Texte intégral
L’Humanité : Le projet d’accord sur les 35 heures à la SNCF a provoqué quelques mouvements de grève la semaine dernière. La CGT, aurait-elle été bousculée par sa base ? La nouvelle orientation, définie au congrès aurait-elle du mal à s’imposer ?
Bernard Thibault : D’abord, nous ne regrettons pas que les cheminots s’intéressent de près au contenu des négociations sur les 35 heures, bien au contraire. C’est ainsi que, depuis le début, la fédération CGT des cheminots a allié négociations et actions des salariés. Elle a été un acteur essentiel pour placer ces négociations sur un terrain le plus positif possible. Elle a informé les personnels, au fur et à mesure, a indiqué les points positifs et les insuffisances. Elle a toujours dit que son positionnement final sur le projet d’accord se forgerait à partir d’une consultation de l’ensemble des cheminots. Nous avons cette pratique dans cette profession, où la démocratie est très présente : dans la manière de décider des actions, dans la conduite des mouvements. Et c’est vrai aussi pour la conclusion d’un accord comme celui-là.
L’Humanité : Qu’est-ce qui a achoppé alors ?
Bernard Thibault : Plusieurs organisations, minoritaires chez les cheminots étaient opposées, dès le départ, au principe même d’une consultation des intéressés. Nous pensons, nous, que s’agissant de l’organisation du travail, des rémunérations, de l’intensité du travail, il est indispensable de les consulter, même pour une fédération qui, en termes d’influence, pèse 45 %. Cette attitude a perturbé des organisations, dont certaines contestent qu’il faille aller à une réduction du temps de travail dans certains secteurs, ou que cela nécessite de revoir la manière dont on travaille. Pour nous, c’est aussi une opportunité pour regarder, au-delà des questions d’emplois, comment améliorer les conditions de travail. Certains n’avaient pas caché qu’ils ne partageaient pas l’objectif : ils ont pris appui sur des insuffisances dans le contenu de la négociation pour précipiter les événements. Ils ont décidé, sans aucune concertation syndicale, de déclencher un conflit dont ils savaient pertinemment qu’il n’allait pas permettre d’engager toutes les forces dans une bataille constructive, mais au contraire créer des divisions parmi les personnels, ce qui s’est produit. On constate au contraire que là où la CGT a été en capacité de mettre en œuvre la démarche discutée au congrès, les cheminots non seulement comprennent, mais approuvent un processus par lequel ils seront responsabilisés jusqu’à la conclusion finale de ces discussions.
L’Humanité : Les discussions de mercredi ont permis de nouvelles avancées de la direction, qui semblent avoir détendu la situation…
Bernard Thibault : Dans le cadre du préavis de grève déposé par notre fédération des cheminots, de nouvelles discussions ont abouti à améliorer des dispositions du projet d’accord sur la réduction du temps de travail. Ces avancées sont appréciées par les cheminots qui seront amenés, comme nous l’avions dit, à se prononcer sur la globalité du texte au regard des enjeux pour l’ensemble du personnel et pour le service public.
L’Humanité : À votre avis, la politique de la SNCF connaît-elle vraiment, comme l’affirmait le ministre des transports, il y a quelques jours dans nos colonnes, une « rupture » avec la précédente ? Que répondez-vous à ceux qui vous reprochent d’être un peu gentil avec lui ?
Bernard Thibault : Si on mesure le degré de gentillesse au nombre de journées de grève – bien que toutes les grèves ne soient pas dirigées a priori contre un ministre –, je relève que les cheminots restent parmi les salariés qui ont le plus souvent recours à la grève. Cela s’est vérifié sur les deux dernières années comme sur les années antérieures : l’arrivée du ministre n’a pas modifié la détermination et le degré de mobilisation des cheminots.
Il y a eu des évolutions réelles dans le positionnement du gouvernement, en faveur du développement des transports collectifs, en termes d’inflexion des transports terrestres, plus favorable qu’auparavant au rail qu’à la route. Mais malgré ce positionnement, satisfaisant, il y a une insuffisance de mesures concrètes conformes au message politique délivré. Le gouvernement ne conteste pas, par exemple, que Réseau ferré de France devrait être désendetté dans d’autres proportions qu’aujourd’hui. L’argument opposé est que les finances publiques ne le permettent pas, mais le bien-fondé de la demande n’est pas contesté. La négociation sur la réduction du temps de travail doit traduire la volonté affichée de développer les transports collectifs. En faisant en sorte que les créations d’emplois nécessaires à ce développement soient du plus haut niveau possible. S’il y a bien message politique tranchant avec les prédécesseurs, encore faut-il que cela se traduise par des actes plus concrets, que les cheminots puissent constater, dans leurs établissements, qu’effectivement les mesures correspondantes sont bien prises.
L’Humanité : Plus généralement, concernant les 35 heures, le bilan pour l’instant reste très mitigé. Où en êtes-vous dans votre réflexion ? Sur quoi entendez-vous mettre l’accent dans la période à venir ?
Bernard Thibault : Il y a effectivement un bilan qu’on peut qualifier de « mitigé » sur le processus de négociation de réduction du temps de travail. Ce constat ne remet pas en cause le bien-fondé de cette vieille revendication du mouvement syndical, mais il s’agit aujourd’hui de faire en sorte que la réduction du temps de travail permette d’améliorer les conditions de travail des salariés et en même temps de créer des emplois.
Or, il y a encore trop d’endroits où domine un certain scepticisme quant aux possibilités de déboucher sur un accord favorable aux salariés : scepticisme lié au rapport de force qu’on est capable de dégager, scepticisme du fait de dispersions syndicales, d’attitudes qui compliquent le rapport entre organisations syndicales et salariés. Je pense à ces accords approuvés par des organisations très minoritaires. Il y a là une question de crédibilité.
Le bilan reste très mitigé aussi parce, dans des entreprises ou des groupes, des décisions néfastes sont prises : nous avons ainsi recensé, en moins de six mois, et dans quelques branches d’activités, l’équivalence de 21 000 suppressions d’emplois prononcées ou en prévision. D’autre part, nous constatons après quelques mois, que les créations d’emplois sont plus le fait des PME et des PMI que des grandes entreprises. Le grand patronat s’efforce de rendre la réduction du temps de travail inopérante en création d’emplois.
Notre préoccupation est donc de faire en sorte que les salariés soient plus mobilisés sur la question de l’emploi, sur le contenu des négociations par branche, par entreprise, et sur le contenu de la deuxième loi, qui devra avoir un effet correcteur sur des questions essentielles.
L’Humanité : Sur quelles questions entendez-vous être particulièrement attentifs ?
Bernard Thibault : D’abord le niveau du SMIC. Il est évident que personne n’admettra un double SMIC à l’occasion du passage de la deuxième loi. Ce serait mettre le doigt dans un système de déréglementation généralisé en matière de rémunération. C’est donc une revalorisation du taux horaire du SMIC que la loi doit décider.
Les modalités de calcul du travail effectif sont aussi un sujet de préoccupation. Pas question d’entériner la pression exercée par le patronat qui est parvenu, dans certains cas à exclure, par exemple, la formation, les temps de pause, reconnus jusqu’à présent dans l’organisation du travail nécessaire au processus de production. Autre question, celle des heures supplémentaires. On ne peut pas s’inscrire dans la démarche provocatrice du MEDEF qui consiste à compenser la réduction du temps de travail par l’augmentation du contingent d’heures supplémentaires. Il faut absolument que les salariés puissent accomplir moins d’heures supplémentaires et qu’elles soient rémunérées comme telles. Il faut aussi rendre impossible un mariage entre des modulations, qui seraient acceptées, et un recours à un grand nombre d’heures supplémentaires qui entraînerait une flexibilité sans limite. Il y a enfin la question concernant les cadres. La deuxième loi, selon nous, doit préciser que toutes les catégories sont concernées, y compris les cadres.
L’Humanité : Nicole Notat a évoqué l’idée d’une période de transition, pour l’application de la deuxième loi. Quel est votre avis sur ce point ?
Bernard Thibault : C’est parce que le patronat a violemment contesté la décision politique du gouvernement de légiférer qu’on a perdu des mois et des mois. Bien des choses pouvaient se faire sans attendre le vote de la première loi, et il était possible d’engager le processus de négociation. On ne peut donc admettre l’argument selon lequel les entreprises seraient, dans la précipitation, mises devant le fait accompli. La deuxième loi doit être discutée selon le calendrier prévu. Il y aura un délai entre le moment où elle sera votée à l’Assemblée nationale et celui où elle trouvera sa traduction dans l’entreprise. C’est le bon sens. Mais d’une manière ou d’une autre, cette loi doit clairement affirmer que le temps de travail effectif est porté définitivement à 35 heures, à partir du 1er janvier 2000. Sinon, c’est encore le patronat qui gagne du temps.
L’Humanité : C’est donc en fonction de cette urgence que se prépare pour la période du 25 au 29 mai, une semaine d’action interprofessionnelle, largement unitaire, à l’appel notamment de la CGT, de la CFDT de la CGC et de la CFTC ?
Bernard Thibault : Je pense que c’est une étape tout à fait importante dans les relations entre confédérations syndicales, et, plus largement. D’autres organisations syndicales ont décidé d’être partie prenante de cette perspective : l’UNSA et la FSU se sont publiquement exprimées, ainsi que d’autres organisations plus catégorielles, plus spécifiques. Cette étape, qu’il s’agit de réussir, se situe dans le prolongement de ce qui s’était déjà esquissé auparavant. Je pense à la table ronde gouvernementale en 1997, sur la réduction du temps de travail : le fait d’avoir insisté ensemble sur la nécessité d’une loi, d’une échéance pour la réduction de travail, a pesé sur la décision gouvernementale face à un patronat qui lui a tout tenté pour empêcher cette décision.
Être aujourd’hui capable, à ce stade du processus, d’en appeler ensemble à la mobilisation des salariés pour qu’ils soient davantage présents, acteurs, pour défendre leur point de vue, affirmer leurs attentes, c’est placer le syndicalisme à l’offensive sur un enjeu essentiel.
L’Humanité : Un sujet dont vous avez beaucoup débattu lors du dernier congrès de la CGT, à Strasbourg et qui trouve ici sa concrétisation…
Bernard Thibault : C’est une question sur laquelle nous avons beaucoup réfléchi : quelles relations nouer, dans ce contexte, avec des organisations avec lesquelles nous avons des divergences, des différences ? Il doit être possible de s’exprimer si ce n’est d’une même voix, au moins de manière convergente sur certains points. Et pourquoi ne pas envisager de donner écho à ce qui se passe dans la plupart des entreprises et des branches : des mobilisations qui sont déjà unitaires dans des localités, dans des branches d’activités ? Pourquoi ne pas chercher à leur donner un relais interprofessionnel unitaire ? C’est pourquoi il est essentiel que les salariés se saisissent de cette opportunité et décident, dans les entreprises, les localités, des modalités leur permettant de se faire entendre.
Nous estimons que la situation de l’emploi est au cœur de tous les enjeux sociaux de la période, qu’il s’agisse du financement et de l’avenir de la protection sociale, des retraites, de la lutte contre le chômage et la précarité. En faire le centre d’une mobilisation syndicale coordonnée à plusieurs organisations syndicales correspond, je crois, à une attente de salariés et des chômeurs. Toutes les confédérations ont entendu ce message, avec l’opportunité d’en faire aussi un moyen d’expression, de pression à propos de l’élaboration de la deuxième loi.
L’Humanité : Cette semaine d’action serait donc une première concrétisation de ce « syndicalisme rassemblé » que vous appelez de vos voix ?
Bernard Thibault : C’est naturellement de bon augure pour la suite. Je mets cette initiative-là, la manière dont elle s’est décidée, à l’actif de tout ce qui bouge dans cette période et, pourquoi pas, de ce que la CGT aussi fait bouger dans sa démarche. Mais tout le monde est en train d’évoluer. Le positif, c’est que d’autres organisations en arrivent aux mêmes conclusions que nous : aucune d’entre elles n’est aujourd’hui capable d’influencer par ses seuls moyens, ses seules forces, de manière efficace, le cours des négociations face au patronat. L’arme de l’unité reste une arme importante qui n’a pas été assez utilisée dans la dernière période, en tout cas au plan interprofessionnel, pour peser sur un certain nombre d’enjeux.
L’Humanité : Marc Blondel revendique cependant pour FO une stratégie d’isolement. N’y a-t-il rien à faire ?
Bernard Thibault : Je souhaite qu’il soit possible avec FO, comme avec l’ensemble des organisations syndicales, d’avoir d’autres types de relations que la recherche systématique de la position originale permettant de se démarquer du voisin. On ne peut pas se le permettre dans un pays où le taux de syndicalisation est de 9 à 10 % et où la multiplication du nombre d’organisations syndicales ne donne pas plus de force au syndicalisme mais, au contraire, renforce son éparpillement. Avec un patronat qui, lui, se frotte les mains.
Marc Blondel, comme d’autres, doit être capable de faire ce diagnostic. J’ai noté ses dernières déclarations faisant référence aux heures supplémentaires sur lesquelles la loi doit porter une correction aux dérives provoquées par la flexibilité dans certains accords, à l’insuffisance de créations d’emplois. La conclusion devrait être qu’il faut que l’on soit ensemble pour que ces choses soient modifiées. Sinon nous serons condamnés, comme nous l’avons trop été les uns et les autres dans les années écoulées, à essayer de limiter la casse. Or, l’ambition du syndicalisme aujourd’hui ne peut pas être que de limiter les dégâts. Il doit avoir comme ambition de gagner de nouveaux acquis dans la société. Il faut bien sûr savoir empêcher les mauvais coups, lorsqu’ils sont en préparation, mais il faut viser au-delà.
L’Humanité : L’impossible dialogue avec FO a polarisé les esprits sur celui de la CGT et de la CFDT. Est-ce que cela a gêné la CGT ?
Bernard Thibault : Non, je ne crois pas. Il se trouve que la CFDT a répondu avec plus de rapidité à notre déclaration d’intention, mais c’est aussi le cas de la CGC. Nous avons maintenant des groupes de travail constitués d’échanges avec la CGC, comme nous le faisons avec la CFDT, mais aussi avec la CFTC. Ça ne nous gêne pas que les choses aillent plus vite avec l’un qu’avec l’autre. C’est bien tout le syndicalisme qui devrait se rassembler et notamment au niveau des confédérations. Nous allons prochainement rencontrer la FSU, l’UNSA…
Il est évident que, dans l’histoire, les relations CGT-FO ont été très compliquées, nos deux organisations étant issues d’une scission. D’où peut-être des positionnements en décalage avec la perception des gens aujourd’hui. Je pense au fait que le seul refus exprimé en Europe de l’adhésion de la CGT à la CES a été émis par le représentant FO. Mais FO est impliquée dans beaucoup d’initiatives unitaires dans les entreprises, dans les branches. Je ne renonce pas à faire bouger la situation, bien au contraire.