Interview de M. Nicolas Sarkozy, secrétaire général du RPR et président par intérim, à RTL le 16 mai 1999, sur le conflit au Kosovo, l'instauration d'une Europe de la défense, le refus du fédéralisme, les relations avec l'UDF pour l'élection européenne et les propositions du RPR en matière d'harmonisation fiscale, de politique sociale, de lutte contre le chômage, de soutien de la politique européenne de la France et sur la situation en Corse.

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Média : Emission L'Invité de RTL - Emission Le Grand Jury RTL Le Monde LCI - RTL

Texte intégral

Olivier Mazerolle : Bonsoir Monsieur Sarkozy.

Nicolas Sarkozy : Bonsoir Monsieur Mazerolle.

Olivier Mazerolle : Il y a un mois, suite à la démission de Philippe Séguin, vous preniez par intérim la présidence du RPR et vous vous lanciez dans la bataille des européennes en conduisant la liste RPR – Démocratie libérale. Pour la première fois dans votre carrière politique, vous vous trouvez en première ligne dans une élection nationale, ce qui fait de ces européennes pour vous, un enjeu à la fois politique et personnel. En quoi vous distinguez-vous des autres têtes de listes dans vos conceptions sur l’Europe ? C’est ce dont nous allons parler dans ce Grand jury en même temps que du Kosovo et de la Corse. Pierre-Luc Séguillon et Patrick Jarreau sont à mes côtés pour vous interroger. Ce Grand jury est retransmis, comme chaque dimanche, en direct à la radio, à la télévision sur LCI, et « Le Monde » publiera l’essentiel de vos déclarations dans son édition de demain.
Le Kosovo, tout d’abord, Monsieur Sarkozy. L’OTAN affirme ne viser que des cibles militaires. Si des civils ont été tués dans le petit village de Korija, c’est tout simplement, disent les alliés, parce que les Serbes, les militaires serbes s’en sont servis comme des boucliers humains. Dans ces conditions et avec ce risque de tuer des civils de cette façon, doit-on continuer les bombardements ?

Nicolas Sarkozy : Bon, si la question est : faut-il croire les démocraties ou M. Miloševic ? Vous me permettez de croire les démocraties. Parce que l’OTAN, c’est un mot et derrière ce mot, il y a une réalité et cette réalité, ce sont les responsables politiques à la tête des démocraties occidentales qui ont décidé. Donc, dans le choix de savoir si l’on doit croire le discours de M. Miloševic dont l’ensemble des observateurs s’accordent à reconnaître qu’environ 200 000 morts directement lui sont imputables sur les dix dernières années ou les démocraties, je crois les démocraties.
Deuxièmement, la mort d’un civil, d’un innocent, c’est toujours un drame. Pour autant, avions-nous d’autres choix que d’agir, que de réagir et que les démocraties qui, si souvent dans l’histoire de l’humanité en ce XXe siècle, ont été faibles, lâches, coupables d’indifférence, d’inefficacité, de refus d’intervenir. Moi, je dois le dire. Je suis totalement solidaire de la politique définie par le président de la République de l’intervention. Jusqu’où ? C’est finalement votre question.

Olivier Mazerolle : Ma question était plus précise. Justement, quand il y a des civils qui sont à proximité d’une cible militaire, doit-on tirer quand même ou pas ?

Nicolas Sarkozy : Oui, j’allais y répondre. Mais à ma façon et ma façon n’est pas forcément de nous mettre dans le piège de M. Miloševic qui voudrait faire dériver tout cela. Lui, son intérêt, c’est qu’on ne parle pas des déportations. C’est qu’on ne parle pas de ce qu’on a fait. Et finalement que, dans le brouhaha médiatique, on ne parle que d’erreurs dramatiques, pour autant, très faibles en nombre, moins de 1 % par rapport à l’ensemble des attaques. Je dis, il faut continuer jusqu’à ce que nous obtenions des résultats. Quels résultats ?
L’arrêt des déportations, le retrait des forces serbes, le retour des réfugiés, la paix de nouveau dans cette partie de la Yougoslavie, le déploiement d’une force internationale, la mise en place d’un statut d’autonomie substantielle pour le Kosovo. Donc, ma réponse est oui.

Olivier Mazerolle : Tirer même s’il y a des civils.

Nicolas Sarkozy : La question n’est pas là. Monsieur Mazerolle, vous êtes un observateur suffisamment attentif pour ne pas m’enfermer dans une question que pourrait poser M. Miloševic. Nous avons décidé, le camp des démocraties, que nous ne laisserions pas, en Europe, des déportations massives. Un million de personnes déportées. Est-ce que nous devons accepter les bras croisés, à regarder ? Nous savons tous que la guerre est cruelle, dramatique et qu’elle a des conséquences. Si vous voulez me faire dire que, quand on bombarde, il y a des risques. Est-ce que vous croyez que ce qui l’ont décidé, ne l’ont pas mesuré qu’il y avait des risques. Est-ce qu’on doit poursuivre ? Oui, nous devons poursuivre. Jusqu’où ? Jusqu’à ce que nous obtenions des résultats. La génération qui nous a précédé, sait bien ce qu’il en a coûté aux démocraties de ne pas avoir réagi. Et peut-être même qu’à l’époque on se demandait : « est-ce qu’il faut prendre le risque de tirer, d’engager un conflit ? » On n’a pas voulu prendre le risque et on l’a payé de millions de morts.
Et aujourd’hui, les camps des démocraties agissent avec fermeté. Je crois qu’ils ont raison.

Pierre-Luc Séguillon : Aujourd’hui, le camp des démocraties, dites­-vous, agit avec fermeté, mais après 50 jours de bombardements, un peu plus, cette fermeté a obtenu tout le contraire de ce que vous avez décrit, il y a un instant, dans les résultats. Alors, je repose autrement la question : faut-il continuer cette stratégie qui aboutit au contraire même de l’objectif souhaité ? Apparemment.

Nicolas Sarkozy : Puis-je vous dire que je ne suis pas d’accord avec vous parce que ce vous dites…

Pierre-Luc Séguillon : Combien de personnes ont quitté le Kosovo ?

Nicolas Sarkozy : Je vais donner des chiffres très précis. La question, telle que vous la formulez, laisserait à penser cette chose invraisemblable, que les déportations auraient commencé avec les bombardements.

Pierre-Luc Séguillon : Non, mais vous reconnaissez qu’elles ont été largement accélérées. Vous ne pouvez pas le nier.

Nicolas Sarkozy : Monsieur Miloševic.

Pierre-Luc Séguillon : Ne m’appelez pas M. Miloševic.

Nicolas Sarkozy : Surtout pas. M. Miloševic a commencé la déportation bien avant les bombardements, puisqu’on estime à 300 000 les déportés avant même que commence le bombardement. Aujourd’hui, nous sommes à un million. Donc, comment pouvez-vous dire que ça a abouti à l’inverse du résultat recherché ? Et est-ce que vous ne voyez pas que, vous-même, pardon de vous le dire très simplement, vous tombez dans le piège de la propagande la plus grossière du dernier dictateur stalinien d’Europe.

Pierre-Luc Séguillon : Pardonnez-moi.

Nicolas Sarkozy : Je vous pardonne bien volontiers. Je vous donne mon opinion.

Pierre-Luc Séguillon : La moralité d’une action, ce n’est pas son efficacité. C’est-à-dire le retour des kosovars.

Nicolas Sarkozy : Qui a dit, M. Séguillon. J’avais d’ailleurs été de ceux qui avaient relevé cette phrase imprudente. Je crois que c’était du ministre des affaires étrangères à l’époque, ministre des affaires étrangères français qui disait que c’était une affaire de jours. Moi, je n’ai jamais cru que c’était une affaire de jours. J’ai soutenu et je continue à soutenir le principe de cette intervention. Vous me dites : la moralité, c’est simplement l’efficacité. Méfiez-vous, M. Séguillon. C’est quelque chose qu’on pourrait ressortir dans d’autres cas. Il faut continuer jusqu’à ce qu’on ait des résultats. Et le principe même de la frappe aérienne…

Pierre-Luc Séguillon : Est-ce que le résultat, c’est la capitulation pure et simple de Miloševic ou ça peut être un compromis ?

Nicolas Sarkozy : Non, le résultat, c’est l’arrêt des déportations, le retrait des forces serbes, le retour des réfugiés, l’installation d’une force internationale comme l’a proposée le président de la République, sous contrôle de l’Union européenne, en attendant l’installation d’un statut d’autonomie substantielle pour le Kosovo, car les démocraties n’ont jamais demandé l’indépendance du Kosovo. C’est assez clair.

Olivier Mazerolle : Sur ce point d’ailleurs, les Russes laissent entendre que Miloševic pourrait accepter le déploiement d’une force internationale, mais sur certaines conditions. L’une d’entre elles étant, des garanties qui lui seraient données sur son avenir personnel. Est-ce qu’il faut lui donner des garanties ?

Nicolas Sarkozy : Votre question M. Mazerolle est très intéressante en ce sens qu’elle semblerait démentir la question précédente de Pierre-Luc Séguillon. Si M. Miloševic commence à accepter de parler et à dire : « je suis d’accord pour tout, à condition d’avoir des garanties personnelles », c’est donc que les frappes commencent à porter des résultats. Alors, nous verrons bien ce qu’il en est.
D’abord, moi je crois qu’on a tout à fait raison de réintroduire les Russes dans le jeu de politique internationale. Ils ont une influence majeure. Et le président de la République a bien fait d’aller à Moscou.
S’agissant de la situation personnelle de M. Miloševic, moi je considère qu’il appartient à Mme Arbour qui est en l’occurrence, procureur du tribunal pénal international, de déterminer ce qu’il y aura à faire de M. Miloševic. Et quant à la France…

Olivier Mazerolle : Donc, on n’a pas de garantie à lui donner ?

Nicolas Sarkozy : Écoutez. Quant à la France, je souhaite que nous ratifiions la création du tribunal pénal international. Je suis de ceux qui pensent que c’est un grand progrès. Quant à la France, elle devra faire quoi ? Fournir au tribunal pénal international les éléments de preuves qui sont à sa disposition pour que le moment venu, le tribunal pénal international et notamment le procureur, Mme Arbour, puisse décider s’il y a lieu ou non d’inculper M. Miloševic. Mais quel curieux système de droit international qui consisterait à dire : « voilà un monsieur qui tue 200 000 personnes, qui en déporte un million d’autres » et on considère que l’on doit passer un petit coup d’éponge là-dessus et l’ensemble des alliés devrait.
Non, c’est justement tout l’intérêt du tribunal pénal international.

Patrick Jarreau : Est-ce que la stratégie qui a été adoptée contre Miloševic, depuis 50 jours, comme le rappelait Pierre-Luc Séguillon, est-ce qu’à votre avis elle doit l’essentiel de ce qu’elle est au poids des États-Unis dans l’OTAN ? Est-ce que si les Européens avaient pesé davantage, ils auraient pu et dû s’y prendre autrement ?

Nicolas Sarkozy : Moi, je trouve qu’on est assez injuste dans cette affaire. Je suis de ceux qui pensent que les États-Unis jouent un rôle trop important pour la sécurité de l’Europe. Je souhaite que l’Europe prenne davantage en charge sa sécurité. Mais convenons que dans l’affaire yougoslave, l’affaire du Kosovo, l’affaire yougoslave dans son ensemble, depuis 1996 en tout cas, l’Europe, quand c’est resté au plan diplomatique et politique, a joué tout son rôle. Et il me semble que c’est une grave erreur d’imputer l’essentiel de la décision aux États-Unis. Ce qui est parfaitement vrai, M. Jarreau, c’est qu’à partir du moment où on est passé du plan diplomatique au plan militaire, à ce moment-là et à ce moment-là seulement, nous nous sommes retrouvés dans une situation où les États-Unis ont pris plus de poids.
Mais je crois que c’est très injuste pour les pays membres de l’Union européenne que de dire qu’ils ont été à la traîne des États-Unis au moment de la décision, ce qui est moins exact, au moment où la décision a été prise. J’ajoute d’ailleurs un dernier mot sur ce point. Je ne comprends pas la position de ce qui disent : « les États-Unis sont trop présents en Europe » et qui en tirent la conclusion qu’il faut moins d’Europe. Je comprends parfaitement qu’on considère comme humiliant que les États-Unis soient trop présents en Europe. Mais dans ce cas-là, la conclusion à en tirer, c’est qu’il faut davantage d’Europe et pas moins d’Europe.

Pierre-Luc Séguillon : Alors, est-ce que vous pouvez préciser justement votre conclusion sur le plus d’Europe en matière de défense ? Parce que si j’ai bien compris ce que vous avez dit à différentes occasions, vous êtes opposé à des décisions à l’unanimité en ce qui concerne la défense et la diplomatie ?

Nicolas Sarkozy : Au contraire, je souhaite qu’en matière diplomatie et militaire…

Pierre-Luc Séguillon : Euh, pardon, c’est le contraire.

Nicolas Sarkozy : Non, c’est la revanche à Miloševic. Les seules décisions ne sont prises qu’à l’unanimité. Bien sûr, vous l’avez bien compris.

Pierre-Luc Séguillon : Si on imaginait que l’on en reste à cette obligation de passer par l’unanimité, croyez-vous qu’un jour, il existera une défense européenne ?

Nicolas Sarkozy : Je crois qu’au contraire, c’est la seule condition. Et ça, c’est un point de conviction absolue. En matière économique et sociale, fiscale, je suis pour l’élargissement des compétences de l’Europe par des décisions qui seraient prises davantage à la majorité. En matière diplomatique et militaire, c’est l’évidence si nous voulons une politique européenne de défense que les décisions doivent être prises à l’unanimité. M. Séguillon, imaginez-vous une minute que la France puisse décider d’envoyer des soldats, avec le risque de se faire tuer, par une décision prise à la majorité des membres du Conseil européen, alors même que la France aurait donné son refus. L’Europe de la défense ne peut se concevoir que dans le cadre d’une Europe confédérale, une Europe des Nations avec des décisions prises à l’unanimité.

Pierre-Luc Séguillon : Alors, je retourne votre hypothèse. Imaginez que l’Europe soit seule à réagir vis-à-vis du Kosovo. Elle n’aurait jamais réagi, la Grèce étant opposée à cette action. Vous êtes d’accord ?

Nicolas Sarkozy : Dans ce cas-là, on ne fait plus de membres permanents du Conseil de sécurité. Dans ce cas-là, on n’organise plus l’ONU. Et dans ce cas-là, on ne fait plus rien.

Pierre-Luc Séguillon : Attendez. Vous venez de me dire : « on ne peut prendre que des décisions à l’unanimité ».

Nicolas Sarkozy : Oui.

Pierre-Luc Séguillon : On prend cet exemple précis. Imaginons que la défense européenne existe. Ou bien on n’aurait jamais pris cette décision. La Grèce étant opposée, d’accord ?

Nicolas Sarkozy : Je ne vous ai jamais dit que dans mon esprit, l’Europe de la défense devait être systématiquement tout de suite une Europe à quinze. Je crois bien au contraire, M. Séguillon, à l’avenir d’une Europe à cercle. Je n’aime pas l’expression à plusieurs vitesses. Parce que ça voudrait dire qu’il y a la division 1, la division 2, la division 3.

Pierre-Luc Séguillon : Néanmoins, qui serait dans la division 1 de la défense ?

Nicolas Sarkozy : Écoutez, regardez ce qui se passe aujourd’hui. Comment se passent les décisions ? Vous avez d’abord un premier problème, c’est celui des deux puissances nucléaires européennes, la Grande-Bretagne et la France, et je pense qu’il faut proposer la création d’un groupe de concertation nucléaire pour voir dans quelles conditions ces deux puissances nucléaires que sont la Grande-Bretagne et la France, pourraient mettre leur puissance, leurs feux nucléaires à la disposition de la sécurité de l’Europe. C’est un problème essentiel qui me paraît beaucoup plus important que tous les autres. C’est un problème formidable.

Patrick Jarreau : Vous n’avez pas l’impression que ça ferait dresser les cheveux sur la tête du général de Gaulle de dire des choses comme ça, sachant de quel côté…

Nicolas Sarkozy : Ne le prenez pas en mauvaise part. Mais je pense que ni vous ni moi ne pourrions imaginer ce qui ferait vraiment dresser les cheveux sur la tête du général de Gaulle, parce que lui-même, étant quelqu’un d’extrêmement novateur, mieux vaut ne pas le faire parler. Vous ne croyez pas qu’il a fait dresser les cheveux sur la tête d’un bon nombre d’observateurs quand il a décidé la réconciliation franco-allemande ? Vous ne pensez pas que la réconciliation franco-allemande, c’était un peu plus révolutionnaire que notre changement sur notre stratégie nucléaire ?

Patrick Jarreau : Quand ils ont une décision à prendre, les Anglais sont toujours du côté des États-Unis ?

Nicolas Sarkozy : Bien sûr qu’il y a des problèmes. Je pense qu’il n’en reste pas moins qu’en Europe, l’Angleterre est une puissance nucléaire et que nous ne pouvons pas, aujourd’hui, considérer que la doctrine habituelle qui était celle de la sanctuarisation de l’hexagone soit une doctrine suffisante pour l’emploi du nucléaire. Deuxième chose sur l’Europe de la défense. Il faut une industrie de l’armement.

Olivier Mazerolle : Attendez. Sur la prise de décision quand même, comment surmontez-vous la difficulté du veto que pourrait opposer soit la France, soit la Grande-Bretagne, soit peut-être l’Allemagne que vous classez probablement, également dans cette…

Nicolas Sarkozy : Je trouve que la difficulté du veto est beaucoup moins difficile à surmonter que la difficulté d’une décision à la majorité qui ne s’imposerait de toute évidence pas à des pays qui auraient décidé de ne pas envoyer leurs aviateurs, leurs marins ou leurs soldats. Moi, je suis, voyez-vous, pour l’Europe du réel, l’Europe de la vie de tous les jours, l’Europe pragmatique, l’Europe qui se crée. Pas une Europe intellectuelle. Comme c’est facile, finalement M. Séguillon me dit : « mais dans le fond, passer en force, puisque tout le monde n’est pas d’accord ». Bien, je lui dis, ce n’est pas possible. C’est pas possible de passer en force parce que je ne vois pas la France expliquant, par exemple, aux Italiens qu’il faut qu’ils envoient leurs soldats se faire tuer uniquement parce que la France, l’Allemagne et l’Angleterre et l’Espagne auraient décidé qu’il faut y aller. Donc, d’une manière ou d’une autre, nous sommes une communauté d’intérêts, une communauté d’analyses et nous ne pourrons avancer qu’à l’unanimité. Et si nous n’avançons pas à l’unanimité, M. Séguillon, sur ce sujet-là, vous savez quel sera le résultat ? Vous aurez l’explosion de l’Europe parce qu’on ne fait pas l’Europe contre les Nations.

Pierre-Luc Séguillon : Enfin, si je peux repréciser ma question à propos de ce qui se passe au Kosovo. L’OTAN intervient, elle joue un rôle de police internationale en quelque sorte et vous souhaitez, on peut souhaiter une force de police européenne.

Nicolas Sarkozy : Par exemple, une des premières décisions de l’Europe de la défense dans mon esprit, c’est la création d’une force de projection extérieure commune qu’on pourrait fixer à environ 100 000 hommes. Toute la difficulté, elle est là. Savez-vous que tous les pays de l’union, nous avons environ sous les drapeaux, soldats professionnels, 1 900 000 hommes. Les États-Unis en ont 1 400 000 hommes. C’est-à-dire qu’on en a plus que les États-Unis. Mais, à l’inverse, nos dépenses d’équipement militaire sont la moitié. Exactement la moitié. C’est-à-dire que non seulement il faut que nous revoyions nos stratégies de défense, mais l’organisation de nos forces. On n’a pas de moyens pour les transporter. Nos dépenses d’équipement sont insuffisantes et nous sommes finalement, dès qu’il s’agit d’agir, pieds et poings liés. Eh bien, je souhaite qu’il y ait à l’intérieur de l’alliance atlantique, un pilier européen de défense. Et je veux dire, quitte à faire dresser les cheveux sur la tête…

Pierre-Luc Séguillon : Avant de faire dresser les cheveux sur la tête, est-ce que ça veut dire qu’à l’automne, lors du vote du prochain budget, l’ancien ministre du budget que vous êtes, souhaitera une augmentation massive du budget de la défense ?

Nicolas Sarkozy : C’est une question assez perverse, mais je vais quand même y répondre.

Pierre-Luc Séguillon : Ah non, je ne suis pas pervers.

Nicolas Sarkozy : Je souhaite une redistribution profonde de notre budget de la défense. D’abord, je veux dire que tous les budgets de la défense, nous, nous les avons votés, ce qui n’est pas le cas des socialistes.
Quand je vois M. Quilès, président de la commission de la défense, s’insurger contre l’ingérence des Américains, lui qui a refusé avec constance de voter tous les budgets de la défense qu’on a proposés, il faut bien savoir que si les Américains s’en vont, ça nous coûtera plus cher. C’est bien la raison pour laquelle je ne propose pas qu’ils s’en aillent. Je propose qu’il y ait la création d’un pilier européen à l’intérieur de l’OTAN. J’ajoute, parce que ça, ça me tient à cœur. Si l’on veut rééquilibrer l’OTAN, M. Séguillon, il vaut mieux que la France y prenne toute sa part. Parce que le déséquilibre de l’OTAN, vis-à-vis des américains, il peut s’expliquer aussi par l’absence française. Aujourd’hui la France est présente. Mais on ne peut pas demander plus d’Europe et à l’intérieur de l’Europe, moins de France.

Patrick Jarreau : Alors, la redistribution des crédits de la défense, vous la voyez comment ?

Nicolas Sarkozy : Je pense que le choix qui a été fait de la professionnalisation de nos armées, en 1996, était un choix excellent. Nous avons aujourd’hui, il faut le dire, pas seulement en France mais en Europe, trop d’hommes mobilisables. Nous n’avons pas assez de matériel. Quand je vois qu’on est obligés de démonter les pièces de certains avions, parce qu’on n’a pas acheté depuis deux ans des pièces de rechange, je me dis que dans un pays où, quand même, le budget de la défense est le deuxième budget de la Nation avec près de 250 milliards de francs, on peut se demander ce qu’on fait de cet argent.

Olivier Mazerolle : À propos des missions de l’Europe de la défense, partagez-vous l’avis d’Alain Madelin qui, lors d’un Grand jury précédent, ici, disait que l’État est soumis à un droit supérieur qui prend source dans la conscience des hommes et que, par conséquent, il existe un droit d’ingérence supérieure à la souveraineté des États, au nom des droits de l’homme.

Nicolas Sarkozy : Honnêtement, je partage pleinement ce point de vue. Et je n’aime pas le raisonnement inverse qui consiste à dire : « la souveraineté permet tout, y compris qu’on massacre les gens au nom de la souveraineté et surtout, mesdames et messieurs les voisins, vous vous bouchez les oreilles, vous fermez les yeux, vous ne parlez pas, vous assistez en silence. » Assister en silence à un massacre, ça porte un nom, M. Mazerolle : la complicité.

Olivier Mazerolle : Mais ça veut dire donc que les États européens s’arrogeraient le droit de décider qu’il y a lieu d’intervenir en tel ou tel endroit parce que les droits de l’homme ou la morale sont…

Nicolas Sarkozy : Non, ça veut dire tout simplement, M. Mazerolle, que la sécurité des États européens, que la sécurité de tous ceux qui nous écoutent aujourd’hui, elle n’est pas simplement fonction de ce qui se passe à l’intérieur de l’Union européenne. Elle est également fonction de ce qui se passe à l’extérieur. Et, notamment, c’est ce qui explique la très grande mobilisation du mouvement gaulliste sur l’idée de la grande Europe. Je ne souhaite pas qu’on laisse un certain nombre de nouvelles démocraties, comme la Pologne, la Hongrie, la Tchéquie, la Slovaquie, coincées dans une zone de pauvreté entre la Russie dont on ne sait pas où elle ira et l’Union européenne. Parce que la situation et l’équilibre de ces pays, c’est notre sécurité pour demain. Il ne faut pas croire que ce qui se passe au Kosovo ou ce qui se passe dans les Balkans, ou ce qui se passe dans l’Europe de l’Est, ça ne nous concerne pas. M. Mazerolle, le monde est devenu…

Olivier Mazerolle : Mais là vous savez bien qu’il y a des problèmes majeurs qui se posent. Que ces États ne sont pas en situation, pour l’instant, de vivre et de suivre les mêmes règles que celles de la France.

Nicolas Sarkozy : Vous savez, la Pologne est un très grand pays, 40 millions d’habitants. Le niveau de vie des Polonais est exactement de 30 % de celui des Français. D’où ma proposition : je crois que l’avenir, c’est une Europe à plusieurs… D’abord, j’observe que pour l’Europe monétaire, tous n’y sont pas. Pour l’Europe spatiale, tous n’y sont pas. En revanche, pour l’Europe et la protection qu’on doit à ces démocraties, il me semble qu’on ne peut pas leur dire qu’il est plus facile de sortir du communisme que de rentrer dans la liberté.

Patrick Jarreau : Alors, vous disiez tout à l’heure, on parlait de l’Europe de la défense : « je ne comprends pas la position de ceux qui veulent moins d’États-Unis en Europe, mais qui veulent aussi moins d’Europe ». Donc, apparemment, vous, vous voulez plus d’Europe. Qu’est-ce qui vous distingue, de ce point de vue-là, de la liste concurrente de la vôtre qui est celle de l’UDF ?

Nicolas Sarkozy : Elle n’est pas concurrente. Moi, j’ai un adversaire, c’est la liste socialiste.

Patrick Jarreau : Oui, mais vous avez quand même des concurrents. Vous allez en mentionner un tout à l’heure. Est-ce qu’on est pour plus d’Europe dans les deux cas est la même ?

Nicolas Sarkozy : Je vais répondre. Je ne me reconnais pas dans l’idée que se font le Parti communiste, le Front national et le mouvement national et Charles Pasqua. Je ne comprends pas qu’on puisse dire qu’il y a trop d’américains et en même temps trop d’Europe. Je trouve que c’est parfaitement incohérent. Je comprends qu’on dise qu’il y a trop d’américains. Dans ce cas-là, il faut plus d’Europe. Alors, pour le reste, notre singularité, la singularité de cette liste, est la suivante : eh bien, nous serons la seule liste à dire aux Français : « nous, nous n’opposons pas l’Europe et la Nation ». Nous n’opposons pas l’Europe et la France. Au contraire, les deux vont ensemble. D’un côté, il y a ceux qui ne parlent que de la France, une France qui vivrait dans le monde des années 60. Frileuse, archaïque, un peu rabougrie et puis, de l’autre, il y a ceux qui parlent que de l’Europe et qui ont comme rêve, comme dessein de faire de la France une région de l’Europe. Eh bien, ça je n’en veux pas. J’étais la semaine dernière reçu…

Pierre-Luc Séguillon : Attendez, pour être très précis, François Bayrou veut faire de la France une région de l’Europe. Vous êtes sûr ?

Nicolas Sarkozy : Oui, assez certain. Parce que le projet de l’Europe fédérale qui consiste, le vieux fédéralisme, qui consiste à faire de l’Europe, un État, avec un président élu au suffrage universel, un État fédéral, un impôt européen, cela conduit à la disparition des Nations. Oui, oui, tout à fait. C’est-à-dire qu’on organiserait l’Europe autour d’un État européen, super État, avec de super fonctionnaires, un super impôt et les pays deviendraient des régions. Pourquoi, M. Séguillon ? Vous le comprendrez très simplement. À partir du moment où il y a un président de l’Europe élu par 375 millions d’Européens, voulez-vous me dire qu’est ce qui reste du chancelier allemand ? Du Premier ministre britannique ? Du président du gouvernement espagnol ? Et même du président français ?

Pierre-Luc Séguillon : Attendez, vous retournez la question. À partir du moment où vous avez accepté une monnaie commune, en quoi une disposition régalienne de l’État existe encore qui est essentielle. En quoi, existe-t-il une politique économique propre ?

Nicolas Sarkozy : Ça n’a rien à voir M. Séguillon, mais je ne demande pas mieux que de vous l’expliquer. Mais puis-je terminer sur la première question. J’étais la semaine dernière à Madrid pour rencontrer M. Aznar qui est Premier ministre espagnol, européen convaincu. Pourquoi j’ai souhaité le rencontrer ? J’ai souhaité le rencontrer parce que c’est le seul gouvernement de droite, un jeune Premier ministre, qui a réunifié la droite en Espagne. On a bien des leçons à en prendre.

Olivier Mazerolle : François Bayrou y était trois jours après.

Nicolas Sarkozy : Oui, vous savez, c’est comme avec le Pape. C’était une audience collective. Là, c’est une audience individuelle.

Olivier Mazerolle : C’est un pèlerinage. Ça a plus de valeur, pour vous, à vos yeux.

Nicolas Sarkozy : Non. Disons que ça permet de parler plus simplement quand on est seul. Et il me disait quelque chose d’extrêmement intéressant. Il disait : « vous voyez, jamais je n’accepterai l’élection d’un président de l’Europe au suffrage universel ». Il a même été jusqu’à me dire : « cette proposition est absurde ». Je ne me serai pas permis de le dire. Enfin, c’est Aznar qui le dit. Pourquoi ? Parce que le Premier ministre espagnol, me dit-il, n’est pas élu au suffrage universel. « Vous ne croyez quand même pas que je vais accepter d’avoir au-dessus de moi, me dit-il, un président de la commission élu au suffrage universel ». D’ailleurs le débat sur l’Europe fédérale, M. Séguillon, n’existe dans aucun autre pays de la communauté. C’est un truc un peu vieillot. Franco-français.

Pierre-Luc Séguillon : Donc, c’est un faux débat que vous avez créé entre vous et François Bayrou, tous les deux, pour arriver à vous distinguer, c’est ça ?

Nicolas Sarkozy : Pas du tout, M. Séguillon

Olivier Mazerolle : Avec la monnaie, en effet, est-ce que vous ne faites pas du fédéralisme sans le dire, avec la monnaie unique que vous avez défendue bec et ongle ?

Nicolas Sarkozy : Franchement, vous posez cinq questions. On ne peut répondre à aucune question. Donc, ça ne contribue pas à la clarté du débat. D’abord, est-ce qu’on a créé une fausse divergence avec François Bayrou. Ça, c’est la question que m’a posée M. Séguillon. Moi, j’ai tendu la main de l’union. Je croyais qu’il fallait appuyer nos convergences. J’ai été au gouvernement avec François Bayrou. Je ne l’ai jamais entendu prononcer le mot « Europe fédérale ». Je l’ai toujours entendu soutenir la politique européenne de Jacques Chirac. J’ai donc dit à François Bayrou : « c’est très simple : on va faire une seule liste. On va offrir, enfin, l’union à nos électeurs qui l’attendant depuis si longtemps. On va jouer sur nos convergences et on va prendre un programme commun très simple. Toute la politique européenne de Jacques Chirac, rien que la politique européenne de Jacques Chirac ». Il a fait un autre choix, Bayrou.

Olivier Mazerolle : C’est-à-dire qu’il en veut plus, lui ?

Nicolas Sarkozy : C’était son droit. Lui, il a dit : « On va appuyer sur nos divergences. Je pense que l’union, c’est terminé. Je veux présenter ma liste parce que je tiens à l’identité de l’UDF ». Ce à quoi je lui ai répondu : « l’identité de l’UDF préoccupe assez peu nos électeurs. Ils veulent gagner et gagner contre la gauche. Et à partir de ce moment-là, il a choisi d’appuyer sur les divergences et il s’est lancé dans une course où il a rajouté un petit peu une couche à chaque fois, pour présenter une Europe intellectuelle qui ne correspond à aucune réalité, qui ne verra jamais le jour et qui était peut-être compréhensible, il y a cinquante ans ou il y a quarante ans. Même compréhensible quand l’Europe était à six, avec des niveaux de vie communs. Mais demain, on sera vingt.

Olivier Mazerolle : Attendez. François Léotard, il n’y a pas si longtemps, a écrit un article dans « Le Monde », dans lequel il expliquait que l’Europe des Nations, à l’inverse, ça conduit aussi à un certain nombre de catastrophes que l’on a connues en 14 et en 39-40.

Nicolas Sarkozy : Je ne savais pas que l’Union européenne existait en 14, pas plus qu’en 40. Donc, je l’apprends. C’est une novation du débat politique.

Olivier Mazerolle : Non, l’Europe des Nations existait, vous le savez bien.

Nicolas Sarkozy : Mais, M. Mazerolle, je vais essayer d’expliquer ça aussi, même si c’est complexe. Je vais le dire très simplement. La puissance de l’Europe, c’est la puissance des Nations qui la compose. Il n’y a pas d’État européen. Et si aujourd’hui l’Europe compte, c’est parce qu’elle peut s’appuyer sur des grandes Nations que sont la France, l’Allemagne, l’Espagne, l’Italie, que sais-je encore ?

Patrick Jarreau : Mais, enfin, chacun voit bien qu’il y a quand même un embryon d’État européen. Il y a une Commission, il y a une administration à Bruxelles.

Nicolas Sarkozy : Non.

Patrick Jarreau : Il y a une banque centrale européenne. Donc, comment est-ce que vous pouvez dire qu’il n’y a pas du tout d’État européen, aujourd’hui.

Nicolas Sarkozy : Attendez, si vous me laissez trente secondes pour répondre, je vais essayer.

Pierre-Luc Séguillon : Attendez, vous permettez qu’on vous pose des questions.

Nicolas Sarkozy : Vous ne faites que cela. Mais quelles difficultés pour moi d’apporter les réponses.

Pierre-Luc Séguillon : Alors ?

Nicolas Sarkozy : Pour une raison assez simple. Chaque Nation décide, les quinze, que chaque fois que c’est favorable à nos concitoyens, au lieu d’exercer notre souveraineté tout seul dans notre coin, on va l’exercer ensemble. Cela veut dire que nous décidons souverainement de déléguer une part de notre responsabilité. La déléguer, pas l’abandonner, pour l’exercer en commun. L’euro, c’était une très bonne question. J’estime que la France a récupéré une souveraineté monétaire en faisant l’euro, car nous n’avions pas de souveraineté à l’époque, coincés que nous étions entre le dollar et le mark et le yen. Donc, pour déléguer sa souveraineté, M. Mazerolle, ce sont des Nations qui la délèguent. Si vous n’avez pas de Nations, il n’y a pas de souveraineté et s’il n’y a pas de souveraineté, il n’y a pas de possibilité de l’Europe. L’Europe est une création originale. Donc l’idée de dire qu’un État européen existe, c’est une idée absurde, qui n’a aucun sens, qui ne correspond à aucune réalité. Et dans le Kosovo, M. Mazerolle, permettez-moi de vous dire que la leçon du Kosovo, elle est éclatante. Ce n’est pas la commission de Bruxelles qui joue un rôle dans le Kosovo. C’est parce que l’Europe parle au nom de quinze nations qui ont décidé de soutenir une politique commune. Donc, moi je serai porteur du message simple qui consiste à dire aux Français : l’aventure européenne, c’est l’avenir de la France, mais vous n’avez pas à opposer la France et l’Europe. Nous parlons de l’Europe et nous parlons de la France. Les deux vont ensemble. Et c’est ainsi dans tous les pays. Voilà la réalité. Et voilà pourquoi je dis que de ne parler que de l’Europe, c’est une construction mythique, intellectuelle qui ne correspond à rien.

Olivier Mazerolle : Bien, nous allons continuer sur ce thème dans un instant, après les informations de 19 heures.

Olivier Mazerolle : Et tout de suite une question courte de Pierre-Luc Séguillon avec, s’il vous plait, une réponse courte parce qu’on a encore beaucoup de questions à vous poser.

Pierre-Luc Séguillon : Oui, c’est une toute petite curiosité dans la première partie de ce débat : vous avez défendu avec beaucoup de vigueur la souveraineté nationale. Est-ce que c’est en quelque sorte une réponse à Charles Pasqua, votre compagnon qui, à la fin de la semaine, dans un entretien accordé au « Figaro », disait : « comment peut-on être gaulliste quand on abandonne, comme le fait la liste de Nicolas Sarkozy, la souveraineté ou quand on prône un libéralisme effréné ? »

Nicolas Sarkozy : Vous savez, je me suis promis dans cette campagne de ne pas polémiquer et je veux défendre mes idées et je ne me détournerai pas de mon chemin. Charles Pasqua est dans une tout autre stratégie. Il est dans une stratégie que plus personne ne comprend, qui consiste à rassembler des hommes de gauche, des hommes de droite pour faire une politique que personne ne comprend puisque, outre son aversion pour l’Europe, on ne voit pas bien l’alternative qu’il propose. Et franchement tout ceci mérite de ma part plus de compassion qu’une réponse argumentée.

Patrick Jarreau : Mais alors on voit bien l’alternative que vous proposez et on va y revenir mais, sur l’Europe, là c’est là qu’on voit bien précisément : si on est un électeur de l’opposition, qu’on trouve qu’il y a trop d’Europe, on vote Pasqua/Villiers ; si on trouve qu’il n’y en a pas assez, on vote Bayrou. Mais quelles raisons peut-on avoir de voter Sarkozy/Madelin par rapport à l’Europe ?

Nicolas Sarkozy : Franchement, Monsieur Jarreau, c’est curieux. Vous voyez ça comme ça vous ? Moi je ne vois pas les choses tout à fait comme ça. Je sais que vous l’avez écrit à la une du « Monde ». Je pense que le débat n’est pas du tout celui-ci. Les Français comprennent bien. Le choix de l’Europe, à part le Parti communiste et le Front national et Charles Pasqua, qui refuse l’Europe ? Personne. Il n’y a personne à qui il viendrait à l’idée de refuser l’Europe ! D’ailleurs, ceux qui pouvaient refuser l’Europe, on voit bien qu’ils diminuent dans tous les pays européens et c’est très bien. Chacun a bien compris que l’Europe, c’est une partie de l’avenir de la France et que l’Europe nous amène plus de bonnes choses que de mauvaises choses. J’en veux pour preuve que personne ne veut sortir de l’Europe et que beaucoup veulent y rentrer. S’agissant de la liste que je propose, nous nous voulons plus d’Europe. Nous sommes des Européens convaincus et sur un certain nombre de sujets, je souhaite faire des propositions fortes. J’ai proposé, par exemple, qu’on établisse un sixième critère de Maastricht. Vous savez que le traité de Maastricht, il a beaucoup fait parlé. Eh bien moi, je souhaite un sixième critère qui ne soit pas un critère macro-économique, mais un critère qui s’adresse aux gens, c’est-à-dire qu’on décide que dans l’Union européenne, aucun des quinze États ne puissent prélever sur une personne physique, en terme d’impôts et de cotisations sociales, plus de 50 %. C’est-à-dire qu’il soit dit que, dans cette Europe de la liberté que nous voulons construire, on travaille pour l’État du 1er janvier au 30 juin et on travaille pour sa famille du 1er juillet au 31 décembre. Voilà, ça c’est l’Europe qui va nous aider à faire baisser les impôts et les cotisations.

Patrick Jarreau : Donc harmonisation fiscale rapide !

Nicolas Sarkozy : Oui, mais voyez-vous la différence, Monsieur Jarreau, c’est que je dis à ceux qui veulent une amélioration, le mieux-disant européen, moi je veux pour la France ce qu’il y a de mieux en Europe. Eh bien qu’ils votent pour nous. S’ils veulent des débats un peu fumeux, un peu intellectuels sur l’Europe fédérale qui n’existe nulle part ailleurs, ils votent pour d’autres.

Olivier Mazerolle : Mais jusqu’où va cette harmonisation sur le plan fiscal, sur le plan économique. Après tout, François Hollande insiste beaucoup sur le fait que depuis que les socialistes sont revenus au pouvoir en France, mais aussi dans un certain nombre d’autres pays européens, l’accent est mis sur l’emploi, ce que ne faisait pas l’Europe auparavant !

Nicolas Sarkozy : François Hollande est un spécialiste. J’ai regardé les chiffres avant de venir. Février 98-février 99, le chômage a reculé sur l’ensemble de la zone euro de 0,9 point. Il a reculé en Allemagne de plus d’un point. Ne parlons même pas de l’Espagne où il a reculé de 1,2 points. En France, il a reculé de 0,6 point. C’est une interrogation formidable. Pourquoi le chômage recule-t-il beaucoup moins en France que chez la quasi-totalité de nos partenaires européens alors que nous avons connu la croissance ?

Pierre-Luc Séguillon : Mais au moins vous constaterez qu’il recule alors qu’il ne reculait pas auparavant !

Nicolas Sarkozy : Mais je constate que…

Pierre-Luc Séguillon : Non mais attendez, il faut quand même dire les choses, non ?

Nicolas Sarkozy : Mais Monsieur Séguillon, je le dis moi-même. Merci de le signaler, mais je croyais que vous étiez là pour poser des questions, non pas pour scander mes réponses, encore que c’est aimable de votre part. Je ne conteste pas qu’il y a de la croissance ! Je dis : pourquoi, alors que la France est une des grandes puissances de l’Europe avec l’Allemagne la première, pourquoi le chômage recule beaucoup moins vite chez nous que chez les autres ? C’est quand même une question qui intéresse les Français cela ! À croissance égale, comment ça se passe ? Eh bien quand j’irai au Parlement européen, je demanderai au Parlement européen de travailler sur un rapport sur le coût du travail chez nos quatorze autres partenaires, pour comprendre, Monsieur Séguillon, pourquoi ça va plus mal ! Regardez, je propose même une chose…

Patrick Jarreau : Pour comprendre ou pour agir ?

Nicolas Sarkozy : D’abord comprendre, parce que, vous savez, je ne crois pas qu’il y ait beaucoup de médecins qui puissent apporter le remède sans avoir fait le diagnostic. En matière sociale, moi je suis prêt à ce que la majorité, les votes à la majorité augmentent, et on verra à ce moment si Monsieur Blair se laisse convaincre par les 35 heures de Monsieur Jospin, ou si Monsieur Schröder se laisse convaincre par les agents d’inspection du travail de Madame Aubry qui vont contrôler si les cadres ne travaillent pas trop ou si Monsieur Daléma veut les emplois publics à la française. Pourquoi en Suède, savez-vous qu’en Suède, ils dépensent 30 % en dépenses de santé de moins que nous, pays européens ? Savez-vous que l’espérance de vie des suédois est à un jour près la même qu’en France ? Pourquoi les Allemands ont dix points d’impôts de moins que nous ? Moi je veux, pour la France, l’Europe du meilleur. Je voudrais que les ministres des affaires sociales se réunissent une fois par an dans une conférence des ministres européens des affaires sociales pour voir ce qui marche. Prenez l’affaire des retraites…

Pierre-Luc Séguillon : Si vous le permettez, une question qui ne rythme pas vos réponses, mais simplement une précision…

Nicolas Sarkozy : Non, mais c’est à moi de faire des propositions quand même !

Pierre-Luc Séguillon : Non mais attendez, je peux quand même vous poser des questions !

Nicolas Sarkozy : À moins que vous ne soyez candidat vous-même !

Pierre-Luc Séguillon : Non, mais parce que je n’ai pas, je ne suis pas sûr d’avoir très bien compris tout ce que vous avez dit !

Nicolas Sarkozy : Je vais le préciser.

Pierre-Luc Séguillon : Ce constat que vous faites sans avoir l’explication, c’est un constat qui n’est pas nouveau. Il y a des années que l’on peut observer cela, non ?

Nicolas Sarkozy : Mais pas du tout ! Mais pas du tout. J’ai l’explication. Elle est très simple ! Mais pas du tout, pas du tout parce que je ne crois pas à la politique des 35 heures. Je ne crois pas à l’augmentation des dépenses publiques. Je ne crois pas aux orientations économiques du gouvernement. Je pense que pour créer des emplois, il faut alléger les charges sur les emplois qui se créent. Je pense que les jeunes doivent trouver des emplois dans les entreprises et pas dans les administrations. Nous avons 54 % de dépenses publiques par rapport au PIB. C’est 7 points de plus que la moyenne de nos partenaires. Est-ce que vous trouvez que l’Allemagne est moins bien administrée que nous, que l’Angleterre est moins bien administrée que nous, que l’Espagne est moins bien administrée que nous ? Sur un ensemble de sujets, nous souhaitons le mieux-disant. Prenez…

Olivier Mazerolle : Oui, mais chacun se nourrit de son histoire tout de même, Monsieur Sarkozy, et donc il y a des règles, des traditions en France que les Français voudraient voir respecter !

Nicolas Sarkozy : Très bien ! Vous considérez donc, avec Monsieur Hollande, que la tradition française doit nous condamner à avoir plus de chômeurs que les autres ?

Olivier Mazerolle : Non, mais il y a un modèle ! Il y a un modèle français qui a existé auquel se réfère beaucoup de Français !

Nicolas Sarkozy : Non, Monsieur Mazerolle. Si le modèle français, c’est de faire de la France la championne d’Europe du chômage, alors moi je dis très clairement que ce modèle-là, nous n’en voulons pas ! Prenons un petit exemple.
La France a une supériorité sur l’ensemble des autres pays européens. Nous avons le réseau de chemins de fer et le TGV le plus formidable. On a 579 km par million d’habitants, ce qui est le double des Anglais et ce qui est 25 % de plus que les Allemands. Mais, dans le même temps, nous avons ce réseau formidable, nous sommes le service public des transports qui avons le plus de jours de grève, celui où ça marche le moins bien et celui où on ne décide jamais de mettre un service minimum, les jours de grève. Eh bien, cette spécificité-là, moi je n’en veux pas. Je veux pour la France le meilleur des résultats en matière de chômage. Est-ce que vous savez que nous dépensons pour un enfant du secondaire autant d’argent qu’un Allemand. Juste un mot, Monsieur Séguillon…

Pierre-Luc Séguillon : J’ai rien dit !

Nicolas Sarkozy : Ce n’est pas inintéressant. Les dépenses d’éducation pour le secondaire en Allemagne et en France sont exactement les mêmes : 39 000,00 FF. Savez-vous qu’à la sortie du système éducatif en France, il y a 100 % de jeunes au chômage de plus qu’en Allemagne alors qu’on dépense la même chose. Est-ce que ça ne vous fait pas réfléchir ?

Pierre-Luc Séguillon : Mais si !

Nicolas Sarkozy : Eh bien moi, j’ai envie de proposer justement de faire de la France de nouveau un pays où on crée des emplois, où on peut travailler, où on est…

Olivier Mazerolle : En copiant les autres !

Nicolas Sarkozy : Mais Monsieur Mazerolle, si on fait l’Union européenne, c’est justement pour, ensemble, tirer les leçons de ce qui se passe ailleurs. Prenez l’affaire très douloureuse de l’immigration : on a les mêmes problèmes que les autres. Pourquoi la France a-t-elle la législation la plus laxiste ? Pourquoi la durée de rétention administrative, vous savez, c’est le moment où on garde un immigré en situation clandestine avant de le renvoyer chez lui, c’est douze jours en France, c’est six mois en Allemagne, et tenez-vous bien, gouvernement socialiste au Royaume-Uni, illimité. Au nom de quoi devrions-nous être submergés par une vague d’immigration clandestine, les régulariser tous les dix ans et de ne pas nous inspirer de ce qui se passe ailleurs qui sont tout autant des démocraties que les nôtres. C’est ça l’Europe des Nations ! C’est que l’Europe va nous permettre d’avoir le mieux-disant de chacune de ces grandes démocraties !

Patrick Jarreau : Oui mais, Monsieur Sarkozy, je reviens à la question que vous posait Olivier Mazerolle, vous disiez vous-même tout à l’heure, il faut garder les Nations. Les Nations, elles sont forcément différentes. Elles ont des traditions, des histoires différentes et elles peuvent prendre, dans leur cadre national, des décisions différentes. Comment est-ce que vous arrivez à concilier à la fois cette affirmation-là et le refus du fédéralisme, et en même temps, ce que vous êtes en train de nous exposer là, qui ressemble à une autre forme de fédéralisme, de fédéralisme du mieux-disant, c’est-à-dire : on adopte la méthode la meilleure partout en Europe dès lors qu’elle est plus efficace que celle qui existe chez soi ?

Nicolas Sarkozy : Mais la différence, vous allez comprendre ! C’est que moi je souhaite que ce soient les États membres de la communauté européenne qui se modernisent et qui deviennent des grandes puissances et qui prennent ce qu’il y a de mieux. Les fédéralistes disent « non ». L’État-Nation a disparu. C’est l’État européen qui doit le faire ! Et d’ailleurs ils sont logiques : ils proposent un impôt européen. Je suis contre…

Patrick Jarreau : Vous dites harmonisation fiscale. Donc ça revient un peu au même, quand même !

Nicolas Sarkozy : Mais ça n’a rien à voir, Monsieur Jarreau, l’harmonisation fiscale, c’est par exemple que le taux de TVA des Allemands est à 15 % alors que le nôtre est à plus de 20. Cela veut dire, par exemple, harmonisation fiscale, qu’on se retrouve tous à mi-chemin aux environs de 17,5 ou de 18 %. C’est pas la création d’un impôt européen. C’est deux logiques très différentes. Le fédéraliste, le vieux fédéraliste dit : il faut un président européen ; plus de président dans les Nations. Il faut un impôt européen en plus des impôts nationaux. Il faut des fonctionnaires européens. Moi je dis bien au contraire. Nous avons une communauté nationale de destin. C’est à chacun d’entre nous de faire l’effort pour se moderniser, mais au nom de quoi l’identité française et la Nation française sera moins puissante si nous avons, en matière de chômage, les résultats des Allemands plutôt que d’être le champion d’Europe du chômage des jeunes ? Au nom de quoi ça met en cause cela ? Vous le comprenez bien ! Les Nations sont une réalité de cette construction européenne originale, mais ces Nations ont les mêmes problèmes, les mêmes ambitions, les mêmes adversaires. Quand l’héroïne inonde l’Europe, elle ne choisit pas sa Nation. Donc on se met ensemble pour coopérer !

Olivier Mazerolle : Enfin si tout le monde applique les mêmes règles, on ne verra plus vraiment les différences entre les Nations !

Nicolas Sarkozy : Mais, Monsieur Mazerolle, je ne dis pas que tout le monde doit appliquer strictement les mêmes règles et être passé à la toise. Je dis simplement qu’on doit s’inspirer de ce qui marche ailleurs pour construire l’Europe de l’avenir parce que, si vous voulez construire l’Europe sur la disparition des Nations, vous ferez exploser l’Europe ; parce que nous sommes déjà quinze ; parce que demain nous serons dix-neuf. Mais, à l’inverse, est-ce que nous ne pouvons pas nous inspirer de ce que font les autres et de ce qu’ils font le mieux ? Est-ce que franchement ce n’est pas la logique que de vouloir s’inspirer en matière de sécurité de ce que fait Monsieur Blair, par exemple, qui vient de décider qu’il avait le droit et que les autorités locales pouvaient déclarer un couvre-feu, tenez-vous bien, de 21 heures à 6 heures du matin pour les enfants de moins de dix ans, exaspérées qu’étaient les autorités locales devant la dégénérescence d’un certain nombre de bandes qui mettaient la pagaille dans un certain nombre de villes anglaises.

Olivier Mazerolle : Est-ce que par hasard, là, vous n’auriez pas constaté que le Front national était en difficultés et vous dites : après tout, l’immigration, le couvre-feu, tout ça, ça peut peut-être nous rallier quelques suffrages ?

Nicolas Sarkozy : Pas du tout, je considère que ce n’est pas la gauche qui a gagné. C’est la droite qui a perdu et que si nous tirions la conclusion de la disparition forte heureuse du Front national, qu’il ne fallait pas retrouver notre discours, on se tromperait.

Olivier Mazerolle : Disparition, c’est acquis pour vous ?

Nicolas Sarkozy : Je ne dis pas que c’est acquis. Je dis simplement que quand le Front national se divise, disons que si c’est trois, ça ne fait pas neuf. La dynamique n’est plus la même ! Et l’explosion du Front national créé un devoir pour la droite modérée, républicaine, pour l’opposition de retrouver un discours que souhaitent entendre leurs électeurs. Pourquoi je ne devrais pas parler d’immigration ? Parce que Monsieur Le Pen y a mis ses mots et ses réalités haineuses qui ne sont pas les miennes ! Je n’ai rien à voir avec Monsieur Le Pen et très honnêtement je n’ai même pas la même vision de l’Europe que lui et je n’ai jamais dit que j’avais les mêmes valeurs que lui. Et parce que lui parle de la Nation, moi je n’aurais pas le droit d’en parler ; parce que les socialistes emploient le mot social, moi je n’aurais pas le droit d’en parler ! Eh bien c’est comme ça qu’on construit le Front national ! Moi je souhaite que cette liste que je conduis, donne un formidable coup de jeune à l’opposition, que l’opposition se retrouve… Tiens ! Nous étions hier en Bretagne chez Alain Madelin avec un certain nombre d’amis qui sont ici, Patrick Devedjian, Michèle Alliot-Marie, Jean-François Copé et d’autres. Nous avons envie de faire vivre l’opposition. Nous, nous n’avons pas de complexe à dire qu’on est de la droite raisonnable. On a envie de défendre les idées de nos électeurs. Et on a envie de leur faire redresser la tête !

Pierre-Luc Séguillon : Raisonnable et libérale ?

Nicolas Sarkozy : Moi je suis libéral en matière économique, mais le mot fédérateur pour moi c’est le mot « droite ». Je suis un gaulliste qui n’a pas peur de dire que n’étant pas de gauche c’est que je dois être de droite !

Patrick Jarreau : Quand même, avant de venir à la manière dont vous allez ou dont vous vous opposez déjà, Monsieur Sarkozy, quand même, votre prédécesseur à la tête du RPR, Philippe Séguin, se plaignait ou s’est plaint en tout cas que la situation de cohabitation faisait que le RPR n’était pas autorisé à s’opposer autant qu’il aurait voulu pouvoir le faire, par exemple sur des questions concernant l’Europe ou le Conseil supérieur de la magistrature ?

Nicolas Sarkozy : Est-ce que vous trouvez que je suis convenu dans mon discours d’opposant ? C’est une réponse ?

Patrick Jarreau : Et est-ce que vous avez une liberté dont votre prédécesseur ne jouissait pas ?

Nicolas Sarkozy : Franchement est-ce que vous trouvez que je suis faible dans mon opposition au gouvernement ?

Patrick Jarreau : Vous ne répondez pas à ma question !

Nicolas Sarkozy : Eh bien, c’est une façon d’y répondre ! Personne ne m’empêche de dire ce que je pense, de faire ce que je crois le mieux possible, de le faire avec toute la force de mes convictions. Voyez-vous, parce que ma conviction, c’est que quand on n’hésite pas à défendre ses idées, cela évite d’être outrancier.

Olivier Mazerolle : Alors qu’est-ce que vous avez dit à Alain Madelin ? Alain Madelin qui, il n’y a pas si longtemps disait : l’élection de Jacques Chirac, ça a été une occasion gâchée et on pouvait faire provoquer un élan libéral pour faire changer les choses. Ça a pas marché. On l’a pas fait. Quelle occasion gâchée, vous vous rendez compte !

Nicolas Sarkozy : Il a décrit une situation qui est évidente. J’imagine qu’Alain Madelin, c’est ce qu’il m’a expliqué d’ailleurs, a voulu dire qu’il aurait préféré qu’on gagne en 1997 plutôt qu’on perde !

Olivier Mazerolle : Mais ça vous satisfait d’entendre dire que l’élection de Jacques Chirac, ça a été une occasion gâchée ?

Nicolas Sarkozy : C’est comme ça !

Olivier Mazerolle : C’est comme ça ? Dites-moi, c’est pas très…

Nicolas Sarkozy : Qu’est-ce que vous voulez que je fasse ? Vous savez, moi je suis en charge d’une formation politique…

Olivier Mazerolle : Vous avez envie, vous lui avez demandé de se calmer un peu, de dire un peu moins les choses ?

Nicolas Sarkozy : Alain Madelin est un de mes amis. Je conduis la liste avec lui. Nous sommes grosso modo d’accord sur beaucoup de choses, sinon nous ne ferions pas campagne ensemble !

Olivier Mazerolle : Là-dessus aussi ?

Nicolas Sarkozy : Chacun a ses expressions. Il y a une différence entre Alain Madelin et moi, c’est que lui a été au gouvernement d’Alain Juppé, pas moi. Ça lui donne plus de libertés qu’à moi !

Patrick Jarreau : Et c’est surtout qu’Alain Madelin, lui, il soutenait Jacques Chirac en 95, ce qui n’était pas votre cas. Donc aujourd’hui vous avez un peu inversé les rôles : c’est Alain Madelin qui regrette d’avoir soutenu Jacques Chirac et c’est vous qui défendez Jacques Chirac !

Nicolas Sarkozy : Mais non ! Avec un certain nombre d’autres, je vous rappelle que nous avons soutenu Jacques Chirac au deuxième tour !

Patrick Jarreau : Au second tour, je parlais du premier !

Nicolas Sarkozy : Et qu’en ce qui nous concerne aujourd’hui, la chose est claire : la seule liste qui défend toute la politique européenne de Jacques Chirac, c’est la nôtre.

Pierre-Luc Séguillon : Pour être très précis sur le plan de la pensée, sur le plan des projets, qu’est-ce qui vous distingue d’Alain Madelin ? Je veux dire, est-ce que vous êtes comme lui un, disons, libéral libertaire ?

Nicolas Sarkozy : Non, c’est assez précis ?

Olivier Mazerolle : Vous êtes quoi alors ?

Pierre-Luc Séguillon : Et ça se traduit comment ?

Nicolas Sarkozy : Vous me posez une question. Je ne suis pas un libéral libertaire ! D’ailleurs, si j’étais un libéral libertaire, je ne sais pas si lui se reconnaît dans cette définition, je serais à Démocratie libérale. Je n’y suis pas ! Je suis gaulliste, engagé dans le mouvement gaulliste depuis 1975 et, permettez-moi de vous dire que je crois beaucoup, si j’avais…

Olivier Mazerolle : Alors être gaulliste à l’aube du XXIe siècle, c’est quoi ?

Nicolas Sarkozy : Si j’avais à faire ma carte d’identité idéologique, je dirais que je suis libéral en matière économique, fondamentalement pour le progrès social par le travail, par le mérite et par la récompense. Je n’aime pas la société d’assistance. Je fais confiance à l’homme et je considère que chaque homme a le droit de faire vivre sa famille des fruits de son travail et non pas en tendant la main et que sur les questions de société, disons que je suis plus républicain. On dirait plus conservateur que libéral.

Pierre-Luc Séguillon : Tout à l’heure, on parlait de la latitude que vous aviez ou non par rapport à…

Nicolas Sarkozy : Et conservateur, juste un mot ! Le mot républicain ou conservateur en matière de question de société, ça veut dire que je n’éprouve pas un furieux besoin d’épouser toutes les modes parce que ça fait longtemps que j’ai compris qu’à force de vouloir suivre toutes les modes, on finit par être démodé !

Pierre-Luc Séguillon : Alors tout à l’heure on parlait de la latitude que vous aviez ou que vous n’aviez pas de vous opposer très nettement. Travaux pratiques : en ce qui concerne la Corse, pourquoi donc avoir attendu pour dire que vous alliez déposer une motion de censure alors que vos partenaires de l’UDF avaient déclaré qu’eux étaient partisans de cette motion de censure ?

Nicolas Sarkozy : Mais pour une raison très simple. C’est que, quand on s’oppose comme je le fais avec beaucoup de détermination, il faut être responsable et pas confondre vitesse et précipitation.

Pierre-Luc Séguillon : François Léotard était responsable comme François Bayrou ?

Nicolas Sarkozy : Non, mais…

Pierre-Luc Séguillon : Non, mais j’essaie de comprendre !

Nicolas Sarkozy : Non, mais vous pouvez très bien comprendre sans me faire dire des vacheries sur tel ou tel. Je sais que c’est le petit jeu. Moi je ne le ferai pas. Chacun a le droit d’avoir son opinion et je suis trop attaché, Monsieur Séguillon, à ma liberté pour contester celle des autres. Je vous dis simplement : déposer une motion de censure alors même que quatre gendarmes étaient en prison, que le colonel ne l’était pas, on aurait été malins avec notre motion de censure ! Le lendemain, le colonel est mis en prison. Le surlendemain, le directeur de cabinet du préfet est mis en prison et encore un jour après, le préfet lui-même est mis en prison !

Patrick Jarreau : Alors justement !

Nicolas Sarkozy : C’est la différence entre la vitesse et la précipitation. Nous avons voulu, Monsieur Jarreau, laisser se dérouler le volet pénal de cette affaire corse parce que, dans cette affaire corse, il y a deux plans : il y a le volet pénal – la justice est saisie, elle fait son travail –, et puis il y a le volet politique. Et le volet politique, il n’y a pas une démocratie européenne, pas une seule où une chose d’une telle gravité se serait passée, un tel scandale d’État, un préfet assassiné sans qu’on retrouve ses assassins et son successeur embastillé pour la première fois dans l’histoire de la République dans l’exercice de ses fonctions. Conséquence politique qu’en tire Monsieur Jospin ? Aucune. Il change de préfet. Changer de préfet, c’est pas une conséquence politique. C’est une conséquence administrative et donc il est venu le temps, puisque le gouvernement ne prend pas ses responsabilités, que nous déposions une motion de censure pour dire à Monsieur Jospin : vous êtes triplement responsable. Vous avez fait une erreur de stratégie. Il ne fallait pas opposer un système d’exception à l’exception violente corse. Vous avez fait une erreur dans le contrôle des hommes que vous avez mis en place et vous avez fait une grave erreur dans le choix des hommes. Il faut tirer les conséquences de cette erreur politique.

Olivier Mazerolle : Mais en ce qui concerne l’état d’exception, je pense que vous faites allusion au GPS. Mais le GPS a été mentionné dans un rapport d’enquête parlementaire signé par tous les députés de toutes tendances politiques. Personne à l’époque, c’était l’été dernier, ne s’est ému de sa création et des missions qui lui étaient assignées !

Nicolas Sarkozy : Vous croyez que c’est vraiment, que c’est le Parlement – nous sommes dans l’opposition, nous n’avions pas la majorité – qui a décidé de cela ? C’est ça votre question ?

Olivier Mazerolle : Les députés de l’opposition qui faisaient partie de cette commission d’enquête parlementaire, n’ont rien dit à l’époque !

Nicolas Sarkozy : Les députés de l’opposition, on leur dit qu’il y a 95 gendarmes qui sont organisés pour être au service du rétablissement de l’État de droit. Les députés de l’opposition ne sont pas censés savoir que ces 95 gendarmes vont être utilisés pour aller plastiquer les paillotes !

Olivier Mazerolle : Alors si un Préfet, qui est un homme, d’accord, c’est un représentant de la République mais, en même temps, c’est un homme, décide, si c’est le cas d’ailleurs puisque lui le nie, mais enfin… décide de commettre un acte criminel ou de faire commettre un acte criminel et de donner un ordre de cette nature, vous croyez qu’automatiquement le ministre doit le savoir ? Le Premier ministre aussi doit le savoir ?

Nicolas Sarkozy : Monsieur Mazerolle, à une époque où tous les maires sont mis en examen et condamnés lorsqu’un panneau de basket rouillé tombe sur un adolescent et le blesse, à une époque où les institutrices qui emmènent nos enfants, sont mises en cause gravement et pénalement, quand les trente enfants dont elles ont la surveillance, il y en a un qui se blesse par une faute de surveillance, à une époque où les chauffeurs routiers, quand ils font trop d’heures au volant de leur camion, l’employeur est désigné comme responsable, quand il y a un trou sur route départementale et que ça provoque un accident, le président du Conseil général rend compte pénalement, et nous, on vient nous expliquer que lorsque l’un des vingt-deux préfets de région décide des attentats ou est accusé de décider des attentats, qu’en quinze mois personne n’a pu surveiller ce qu’il faisait ? Le Premier ministre, il suffit qu’il dise je suis gravement blessé et donc légèrement responsable ? On a vu Georgina Dufoix qui nous avait expliqué : je suis responsable et pas coupable. Maintenant on a un nouveau style, Lionel Jospin, ma blessure est inversement proportionnelle à ma responsabilité parce que je suis gravement blessé ; je suis faiblement responsable. Vous croyez que les Français peuvent s’en satisfaire ? Pendant quinze mois, qu’a fait le ministre de l’intérieur ? Qu’a contrôlé le ministre de la justice ? Qu’a décidé le ministre de la défense ? Et quand le préfet Bonnet venait une fois par mois rendre compte au Premier ministre, qu’est-ce qu’ils se disaient ? Alors que la région corse est une région spécifique, était au cœur de la politique gouvernementale, Monsieur Jospin ne savait pas ce qui s’y passait ? Alors que la police et la gendarmerie étaient dans la situation de rivalité que l’on sait maintenant, il n’y a donc eu aucun rapport qui est arrivé sur le bureau des ministres ou du Premier ministre pour avertir ? Est-ce que franchement l’opposition n’est pas dans son rôle en posant ces questions ? Tout ce qui s’est passé, le dévoiement de l’État, le scandale de l’État n’est donc que la responsabilité de Monsieur Bonnet ? Monsieur Bonnet est en prison et moi je suis de ceux qui pensent que, quand un homme est en prison, il ne peut pas se défendre. La responsabilité politique doit être posée et c’est la responsabilité de celui qui a nommé et qui a mal choisi, de celui qui devait contrôler et qui n’a pas contrôlé, de celui qui devait inspirer la stratégie et qui s’est trompé.

Olivier Mazerolle : La responsabilité politique au plan local, est-ce que un homme éminent de l’opposition, comme Monsieur José Rossi qui est le président de l’Assemblée territoriale, est dans son rôle de responsable lorsqu’il associe les nationalistes à l’exécutif de la région ?

Nicolas Sarkozy : Moi je me suis expliqué puisque j’étais en Corse avec José Rossi et un certain nombre d’élus. Je veux dire que la réponse à ce grave scandale d’État n’est pas une réforme des institutions corses. Ce qui a fauté, ce n’est pas le statut de la Corse. C’est l’État et donc apporter comme réponse une réforme de l’État, une réforme du statut de la Corse alors que c’est problème d’État, c’est une mauvaise réponse.

Patrick Jarreau : D’accord, mais sur le fait qu’il y a alliance à l’Assemblée de Corse, que préside José Rossi, député Démocratie libérale, donc votre allié dans la campagne européenne d’aujourd’hui, a passé alliance dans son assemblée avec les nationalistes, les représentants de ceux qui ne se cachent pas, en tout cas d’être très proches des clandestins et l’un d’entre eux était élu à la tête d’une commission de cette assemblée !

Nicolas Sarkozy : Il ne me l’a pas présenté comme cela, comme une alliance… Moi je suis de ceux qui pensent que la Corse veut rester française et que la France a besoin de la Corse. Donc toute forme d’alliance avec les nationalistes n’aurait pas mon soutien.

Pierre-Luc Séguillon : Question : qui défendra la motion de censure à l’Assemblée nationale ? Est-ce que c’est le président du groupe RPR à l’Assemblée, Monsieur Jean-Louis Debré ?

Nicolas Sarkozy : Bon d’abord, il faut qu’on décide la semaine prochaine de la date à laquelle nous déposerons cette motion de censure et le problème de l’orateur est un problème…

Olivier Mazerolle : La semaine prochaine, c’est cette semaine, on est d’accord ?

Pierre-Luc Séguillon : Mais je pose très précisément, vous savez pourquoi je pose ce problème de l’orateur ?

Nicolas Sarkozy : Nous verrons mardi. Il y a des réunions de groupe. Nous déciderons à ce moment-là.

Pierre-Luc Séguillon : Je ne pose pas ce problème de l’orateur par hasard. Vous vous en doutez bien.

Nicolas Sarkozy : Oh je sais que vous avez que des bonnes pensées !

Pierre-Luc Séguillon : Non, non, j’ai de très bonnes pensées…

Nicolas Sarkozy : J’ai eu l’occasion de le voir !

Pierre-Luc Séguillon : Je voulais vous demander, quand en janvier 96 précisément s’est tenue cette fameuse conférence de presse avec 600 hommes en arme du FLNC canal historique, et que le ministre de l’intérieur, qui était Jean-Louis Debré, a déclaré, arrivant en Corse : l’espace nécessaire au dialogue et à la liberté s’est peut-être ouvert. Est-ce qu’il avait une responsabilité politique qui devait être sanctionnée ?

Nicolas Sarkozy : Je voudrais répondre deux choses : la première, c’est que le bilan de la droite en Corse n’est pas fait que de succès. C’est une évidence et je veux le dire très simplement : la lucidité de mon jugement doit conduire au caractère raisonnable de nos propositions. Si nous n’avions fait que des choses bien, nous ne serions pas aujourd’hui dans l’opposition. Donc ça ne me gêne nullement, Monsieur Séguillon, de reconnaître qu’il n’y a pas que la gauche qui a échoué en Corse. Le dire, c’est essayer de faire preuve de vérité, d’équilibre et de responsabilité. On ne se grandit pas en étant exagéré. Pour autant, vous me donnerez crédit de voir que jamais sous la droite – et qu’aurait dit la gauche ? – un préfet n’a été assassiné et un autre embastillé.
Deuxièmement, cette fameuse conférence de presse, je n’ai pas été de ceux qui l’ont appréciée, à l’époque. Cette fameuse conférence de presse se situait dans un tout autre cadre puisqu’il s’agissait d’annoncer la poursuite de la trêve des attentats et je veux de ce point de vue rendre justice, c’est que Monsieur Santoni s’est retrouvé en prison, sous le gouvernement de Monsieur Juppé avec Monsieur Debré comme ministre de l’intérieur, et c’est sous Monsieur Jospin qu’il a été libéré et pour être tout à fait clair, Monsieur Séguillon, je n’apprécie pas du tout que viennent parader dans les rues d’Ajaccio et à la télévision des hommes et des femmes qui ont été des délinquants de droit commun et dont certains ont du sang sur les mains. La conception que j’ai de l’État et de la République française ne me fait pas apprécier, outre mesure, ce spectacle et je vais même aller plus loin. Je n’ai pas été de ceux qui ont trouvé que c’était une très bonne manière que de voir cette paillote tout aussi illégale, après l’emprisonnement de Monsieur Bonnet qu’avant, être reconstruite dans des conditions d’une rapidité stupéfiante et de mon point de vue condamnable. Est-ce que je suis assez clair ?

Olivier Mazerolle : Avec la bénédiction de Monsieur Rossi !

Nicolas Sarkozy : Permettez-moi de vous dire, Monsieur Mazerolle, qu’il faut rendre à chacun justice. Ce n’est pas Monsieur Rossi. Nous sommes sur le territoire du littoral, et sur le littoral, la compétence des permis de construire est exclusivement la compétence de l’État français et non pas des élus.

Patrick Jarreau : Oui, mais Monsieur Rossi et Monsieur Léotard s’étaient opposés en leur temps, il y a un mois et demi, à la destruction de cette paillote.

Nicolas Sarkozy : Mais, Monsieur Jarreau, je ne suis le porte-parole ni de l’un, ni de l’autre. Vous avez la gentillesse de m’inviter. J’essaie de dire ma part de vérité. Et je veux dire aux électeurs de l’opposition que cette liste que je conduis, eh bien c’est la liste de tous ceux qui en ont plus qu’assez du socialisme, des socialistes, qui veulent que l’on prépare l’alternative, que l’on prépare la reconquête et qui sont nombreux à penser que nos idées étant majoritaires, il est plus que temps qu’on vienne à les défendre maintenant avec force.

Olivier Mazerolle : Merci Monsieur Sarkozy. C’était votre Grand Jury. La semaine prochaine, nous recevrons François Bayrou, bonne soirée à tous.