, je ne suis pas sûr pourtant qu'un autre choix était souhaitable et possible. Pour le comprendre, il faut d'abord savoir qu'il n'existe pas de décision politique qui ne coûte rien. Il importe donc d'examiner de près ce qu'eût été le prix d'une autre position.
Le monde est engagé maintenant, depuis plus d'une quinzaine d'années, dans une évolution extrêmement dangereuse. Si les inégalités entre nations – et en oubliant une trentaine de pays profondément pauvres où le décollage ne se fait pas – ont tendance à se réduire en moyenne, les inégalités internes à chaque nation s'accroissent vertigineusement. Dans tous les pays développés, la somme des chômeurs et des exclus approche le quart de la population. La demande solvable en est amputée d'autant, et la croissance s'essouffle, même aux États-Unis, compte tenu de leurs potentialités et de leur démographie. La qualité des services publics est menacée, la protection sociale s'érode partout et diminue franchement dans le monde anglo-saxon. La violence sociale augmente. Cette évolution est grosse de conflits qui peuvent prendre régionalement des tournures militaires.
Tout cela est le produit conjugué de la rapidité de la révolution technologique, de l'ouverture complète des mouvements financiers dans le monde entier sans aucun système régulateur, de la monopolisation croissante des entreprises, et de la mutation socioculturelle décisive que représente le passage du commandement du système productif des mains des producteurs à celles des financiers.
Il n'y a pas aujourd'hui d'urgence plus grande que d'enrayer et d'infléchir cette évolution menaçante. Toute la gauche le sait et sans doute des Français qui ne sont pas de gauche le savent-ils aussi, puisqu'ils ont élu la gauche. Cela appelle une régulation de la sphère financière, une préservation de la protection sociale quitte à la débarrasser des gaspillages qu’elle comporte et à l’étendre là où elle est insuffisante, et une défense de la notion de service public ou, à tout le moins, de service universel là où elle est indispensable : éducation, santé, recherche fondamentale, services de l’eau, de l’électricité, des transports, des postes et des télécommunications. Service public n'implique pas entreprise publique, mais implique obligations définies et contrôlées hors marché.
Mais il ne faut pas oublier le rapport de forces : aucun pays n'a plus les moyens de modifier son modèle de société tout seul chez lui. La bataille est mondiale, intellectuelle et politique, elle n'est européenne que pour partie.
Vient le cas d'Air France. La compagnie est publique, hautement symbolique, mais privée de tout effet de monopole. Elle est en concurrence absolue dans tous les aspects de son activité. Elle est trop petite pour se maintenir seule. Elle ne survivra qu'en s'alliant et en fusionnant avec d'autres, dans les dures règles du jeu actuel. Ce qui veut dire qu'elle doit avoir les mêmes structures et les mêmes règles de fonctionnement que ses partenaires.
C'est là que le bât blesse. La position prise par le parti communiste rendait la privatisation complète impossible. Si la défense de la notion de service public est un enjeu de la bataille mondiale en cours, il y a beaucoup d'archaïsme à vouloir la traduire en termes de propriété publique et dans un seul pays. Cela ne veut pas dire que toute défense soit impossible. Fallait-il dès lors faire éclater le gouvernement ?
Je partage la décision prise par le gouvernement. Ce n'est d'ailleurs pas qu'une affaire de gouvernement, c'est une affaire de culture politique. La France, depuis des siècles, divisée, combative, intolérante, faisant une grande colère politique tous les vingt ou trente ans, tient sur son appareil d'État. Mais celui-ci ne répond plus complètement, une partie de ses compétences va à Bruxelles, une partie, qui doit augmenter, est décentralisée, une partie est soumise à la critique de lenteur ou d'inefficacité, bref de bureaucratie. Et, rareté financière aidant, cela va s'aggraver.
La génération politique présente a comme tâche la plus urgente de donner à la France une vraie colonne vertébrale politique, capable de gagner régulièrement des élections et de commander à une administration même affaiblie, tout cela pour faire enfin l’Europe puissante dont nous avons besoin. Ayant culturellement implosé, la droite en est incapable dans les années qui viennent.
La gauche a le pays en charge et pour longtemps. Mais elle est, elle-même, divisée. Les cultures héritées ne permettent pas facilement l'accord sur la vision longue – une société solidaire en économie de marché – mais aussi sur les étapes tactiques à passer. Je crains qu'Air France ne risque – ce n'est pas fatal – d'en mourir par asphyxie, faute de pouvoir trouver une quelconque alliance capitaliste.
Mais la gauche coalisée est aux responsabilités et doit préserver l'avenir. Maintenant qu'il n'y a plus de projet communiste mondial, et heureusement, on aurait pu, on doit souhaiter que nos partenaires communistes accélèrent l'adaptation de leur corps de doctrine au monde moderne tel qu'il est : non seulement dans la vision – nous voulons tous bâtir une société moins injuste – mais aussi dans les étapes stratégiques et tactiques, et d'abord à partir du constat que l'échelon national n'est plus pertinent pour les batailles industrielles essentielles. Car nous aurons à apprendre tout cela ensemble, et sommes voués à le faire parce que nous sommes nés du même terreau. Le mouvement socialiste a un siècle et demi et il est né d'une commune colère contre l'injustice du capitalisme.
Je comprends donc la décision de Lionel Jospin.
Le président Blanc préserve sa dignité professionnelle et sa crédibilité. C'est important.
Si l'évolution d'Air France se révèle aussi dure que je suis fondé à le craindre, il faudra regretter la puissance économique perdue mais bien savoir que ce que l'on pouvait renforcer et magnifier eût été une grande société multinationale capitaliste et non plus une compagnie nationale publique.
Ce n'est en outre peut-être pas fatal. Je veux dire mon espoir que tout ce que j'écris ici, la Commission européenne à Bruxelles le sait et le comprend. Peut-être en effet faut-il en voir un signe dans l'élégance qu'elle a eue il y a dix jours de rappeler que, si la privatisation était un engagement ferme de l'État français, elle n'était pas datée. Et la France n'est pas seule en Europe à vouloir corriger au profit de l'esprit de service public l'évolution dangereuse qui nous menace.
Sortir de l'économie administrée pour passer au contrôle du marché dans un sens de justice sociale est une aventure culturelle et politique formidable. Elle concerne le monde et pas seulement la France. Lionel Jospin a décidé, quel que soit le prix, de lui donner du temps. Le pari est risqué, mais on peut le comprendre. Puisse cette décision donner le temps de réfléchir au Parti communiste français.