Article de M. Jack Lang, membre du bureau national du PS et président de la commission des affaires étrangères de l'Assemblée nationale, au "Monde", le 15 mai 1999, sur la défense du cinéma européen contre l'hégémonie culturelle américaine, intitulé "Sauver les cinémas nationaux d'Europe".

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  • Jack Lang - membre du bureau national du PS et président de la commission des affaires étrangères de l'Assemblée

Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

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Que le soleil de Cannes ne nous aveugle pas. Dans quelques jours, le choix du jury fera briller de nouvelles étoiles au firmament du cinéma. Elles seront peut-être européennes. Souhaitons-le. Pourtant - il est temps de s'en inquiéter -, les industries cinématographiques européennes sont sinistrées. Sous les décombres de la production, le talent étouffe. L'Italie, qui n'a produit que 75 films en 1995, rêve de ses splendeurs passées. En Russie, vingt fois moins de films qu'au début de la décennie. La Bulgarie : six films en 1996, la Slovaquie : trois. L'Angleterre : en dents de scie. Peu résistent : le Danemark, qui possède une création cinématographique de premier plan, reconnue ; la France, mais une France à l'image du village d'Astérix, cernée par les divisions hollywoodiennes et leurs habiles manoeuvres tactiques.

Car, pour Hollywood, le cinéma est d'abord une industrie comme une autre. Avec son capital : les stars. Son bailleur de fonds : le marché intérieur. Ses stratèges : les majors. Ses soutiens politiques : les apôtres zélés de la déréglementation tous azimuts. Un enjeu, enfin : la domination culturelle du monde. Ainsi, en 1998, les recettes du cinéma américain ont été enregistrées pour près de moitié à l'étranger. Du pain bénit au moment où le marché américain ne peut plus, à lui seul, amortir le coût des films.

Mais bien plus qu'un pays, c'est un système, insensible à la fragilité essentielle de la création et guidé par la loi d'airain du profit, qui est en cause. Comme l'a rappelé le patron de Miramax, Harvey Weinstein, les networks ont décidé d'exclure tout à la fois les films indépendants américains et les films européens de leurs petits écrans.

Préférant la tactique du rouleau compresseur, Hollywood accapare les écrans mondiaux avec l'objectif du succès avant tout. Budgets colossaux, effets d'amplification des salles multiplexes, accords financiers pervers et montages astucieux au travers de chaînes de télévision ou de sociétés de télécommunication : les méthodes sont désormais connues. L'exemple du bras de fer en Pologne entre HBO et Canal + est édifiant. Profitant d'un vide juridique, la chaîne américaine émet sur le réseau câblé polonais depuis la Hongrie sous le couvert d'une licence d'opérateurs de télécommunication. Au mépris de la législation polonaise qui impose à chaque diffuseur de respecter des quotas de production et de diffusion d'oeuvres polonaises. Comme toujours, les plus fragiles sont les plus menacés.

Revers de la médaille, aux États-Unis aussi, la production indépendante est en péril. De grands réalisateurs, comme Martin Scorsese ou Steven Spielberg, se battent pour la reconnaissance du droit moral de l'auteur et la protection du patrimoine cinématographique. Avec raison, courage, intelligence. Plutôt que de dénigrer sans cesse cette machine hollywoodienne qui nous fascine autant qu'elle nous effraie, il faut comprendre qu'aux États-Unis aussi un autre cinéma veut vivre. La création ignore les frontières et les créateurs dédaignent les querelles de puissances.

Que faire pour sauver les cinémas européens ? Deux mots d'ordre : vigilance, action.

Vigilance, tout de même, car les tenants du libre-échangisme sauvage tentent de faire revenir par la fenêtre cet AMI éconduit par la grande porte en octobre 1998, grâce à la détermination de la France. La nouvelle menace, sérieuse, se nomme le « round du millénaire » de l'OMC. Le masque change, les intentions demeurent : partout où ils le peuvent, encerclant à pattes de velours la forteresse Europe, les ultralibéraux tentent de faire sauter les verrous destinés à protéger la création. En Pologne, en Corée, au Mexique, on connaît la chanson : pousser les autorités à renoncer aux outils de régulation et encourager la convergence entre l'audiovisuel et les télécommunications, donc la confusion entre le support et l'oeuvre, l'amalgame, entre les tuyaux et leur contenu. A cette stratégie de plombier, qu'opposer ?

Action ! L'exemple coréen montre que la résistance n'est ni futile, ni vaine. Un système de quotas rigoureux et l'enthousiasme du jeune public pour son cinéma ont édifié une belle résistance. Nous ne manquons pas d'atouts. L'excellence réjouissante de la culture européenne, son patrimoine cinématographique éblouissant et le talent décomplexé de la jeune génération permettent toutes les audaces et permettent tous les espoirs.

Mais où est la tactique et qui est le stratège ? Cessons de nous conduire en agneaux terrifiés par le grand méchant loup américain, de diaboliser Hollywood pour dissimuler notre propre complaisance. Les assassins sont parmi nous. Les gouvernements nationaux sont coupables de non-assistance à cinéma en danger de mort. Plus grave encore, ils accordent sans discernement des pavillons de complaisance aux chevaux de Troie numériques d'outre-Atlantique.

La France a su montrer la voie voici quelques années. Elle a imaginé un système intelligent, original, et tourné vers la création qui a permis au cinéma français de maintenir son rang. Aujourd'hui, le bel ouvrage chancelle : faiblesse dramatique d'une distribution qui fait la part trop belle aux Américains, étouffement des producteurs indépendants, menaces sur Canal +… La position « dominante » de cette chaîne épinglée par le Conseil de la concurrence n'est-elle pas l'inévitable conséquence des justes obligations qui lui ont été imposées au nom du soutien au cinéma français ? Pourtant, cette décision historique n'est pas dépourvue d'équivoque ; elle ouvre la voie à de nouvelles victoires de la logique strictement commerciale. Comme le clament avec inquiétude les professionnels du cinéma, la France risque de revenir sur ses pas.

Déjà, 1998 a d'abord et avant tout profité aux productions hollywoodiennes. Pour la première fois de son histoire, le cinéma français aura attiré moins de 30 % du public alors même que la fréquentation globale des salles atteignait un niveau inespéré.

Audiovisuel et cinéma, le dispositif de financement et de diffusion des films en France doit être revu. Aux pouvoirs publics d'imaginer des solutions neuves. Le temps presse.

Mais la France ne comblera jamais seule le fossé qui sépare ses productions de celles d'Hollywood. L'Europe, désormais, doit tenir le premier rôle et s'affirmer comme un espace privilégié de la riposte. Elle seule possède la taille critique nécessaire et les atouts stratégiques indispensables pour remporter la partie. Sa passivité est complice des succès remportés par les grosses machines commerciales. C'est faute d'Europe culturelle que le monde entier risque d'être hollywoodien.

Pour être présente, l'Europe doit être forte et parler d'une seule voix. D'une voix politique qui rassemble les énergies disparates et donne aux solutions techniques éparpillées une unité et un horizon. Il faut doter l'Europe d'une force de frappe culturelle. Avec son chef de file : un président de la Commission européenne déterminé et volontaire. Il serait le stratège qui veillerait à la fois à la culture, à l'audiovisuel, à l'éducation et aux nouvelles technologies, et rassemblerait les compétences aujourd'hui dispersées entre les mains de quatre commissaires.

La feuille de route d'une Commission européenne tournée vers le futur et l'innovation ? D'abord, recréer une culture cinéphilique. C'est à l'école que tout commence, et c'est d'abord pour elle qu'il faut mobiliser nos énergies. À quand un apprentissage de l'image, pédagogie indispensable à l'éveil de l'esprit critique chez les plus jeunes, bombardés continuellement d'images « made out of Europe » ? Il faut alphabétiser cinématographiquement les jeunes Européens.
Ensuite, défendre pied à pied, en Europe, à travers le monde, se battre pour le « droit des peuples à disposer de leur propre imaginaire », selon la belle expression de Claude Miller et Claude Lelouch. Refuser la logique de l'uniformisation qui se cache derrière le vocable aimable de la « convergence ». Ensemble, les Européens pèseront davantage à la table des négociations. Ensemble, mais différents, uniques et singuliers. C'est cela la force de l'Europe.

Enfin, et surtout, organiser l'offensive. Répétons-le : seule l'Europe dispose des ressources humaines, financières et techniques qui permettront à chacune des nations qui la composent d'exprimer son identité. Son devoir est d'encourager, pays par pays, la restructuration des industries cinématographiques. Soutien à la création, organisation de la distribution et négociation d'accords internationaux, diffusion des nouvelles technologies : c'est à l'échelle de l'Europe que tout cela doit s'organiser à présent. Une tâche considérable et urgente qui demandera l'énergie et le talent d'un « Monsieur Cinéma européen ». Pour que l'Europe ne soit pas une puissance comme d'autres, uniformisatrice, mais une civilisation multiplicatrice de créativité !