Article de M. Jacques Delors, membre associé du bureau national du PS, dans "Le Nouvel Observateur" le 2 octobre 1997, intitulé "Le cochon et la poule", sur la Conférence nationale sur l'emploi du 10 octobre et la solidarité nécessaire entre tous les acteurs sociaux ("ni grand-messe, ni marche au pas").

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Conférence nationale sur l'emploi, les salaires et le temps de travail, Paris le 10 octobre 1997.

Média : Le Nouvel Observateur

Texte intégral

La conférence nationale sur l’emploi, les salaires et le temps de travail constitue à n’en pas douter un éventuel renouveau des relations sociales en France. Est-il utile de rappeler, par exemple, que la réussite néerlandaise en matière de croissance et de création d’emplois est due, de l’avis de tous les spécialistes, à la qualité du dialogue et à l’aptitude au compromis des partenaires sociaux ?

J’entends déjà les sceptiques gloser sur la faiblesse et la division des organisations professionnelles et syndicales en France. C’est un fait dont malheureusement trop de gouvernements ont, dans le passé, pris leur parti pour organiser des grand-messes sans contenu réel ou pour jouer d’un interlocuteur contre les autres. À ce jeu, la France est perdante et les chômeurs aussi.

Le Gouvernement a préparé un solide dossier sur les données de base de la négociation qui fait penser aux années glorieuses du plan, lorsque Jean Monnet ou Pierre Massé mettaient toutes les cartes sur la table. Le plan constituait alors, pour tous les acteurs de la vie économique et sociale, un lieu privilégié où l’on pouvait se faire entendre et rechercher, la plupart du temps discrètement, des amorces de solution. Où l’on pouvait trouver, lors de crises sérieuses comme la grande grève des mineurs en 1963, une issue positive et pacifique à un conflit grave et porteur de risques. Ainsi, ce mois-ci, chaque organisation va être placée devant ses responsabilités. Elle devra s’expliquer, pas seulement devant ses mandants, mais aussi devant l’opinion publique, pour peu que le Gouvernement fasse preuve de détermination et de franchise.

C’est là qu’intervient la fable du cochon et de la poule, joliment racontée par Sergio D’Antoni, secrétaire général de la CISL, l’une des grandes organisations syndicales italiennes. La poule dit au cochon : « Tu sais, nous pouvons faire des choses ensemble. » Et le cochon répond, sans se démonter : « Des œufs au jambon. » Le cochon repart, perplexe, et découvre tout d’un coup que, pour mener cette « action commune », il doit accepter d’être coupé en tranches. Notre responsable syndical veut dire par là qu’une bonne négociation repose sur le donnant-donnant et, ajoute-t-il, sur la capacité de chaque organisation, en ces temps difficiles, à braver l’impopularité, puisqu’il faut expliquer les concessions faites et les exigences de la solidarité entre tous, entre les actifs et les chômeurs, entre les générations.

Pour à la fois soutenir raisonnablement la croissance économique et réussir une diminution du temps de travail qui aboutisse réellement à la création d’emplois, chaque partenaire doit entreprendre une révolution copernicienne. Le patronat doit accepter ce fait essentiel qu’en raison du progrès technique la tendance est à la diminution du temps de travail. Doit-on rappeler qu’en Europe, la production a été multipliée par trois depuis quarante ans, avec une quantité de travail réduite de 30 % ? Il s’agit donc de reprendre ce mouvement, interrompu depuis quinze ans, grâce à une gestion plus souple de l’organisation interne du travail et une ouverture aux jeunes qui frappent à la porte du marché du travail – au besoin, en leur offrant une alternance entre le travail et une formation leur permettant d’acquérir toutes les compétences nécessaires. Quant aux organisations syndicales, elles doivent admettre que les gains de productivité sont à répartir judicieusement entre les salaires, le financement de la diminution du temps de travail et les profits qui restent nécessaires pour engager les nouveaux investissements.

Au total, il y a là un cadre général sur lequel on espère que les partenaires sociaux se mettront d’accord. Un cadre dans lequel se dérouleront des négociations décentralisées au niveau des entreprises et en tenant compte des situations spécifiques de chacune d’entre elles. En effet, les modalités et le rythme de la réduction du temps de travail devront être différenciés en fonction des besoins des entreprises, des aspirations diverses des salariés et de la possibilité offerte aux travailleurs ayant cotisé quarante ans à la Sécurité sociale, de prendre leur retraite ou de travailler à mi-temps – libérant ainsi un emploi pour un jeune ou, plus généralement, pour un chômeur.

Pas de grand-messe donc, mais pas non plus de marche ou pas cadencé, à partir d’une décision venue d’en haut. Si chaque partenaire sort de sa routine et de sa langue de bois, alors la France pourra espérer ne pas être le seul pays de l’Union européenne où le dialogue social se révélerait vide et impuissant.

Le Gouvernement, de son côté, doit veiller à ce que les résultats d’ensemble permettent une bonne combinaison entre exportations, demande intérieure et investissements, pour soutenir l’expansion économique, faire diminuer sensiblement le chômage et se lancer à la conquête de l’avenir.