Texte intégral
Le Parisien : La démission surprise, hier soir, du patron des patrons, Jean Gandois, n’est-elle pas un succès de plus pour Lionel Jospin ?
Philippe Séguin : On a les succès qu’on peut…
Le Parisien : Est-il possible, pour un leader de l’opposition, de combattre aisément les « 35 heures » de Lionel Jospin après la sortie du patronat qui en fait plus que jamais une affaire personnelle ?
Philippe Séguin : Le piège que le Gouvernement veut nous tendre, c’est précisément de nous faire prendre parti pour tel ou tel des partenaires de la négociation de vendredi. Il va de soi que nous nous y refusons. Nous, nous avons simplement à formuler une appréciation politique. Et, à ce sujet, je voudrais dire qu’il y a tromperie sur la marchandise. On nous a annoncé, en effet, un sommet social après des années d’absence de dialogue social. Et que voit-on à l’arrivée ?
Qu’il n’y a pas eu la moindre négociation, mais une simple mise en scène pour mieux orchestrer la notification par le Gouvernement des décisions qu’il avait déjà prises. Tout a été fait pour les journaux télévisés de 20 heures. Vous appelez cela une négociation ?
Le Parisien : Lionel Jospin renvoie les partenaires à de futures négociations…
Philippe Séguin : On s’y perd ! Une négociation, normalement, c’est du « donnant-donnant » ou, pour reprendre une formule de Nicole Notat, je crois, du « gagnant-gagnant ». Or on est loin du compte. Est-ce une bonne façon de préparer une discussion que d’affirmer au préalable que ce que l’un des partenaires avait à négocier (en l’occurrence les 35 heures) n’est déjà plus négociable ? La négociation à venir risque, dans ces conditions, de ne pas se dérouler sous les meilleurs auspices, ce qui est grave pour la fameuse « méthode » dont Lionel Jospin ne cesse de nous rebattre les oreilles…
Le Parisien : Que reprochez-vous à cette méthode ?
Philippe Séguin : Lionel Jospin renvoie à plus tard, c’est-à-dire à une première puis à une seconde loi, la solution de problèmes importants dont on pensait qu’ils seraient réglés collectivement lors de la négociation du 10 octobre. Ainsi, les salariés attendaient d’être fixés sur le maintien ou non de leur pouvoir d’achat.
Le Parisien : Comment jugez-vous l’attitude du Gouvernement ?
Philippe Séguin : Nous sommes restés dans le flou artistique en dépit de quelques coups de pinceau sur le tableau. Lionel Jospin a affirmé qu’il n’avait jamais été favorable aux 35 heures payées 39 mais que, en revanche, il disait oui aux 35 heures sans perte de salaire. Dans un premier temps, on pouvait penser qu’il disait la même chose différemment. Mais, à la réflexion, comme il parle par ailleurs de « modération salariale », cela doit vouloir dire que, finalement, on ne baissera peut-être pas les salaires, mais qu’on ne les augmentera plus. Cela, qui l’a compris ? Il faudra bien pourtant le dire clairement aux gens ! ....
Le Parisien : Sur le fond, que pensez-vous des 35 heures ? Vous avez déjà parlé d’un « combat d’arrière-garde » …
Philippe Séguin : L’enjeu, si j’ai bien compris, ce n’est pas de réaliser une nouvelle avancée en termes d’abaissement de la durée du travail, mais d’aboutir à faire baisser le chômage. Or les Français sentent bien que le chômage ne baissera pas. Ils savent bien que, dans le contexte de la mondialisation et le de la concurrence, ce n’est pas en travaillant moins que la France se portera mieux. Il est, par ailleurs, une évidence : le nombre des emplois où la durée hebdomadaire du travail a un sens décline, et continuera à décliner, de manière inexorable.
Le Parisien : Ce n’est pas le cas de la fonction publique, où les syndicats demandent déjà l’application des 35 heures !
Philippe Séguin : C’est, effectivement, un très gros problème qui s’annonce. Les fonctionnaires ont demandé logiquement la parité avec le privé. On attend avec intérêt la réaction de l’Etat-patron…
Le Parisien : Que pensez-vous des mesures dénoncées par le RPR comme des « mesures à crédit », tels le Gouvernement jusqu’en 2015 du RDS ou la facture des emplois jeunes qu’il faudra payer dans deux ou trois ans …
Philippe Séguin : Le Premier ministre est en train de multiplier les bombes à retardement pour les années qui viennent. Il s’y prend d’ailleurs assez bien car, si l’on s’en tient au calendrier, elles devraient toutes exploser au moment où il aura, lui, quitté le pouvoir. C’est grave. Entre les questions dont on remet la solution définitive à plus tard, en adoptant des mesures provisoires, et les dossiers réglés à crédit, je crains que, dans le grand enjeu de la bataille économique mondiale, la France ne s’inflige un certain nombre de handicaps très lourds.
Le Parisien : Le RPR n’a pas défilé dans la rue, samedi, contre la réforme des allocations familiales, contrairement à un Philippe de Villiers ou à un Bruno Mégret. Pourquoi ?
Philippe Séguin : Certains d’entre nous ont manifesté à titre personnel. Pour ma part, je ne suis pas partisan du mélange des genres, et je reste hostile à toute « récupération ». Sur le fond, je constate que le Gouvernement est en train de virer de bord, sans l’admettre, bien sûr : peut-être nos critiques seraient-elles en train de porter leurs fruits. Sur l’AGED (aide à la garde d’enfant à domicile), sur les allocations familiales, sur les aides à l’emploi à domicile, etc.
Le Parisien : Lionel Jospin vient d’affirmer : « Notre priorité, c’est l’emploi avec l’euro. » Partagez-vous ce credo ou bien, comme Robert Hue, souhaitez-vous un nouveau référendum sur la construction européenne ?
Philippe Séguin : Cette alternative est un peu étroite ! (Rires)… J’aimerais savoir, en réalité, quelle est, au juste, la politique européenne du Gouvernement. Il me semble évoluer, en effet, à grande allure, depuis que sont abandonnées, les unes après les autres, les fortes proclamations de campagne électorale, notamment sur le terrain social. Lionel Jospin est ainsi passé de la nécessité d’un « Gouvernement économique européen » à celle d’un simple « pôle économique » aux contours assez incertains. Mais ce pôle semble désormais perdu corps et bien. Quant au référendum, il a déjà eu lieu. On en connaît le résultat. Je ne le remets pas en cause. Simplement, je m’amuse de voir que certains paraissent découvrir aujourd’hui les problèmes que nous soulevions à l’époque !
Le Parisien : Vous qui avez toujours pourfendu la « libéralomania », ne donnez-vous pas acte à Lionel Jospin qu’il combat lui-même les excès du tout-libéral ?
Philippe Séguin : Tout Gouvernement doit à la fois préserver notre modèle social et tenir compte du contexte de mondialisation. C’est la synthèse qui est capitale. Or Lionel Jospin est condamné à l’échec, car les socialistes ne tiennent pas assez compte du contexte dans lequel notre pays évolue.
Le Parisien : Pourtant, les Français semblent admettre les réformes. Un ministre de droite aurait-il pu, par exemple, tenir sans conséquences les propos d’un Claude Allègre ?
Philippe Séguin : Quelles réformes ? Claude Allègre prétend, ainsi, vouloir « dégraisser le mammouth ». Or il fait exactement le contraire en multipliant les embauches et titularisations dans l’Education nationale. En fait de « mammouth à dégraisser », c’est une oie qu’on gave !
Le Parisien : Pourquoi ne dites-vous pas franchement que, au fond, vous êtes d’accord avec le projet Jospin-Chevènement sur l’immigration ?
Philippe Séguin : Le débat parlementaire n’a pas encore eu lieu, et il peut nous réserver des surprises. Y compris, au dernier moment, un virage à gauche. Ça ne serait pas la première fois. En l’état, je fais deux observations : d’abord, je souhaite que le Gouvernement se montre d’une extrême prudence sur le droit d’asile, pour ne pas générer, une fois de plus, de faux espoirs ; ensuite, s’il est vrai que le nombre des régularisations devait s’avérer modeste, comme l’annonce le Gouvernement, je m’interroge sur le sort des sans-papiers recalés. Que va-t-on faire d’eux ? Le Premier ministre prétend qu’il va organiser le retour à leur pays d’origine. Mais alors, ce ne sont plus des charters qu’il faudra affréter, ce sont des lignes régulières qu’il faudra ouvrir.
Le Parisien : Souhaitez-vous, malgré tout, qu’un consensus se dégage sur ce dossier entre la gauche et la droite ?
Philippe Séguin : Que le Gouvernement commence par faire le consensus au sein de sa majorité !
Le Parisien : Comment vivez-vous le début du procès Papon, et la remise en liberté de ce dernier ?
Philippe Séguin : J’avais osé douter que ce procès soit pédagogique : pour le moment, hélas, je suis servi ! Sur la mise en liberté de Maurice Papon, les juges ont tranché : je n’ai rien à en dire. Mais deux choses m’ont choqué : comme les familles, j’ai très mal pris les images filmées dans un cadre hôtelier luxueux ; par ailleurs, j’ai été stupéfait qu’un avocat représentant les parties civiles ait pu se permettre de réclamer, à cause de cela, un changement d’urgence de la loi, en plein procès… Sur le fond, je veux être clair : ce qui a été fait par Vichy est abject. Mais il faut pour autant se méfier d’une nouvelle version de l’Histoire qui consisterait à nous faire croire que, de 1940 à 1944, tous les Français étaient vichystes. Que fait-on des centaines de milliers d’hommes et de femmes morts alors pour la France ?
Le Parisien : Approuvez-vous Jean-Pierre Chevènement d’avoir invité les Français à être lucides, mais sans céder au masochisme ?
Philippe Séguin : Sur ce point, je l’approuve.
Le Parisien : Quelles réflexions vous inspire la publication du livre – dont la vente est suspendue depuis hier – mettant en cause François Léotard et Jean-Claude Gaudin dans l’assassinat de la députée Yann Piat ?
Philippe Séguin : Il y a quelque chose qui ne va pas dans un pays où l’on se retrouve tout embarrassé et même, pendant quelque temps, impuissant lorsqu’on accuse – sans avancer de preuves – deux anciens ministres d’assassinat.
Le Parisien : N’avez-vous pas sous-estimé Lionel Jospin ?
Philippe Séguin : Non. D’ailleurs, je n’ai jamais sous-estimé le moindre adversaire.