Interview de M. Bernard Thibault, secrétaire général de la CGT, dans "L'Hebdo de l'actualité sociale" du 23 avril 1999, sur l'importance de l'information sociale et son traitement dans les médias, intitulée "le social, mal aimé des médias".

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Média : L'Hebdo de l'actualité sociale

Texte intégral

L’Hebdo : Au quotidien, l’information sociale tend à se réduire au traitement des grands évènements, comme les grèves de décembre 1995. Pourquoi ?

Patrick Champagne : Pour répondre, il faut voir quand sont apparues les rubriques sociales. Elles sont apparues, avec les rubriques « économie et social » à la fin des années 50, dans une période particulière, dont on pourrait dire qu’elle était une période de « militantisme pour l’économie ». Un certain nombre de journalistes, comme Roger Priouret, Jean Boissonnat, etc., partaient du constat que, pour que la France progresse, il fallait lui donner de l’information économique. En effet, des enquêtes montraient la nullité des Français en la matière. Ces journalistes, plutôt de gauche, militaient donc en liaison avec les fonctionnaires du Plan, les syndicalistes, etc. Le social faisait partie intégrante de l’économie : en même temps qu’on parlait de croissance, on abordait les questions de répartition des revenus, des conventions collectives, du logement social… À cette époque, on faisait de la macro-économie ; on cherchait quels étaient les facteurs de croissance… Aujourd’hui, d’une part, l’économie a « largué » très largement le social et, d’autre part, il s’agit plutôt d’une information pour les acteurs économiques (il serait intéressant de regarder dans le détail comment s’est opéré ce renversement !) et une sorte d’information pratique : où placer votre épargne ? Quel type d’actions faut-il acheter ? Etc. En outre, les journalistes qui traitaient du social n’ont jamais eu une position très élevée dans la hiérarchie du journalisme. Parce qu’il y a des rubriques beaucoup plus nobles, plus porteuses, qui varient selon les journaux (l’international au « Monde », la politique française dans d’autres titres). Être en contact avec des syndicalistes, c’est intéressant, bien sûr, mais il ne s’agit pas de haute politique ! Ensuite, les journalistes avaient un côté militant et leur attitude s’opposait un peu à la « neutralité » du journaliste, qui doit être d’abord un professionnel ! Ensuite, pour ce qui concerne l’audiovisuel, il y a eu des obstacles politiques puis d’Audimat. Le social est une information très « chaude » pour le pouvoir politique amené à contrôler de près les contenus. Après 1981, des expériences ont été faites. Avec l’arrivée de la gauche au pouvoir, on s’est dit : « Ça y est, enfin, on va pouvoir traiter des problèmes qui ont été censurés pendant des années ; faisons du social. » Résultat : les journaux étaient d’un tel ennui que l’audience plongeait littéralement. C’est en effet une contradiction de l’information télévisée qui veut du spectacle. Or, comment faire du spectacle avec les problèmes sociaux. Quand on interroge les journalistes, ils disent qu’il s’agit d’une information répétitive, toujours les grèves, les occupations de locaux, etc. Pour passer à la télévision, on s’oblige à essayer de faire des actions spectaculaires, un peu comme ActUp !

Guy Bernière : L’apparition du mouvement économique des années 50 marque néanmoins un retard par rapport à l’évolution mondiale de l’information économique. Notamment avec le développement de la concurrence anglo-saxonne en matière de médias économiques, comme l’agence Reuters, par exemple, qui avait basé sa croissance sur l’intermédiation des transactions financières, interbancaires en temps réel, sur les transactions commerciales. La presse française, elle, a voulu résister en traitant de l’économie nationale par rapport à ce qui se passait à l’étranger ; ce courant a été porté par une économie en pleine croissance. « Le Monde » à l’époque faisait trois ou quatre pages quotidiennes sur l’économie et cela a pris de l’ampleur depuis les années 60. Et, en outre, on ne peut pas faire l’impasse sur le contexte politique. Pour revenir à l’information sociale, on a souvent dit parce que ça arrangeait beaucoup de monde, que le social était l’expression du revendicatif, c’est-à-dire des syndicats et que les journalistes sociaux sont nés d’un syndicalisme journalistique au début du siècle. Les journalistes ont été, comme d’autres, obligés de défendre leur pouvoir d’achat ; automatiquement, il y avait une conjonction entre les intérêts journalistiques et les intérêts des autres salariés. Pour faire parler d’une grève ou d’un conflit dans une entreprise des Vosges, par exemple, il n’y avait pas moyen de faire autrement que d’avoir un contrepoids interne syndical. Avant d’entrer à l’AFP, j’ai fait de la presse locale ; eh bien, les communiqués syndicaux étaient réduits à la portion congrue jusque dans les années 70-80. Il fallait un coup de poing des syndicats du journal pour intégrer cette information, même si elle était importante. Il fallait que ça « pète », un conflit absolument gravissime pour avoir un traitement en informations générales. Mais nous n’avions pas d’informations sociales spécifiques. Les choses évoluent, mais il s’agit toujours d’un rapport de forces. Et les choses évoluent depuis que les journalistes sociaux sont de plus en plus détachés organiquement de l’emprise syndicale ou du « militantisme syndical traditionnel ». Les journalistes sociaux ont gagné en crédibilité vis-à-vis de leurs interlocuteurs, même si, pour faire de l’information sociale, il faut une base de convictions sociétales. On n’est pas au service de l’argent, mais au service de l’homme !

Bernard Thibault : Je voudrais réagir à ce que vous venez de dire. Vous faites un constat et vous datez les évolutions. Je pense que le contexte de l’apparition des rubriques sociales peut continuer à expliquer pourquoi l’information sociale surtout des événements spectaculaires : là, tout le monde est confronté à la nécessité de traiter cette information, parce qu’elle est telle qu’on ne peut pas y échapper. C’est l’événement qui appelle. On ne peut pas dire qu’il n’y a pas de traitement de l’information sociale, mais on peut parler de service minimum. L’une des explications, c’est cette espèce de champ hermétiquement clos entre le traitement économique d’un côté et le traitement social de l’autre. On a une hiérarchisation, me semble-t-il (mais je ne suis pas très bien placé pour la mesurer dans les différents organes de presse) qui a tendance à faire passer au premier plan l’information noble, dite économique, parce qu’elle est dans la pensée dominante. C’est quand même la situation économique qui dicte si le pays, ou le continent, où le monde va bien, indépendamment de la dimension sociale. Et on continue à appréhender les deux dimensions séparément. Alors qu’on pourrait penser que la situation des salariés, les rapports à l’employeur, la dimension sociale représentent un des pôles d’information essentiels dans le besoin global que peuvent avoir les citoyens. Nous avons la météo de l’économie avec le CAC 40 ; j’attends le jour où nous aurons le CAC 40 de l’information sociale. Ça ne fait partie des éléments d’information permanents qu’on juge utile d’apporter pour mesurer l’état de santé d’une économie !

Pierre­-Henri Arnstam : Pour ce qui nous concerne, à la télévision, nous avons des contraintes. Notamment, on ne rentre pas plus dans les entreprises qu’autrefois. C’est étonnant. Le monde a bien évolué ; le regard sur l'économie a évolué, mais on rentre toujours difficilement dans les entreprises…

Bernard Thibault : C’est vrai aussi pour les militants syndicaux !

Pierre-­Henri Arnstam : Pour pouvoir traiter des différents sujets, on a à notre disposition soit la parole, soit des graphiques (et là on constate des améliorations depuis une quinzaine d’années avec les images de synthèse), mais, surtout, les reportages avec les personnes concernées. Mais, il est paradoxal, pour traiter d’un sujet social, de voir les travailleurs en dehors de leurs lieux de travail. On les rencontre chez eux, au bistrot, dans la rue… Cette situation modifie beaucoup le regard qu’on peut porter sur le sujet qu’on traite. Ensuite, il faut noter la diminution du nombre de conflits, notamment des conflits qui aboutissent à des « manifestations visibles ».

Bernard Thibault : Il y a sans doute changement de nature des formes d’expression des conflits ; et on touche à la question de la « spectacularisation » du social. Mais, cela ne veut pas dire qu’il y a moins de sujets conflictuels dans les entreprises !

Pierre­-Henri Arnstam : Je suis d’accord, mais ces conflits-là, on a du mal à les décrire parce qu’on ne peut pas vraiment les montrer. Par ailleurs, on s’efforce, c’est une évolution, à chaque fois qu’on expose une donnée économique d’essayer de regarder quelles sont les conséquences économiques et sociales. On le fait au travers de reportages qui lient plus qu’autrefois l’économique et le social. Inversement, quand il y a un conflit social, on recherche s’il n’y a pas des décisions économiques qui sont à l’origine du problème. Pour résumer, il y a moins de conflits, donc moins « d’images sociales », mais en revanche on a fait des pas en avant dans les explications des conséquences de tel ou tel type de décisions sur la vie quotidienne des salariés.

Guy Bernière : Il y a, me semble-t-il un problème fondamental dans les entreprises de presse écrite ou audiovisuelles. Je me demande s’il n’y a pas une solution de facilité ou une insuffisance d’analyse sur l’évolution de ce que souhaitent les gens ! Les entreprises sont intégrées dans des milieux économiques extrêmement carrés, avec des impératifs de gestion très durs ; la tendance n’est-elle pas d’avoir une structure rédactionnelle interne à l’idée de ce que les dirigeants de l’entreprise ont de la société en général ! Si vous avez un dirigeant très attaché à la notion de relations sociales, de valorisation du travail, il sera certainement plus enclin à développer une bonne couverture de l’information sociale sous tous ses aspects… Je voudrais parler aussi de ce à quoi on assiste actuellement. Un certain nombre d’organisations syndicales se sont décrédibilisées ou ont manqué d’argumentation vis-à-vis de la crise économique. Les journaux ont réussi à retourner le problème en se rapprochant de plus en plus de l’information sociétale, d’une information vers les usagers et les lecteurs. Ce que fait très bien « Le Parisien », par exemple. Mais « Le Parisien » le dit : son objectif, c’est d’abord de défendre l’usager, le client, le lecteur. Il s’agit d’une approche différente, d’une approche marketing, si on veut…

L’Hebdo : N’avez-vous pas l’impression que le traitement de la vie sociale à l’entreprise pose des problèmes aux rédactions puisqu’on multiplie les informations « neutres » et pratiques (comme les perturbations pour les usagers, par exemple) au détriment des analyses ?

Pierre­-Henri Arnstam : J’ai été absent de la rédaction de France 2 pendant douze ans, où j’avais travaillé précédemment pendant vingt ans. À mon retour, j’ai constaté une chose qui en entraîne une autre : les effectifs du service économique et social avaient diminué de moitié. S’il y a moins de journalistes dans un service, les propositions en émanant sont moins nombreuses et le traitement à l’antenne sera moins abondant. J’ai donc entrepris de reconstituer un service plus important, parce que je considère qu’il y a à faire autre chose que de réagir aux conflits quand ils existent ou aux manifestations. Je dirai aussi que, dans ce secteur-là comme dans les autres, on s’intéresse plus des trains qui arrivent en retard qu’à ceux qui arrivent à l’heure ! Enfin, compte tenu qu’on a du mal à entrer dans les entreprises, même quand il n’y a pas de conflit, il n’est pas valorisant pour un journaliste social de se trouver autour de la table de conférence de rédaction où chacun doit « vendre » son information au rédacteur en chef. Surtout quand il n’y a pas ce petit quelque chose qui fait qu’on s’y intéresse et quand il n’y a pas de conséquences visibles pour le grand public !

Patrick Champagne : Je voudrais intervenir sur ce point qui me semble important. On a l’impression que ce n’est pas la logique qui détermine si on traite une information ou non, et même si on la traite, si on la traitera comme il convient. Il me semble qu’il y a des évolutions structurelles qui modifient les approches. Par exemple, la baisse des effectifs syndiqués peut faire croire que le social intéresse moins les gens, qu’ils ont une vie plus centrée sur leurs propres loisirs que sur l’activité de leur entreprise. La montée des marchés boursiers peut laisser croire qu’une grande partie de la politique s’est déplacée de fait des conflits sociaux vers, si je puis dire, les conflits boursiers. Ce sont des évolutions qui ne « regardent » pas les journalistes, mais d’une certaine manière, ils devraient s’en faire l’écho. Je crois qu’on peut parler de luttes dans les rédactions entre les différents journalistes pour « vendre » leurs sujets. Et c’est vrai que le social, parce que c’est un sujet difficile est moins porteur que d’autres ! Résultat de tout ça : quand il y a une grève des trains, on va d’abord indiquer qu’il n’y aura qu’un train sur trois ; on va donner l’information qui va intéresser le plus grand nombre… Ensuite, jouera le dynamisme de l’équipe rédactionnelle, le degré d’envie de faire quelque chose de neuf par rapport à ce qui se faisait (on doit noter qu’il y a aussi des routines !). Au bout du compte, on a souvent le sentiment quand on a fini de regarder le journal télévisé de se dire : « Pourquoi, diable ont-ils fait grève ? » Ce point m’évoque beaucoup le traitement des conflits internationaux, que ce soit le Liban ou le Kosovo aujourd’hui. Alors qu’on parle longtemps du Kosovo chaque jour, je fais le pari que si vous posez la question à mille personnes : « Pouvez-vous me dire en cinq minutes ce que vous avez compris au conflit ? », la seule chose que les gens vous diront, c’est qu’il y a des gens qui souffrent, de l’humanitaire et des frappes. Les causes du conflit ? Il faudra aller les chercher du côté de la BBC et des reportages de longue haleine, des documentaires de quatre heures, pour commencer à comprendre quelque chose. Pour en revenir au social, je crois pouvoir dire que, même s’il y a des tentatives, il est nécessaire de rééquilibrer, essayer de traiter des questions de fond. Par exemple, sur les problèmes de la SNCF et des grèves des transports qui reviennent souvent, des sujets mériteraient d’être traités à ce moment-là comme la place du service public.

Bernard Thibault : Je voudrais revenir sur la difficulté d’entrer dans les entreprises. J’ai eu l’occasion de visiter une entreprise de plasturgie ; j’étais accompagné de journalistes de radios locales. J’ai eu le droit de pénétrer dans le local syndical, pas les journalistes. Mais, face à cette difficulté, la réaction consiste souvent à dire : puisqu’on n’a pas pu aller sur un lieu pour récolter l’information, on ne fait rien. Pourtant, dire simplement qu’on est empêché d’entrer dans l’entreprise, c’est déjà une information. Je ne dis pas qu’il faut se transformer en journaliste militant qui voudrait dénoncer, non… Mais je trouve que ça fait partie du type d’informations sociales nécessaires pour se forger une opinion, sinon l’entreprise se transforme en un champ clos dans lequel il y a une espèce de droit divin, celui de l’employeur, et que l’on n’aurait pas le droit d’évoquer les conditions de travail, les conditions dans lesquelles l’entreprise fonctionne, et qu’il serait impossible de faire du reportage social ! Au bout du compte, on est plutôt calé sur l’événement qui fait qu’on peut alors entrer dans l’entreprise… Sur les commentaires des grèves, nous sommes à même de constater les lieux communs… Enfin, à propos des conflits, le lecteur, l’auditeur et le téléspectateur n’en connaissent pas forcément les raisons profondes ; mais de toute façon, il n’en connaîtra jamais les motifs de conclusion. Il y a le conflit, les périodes de tension, on essaie de dire combien de trains vont rouler, mais personne ne saura pourquoi la grève cesse un beau matin… On a eu un traitement à chaud, parce qu’il y a des usagers et un certain type d’informations à apporter, mais personne ne saura dans quelles conditions tout cela s’est arrêté. Est-ce que les gens qui demandaient des choses ont eu satisfaction ou pas ? Mystère. Ce traitement engendre un sentiment que la grève revient de manière un peu mécanique, par habitude, comme si les grévistes sacrifiaient à une mode, celle de recourir à la grève. Le fait de ne pas apporter de conclusions participe à la relégation de l’information au deuxième plan !

Patrick Champagne : Je vais rester dans le même registre à propos des manifestations lycéennes que j’ai suivies. Dans certaines salles de rédaction (pas à la télévision, mais ailleurs), des journalistes ont dit aux leaders lycéens : « Maintenant, c’est fini ; on ne vous médiatise plus. Stop ! Les gens en ont marre. » Dans certains cas limités, c’est presque les journalistes qui décident quand un mouvement doit commencer et quand il doit cesser. La manière même de parler des conflits fait que ceux-ci sont perçus comme des conflits entre M. X de la CGT et M. Y de telle entreprise. Obtenir trois bouts d’entretien avec les leaders, c’est plus facile et apparemment plus porteur que d’avoir à traiter le problème de fond qui demande du temps et une compétence particulière qu’on n’a pas obligatoirement… Il faut aller contre cette pente du traitement rapide…

Bernard Thibault : Alors que des expériences ont montré qu’aller chercher la parole vraie des acteurs d’un conflit, par l’image ou par l’écrit, donne de la force à l’information, autrement plus que de passer par les prétendus spécialistes… Les témoignages directs de gens qui ont décidé de s’engager parce qu’ils ont quelque chose à défendre, parce qu’ils ont un point de vue, ont une portée forte.

Guy Bernière : Avec le piège de la pensée unique, parce que ces experts raisonnent selon les schémas de la pensée unique…

Bernard Thibault : N’y a-t-il pas un décalage dans la manière dont fonctionnent les rédactions à propos des sujets sociaux au point qu’ils ne voient pas arriver les événements, comme en 1995 ? Il a fallu au moins une semaine avant que les rédactions ne prennent l’ampleur de ce qui était en train de prendre corps… On a évoqué le conflictuel ; c’est un traitement de l’actualité sociale. Lorsqu’il y a conflit, il y a événement et donc centre d’intérêt particulier. Mais, s’agissant de l’actualité sociale, il y a aussi ce que j’appellerai l’information à froid, l’analyse de l’évolution sociale indépendamment de la présence de conflits ou pas. Je pense, par exemple, au phénomène de précarité, à la question de l’égalité homme-femme au travail, aux discriminations… On a peu d’analyses ou de reportages dans la mesure où, déjà, sur le traitement des conflits à chaud, il y a ce problème de priorité, de hiérarchie qui est posé. Ce qui fait qu’on a plutôt tendance à percevoir le traitement de l’actualité sociale uniquement à travers les conflits. C’est peut-être un parti pris d’organisation syndicale, mais il y a une dégradation de la situation sociale. À partir de ce constat-là, il y a fossé entre ce qu’on peut percevoir en termes de dégradation et la place que celle-ci peut occuper dans les médias.

Pierre-Henri Arnstam : Cette question renvoie à celle des effectifs. Les journalistes qui sont mobilisés sur l’actualité chaude n’auront pas le recul nécessaire pour aller chercher une information qui permettra de mieux comprendre l’évolution du problème social. Il y a un combat à mener à l’intérieur de chaque rédaction pour garder une masse critique de journalistes pour aller sur le terrain.

Guy Bernière : Il y a un problème d’effectifs, certes, mais il y a aussi un problème de composition et de formation des effectifs. Il est évident que si on ne tient pas compte d’une diversification de la formation initiale de nos journalistes, on se retrouve avec des analyses monolithiques. Si on recrute dans une école de journalisme 95 % des jeunes qui sortent de Sciences Po, on va se retrouver entre biens pensants économiques, sous le règne de la pensée unique… Je fais l’expérience tous les jours que c’est dans la diversité culturelle, d’origine sociale qu’on fait une information de meilleure qualité.

Patrick Champagne : Je voudrais revenir sur le problème de la télévision. En effet, ne faut-il pas prendre acte des limites d’un journal télévisé (non pas pour s’y résoudre ; il y a des choses à faire). Il y a des places ailleurs que dans le journal pour traiter du social ; il y a les documentaires et il y a aussi les fictions, qui, parfois, rendent mieux compte de la réalité que les reportages d’actualité. Je prendrai l’exemple du dernier film de Bertrand Tavernier. C’est une fiction qui pose un problème social. Il fait plus discuter et donne plus à comprendre qu’un reportage dans le journal télévisé, auquel on fera une fleur extraordinaire en lui donnant quatre minutes !

L’Hebdo : Les médias ont un rôle essentiel à jouer dans la vie démocratique. En conséquence, peuvent-ils continuer à ignorer l’information sociale ?

Pierre -Henri Arnstam : Je crois que nous avons des efforts à faire, qui passent par une force de proposition accrue dans les équipes rédactionnelles, une diversification d’origine des journalistes et donc une amélioration du débat et de la recherche de l’information. Et j’ajouterai ensuite, vis-à-vis du public, un effort d’explication pour que les sujets moins concernant, comme on dit, soient rendus plus accessibles et donc intéressants.

Patrick Champagne : Il y a peut-être un facteur qui va « aider », si je puis dire, les journalistes à parler du social : la dégradation du climat social les touche aussi, avec la montée de la précarité. Il se passe des choses intéressantes dans le milieu lui-même. Il est traversé par les contradictions et il est beaucoup plus conflictuel. Les pigistes courent après les sujets et les articles à placer ici ou là ; ils se transforment, comme le dit Gilles Balbastre, en VRP de l’information, c’est-à-dire en représentants d’un commerce un peu particulier, celui de l’information. Je pense donc que la réflexion va revenir.

Guy Bernière : L’association des journalistes de l’information sociale avait fait faire un sondage, à l’occasion de son 30e anniversaire. On posait la question de savoir si les lecteurs avaient besoin d’informations sociales. Eh bien, nous avons eu confirmation qu’il y avait une très grosse attente. Et elle n’est pas prise en compte. Mais attention, il y a un piège. Dans beaucoup de magazines, par exemple, on a multiplié les rubriques « service ». C’est bien, mais complètement déconnecté de l’actualité. C’est le dictionnaire !

Bernard Thibault : De mon point de vue, l’actualité sociale et le traitement des questions sociales sont appelés à prendre une place de plus en plus importante à l’avenir. Soit parce que la force des événements va obliger les médias à se pencher dessus ; soit parce que les médias auront fait leur propre constat qu’il est nécessaire de traiter cette dimension des enjeux. En se référant au calendrier social de cette année, le débat sur les retraites, la seconde loi sur la réduction du temps de travail (qui conditionne sa situation au travail, qui touche au chômage, à la nature des contrats de travail et aux qualifications professionnelles), l’avenir de la protection sociale, l’indemnisation du chômage (c’est l’année de la renégociation de la convention UNEDIC), on voit bien l’importance de ces questions. Je pense que les médias seront de fait amenés à les prendre en compte, mais aussi celle de l’avenir de ces millions de personnes qui n’ont pas de revenu assuré pour vivre. Les médias auraient intérêt, chacun trouvant la réponse appropriée, à prendre les devants en assumant leur rôle, celui de favoriser les débats contradictoires. Les médias ont un rôle de support pour favoriser la mise en contradiction des points de vue et faire ainsi en sorte que les lecteurs, auditeurs et téléspectateurs soient un peu plus citoyens et se forgent une opinion. Si j’avais un souhait, à émettre, c’est que les médias participent à le faire à froid, plutôt que d’être contraints de traiter l’information sous la tension des événements. Le risque serait grand alors de voir l’événementiel prendre le pas, une nouvelle fois, sur le débat fondamental, détournant l’attention des véritables enjeux.