Texte intégral
L'EUROPE est prisonnière du cycle infernal des guerres de minorités : elle ne parvient pas à substituer la prévention politique à l'action militaire. Si les responsables politiques se révèlent incapables d'imaginer des solutions aux conflits qui éclatent régulièrement dans les Balkans, c'est parce que, pour eux, la seule vision légitime est celle de l'Etat-nation. Cette vision est totalement inadaptée à l'Europe de l'Est, où les Etats, créés par la grâce des traités, abritent couramment plusieurs peuples, langages ou cultures, où l'identification Etat-nation-territoire est impossible, où, dans un même village cohabitent différentes minorités. C'est pour ne pas l'avoir compris, pour avoir voulu imposer l'identification Etat-nation, pour avoir refusé de prendre en compte l'hétérogénéité ethnique, religieuse et culturelle de ces Etats, que les hommes politiques européens ont une responsabilité certaine dans la guerre des Balkans. Car chacun sait que, lorsqu'il s'agit de peuples, de culture ou de religion, pour rendre homogène ce qui est hétérogène, il faut expulser, nettoyer, tuer, assimiler de force.
Soyons lucides, c'est ce que la France a fait à sa manière dans les siècles passés. Souvenons-nous des colonnes infernales de Vendée ou des dragonnades des Cévennes.
Il est urgent - si nous voulons que l'Europe de l'Est échappe dorénavant aux purifications ethniques, religieuses ou culturelles - d'accepter l'hétérogénéité, la dissociation Etat-nation, la création d'autres modèles d'organisations.
Or un autre modèle existe, il a été conceptualisé à la fin du XIXe siècle par Karl Renner lors d'un congrès du Parti social-démocrate autrichien où avait été évoquée la transformation de l'Autriche-Hongrie en une fédération de nationalités. Déjà, à cette époque, des voix s'étaient élevées pour souligner l'urgence de sortir du dilemme mortel entre le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes et l'unité de l'Etat. Cela revenait à poser les bases d'un Etat multinational où sont dissociés l'Etat et la nation.
Les guerres nationales pourraient être rendues sans fondement par une dénationalisation de l'Etat, par une dissociation de l'Etat et de la nation. Comme l'Europe a mis fin aux guerres de religion en reléguant la religion dans le domaine de la conscience individuelle, elle pourrait tenter de mettre fin aux guerres nationales un choix et un droit individuel. L'appartenance à une nation ne serait pas uniquement liée au droit au sang ou au droit du sol : il reviendrait à chaque individu de décider dans quelle communauté nationale il s'inscrit.
Poser les bases d'un Etat multinational où sont dissociés l'Etat et la nation
Les « nations » entendues de cette façon seraient des personnes morales que l'Etat reconnaîtrait en tant que telles, outre le fait qu'il continuerait de reconnaître chaque individu comme citoyen. Elles se soumettraient librement à la souveraineté étatique avec laquelle elles discuteraient leurs compétences. Nous, nous trouverions dans une sorte de fédéralisme disséminé, sans territoire, puisque les individus de même nationalité ne seraient pas regroupés géographiquement, mais culturellement et juridiquement. La nation serait désétatisée. L'Etat serait dénationalisé.
Le principe de personnalité fut appliqué après la première guerre mondiale, en Lituanie, et plus expressément en Estonie, par une loi de 1925 dont s'inspirent les Hongrois d'aujourd'hui. Après 1989, pour tenter de répondre au problème de se minorités et pour proposer un modèle politique que les pays alentour pourraient adopter à l'égard des minorités hongroises, la Hongrie a adopté une loi sur le droit des minorités nationales et ethniques. Le principe de l'autonomie personnelle est reconnu juridiquement. Les « minorités nationales et ethniques » se voient reconnaître des droits collectifs et participent à la vie publique, en tant que telles, par l'auto-administration. La nation, considérée comme une communauté de culture, devient corps intermédiaire au sein de l'Etat, seul souverain.
Cette idée d'un Etat multinational représente, pour les vieilles nations de l'Ouest, quelque chose comme une chimère à trois têtes. Naturellement, promouvoir un modèle de ce type pourrait constituer pour elles un danger. En justifiant un autre modèle, nous faisons descendre le nôtre de son piédestal monopolistique. Et, si l'Etat multinational devient sur le plan européen aussi légitime que l'Etat-nation, comment éviterons-nous les revendications des Bretons ou des Corses ? C'est peut-être justement pour cela que le débat n'apparaît pas sur ces questions. Pourtant, nul doute qu'une organisation de ce type pourrait, dans certains pays, offrir des changes de substituer le droit à la violence toujours menaçante et de limiter les occasions de guerre. Nous devons, certes, continuer à fourbir des armes pour éviter des massacres sur le territoire européen. Mais l'Europe devrait surtout servir à la conception concertée de nouvelles organisations politique. Tandis que, si nous continuons à traiter le problème seulement dans ses conséquences, en imposant la paix par la guerre, nous risquons de ne gagner à long terme que la paix des cimetières.