Interview de M. Philippe de Villiers, président du Mouvement pour la France, à France Inter, le 14 mai 1999, sur l'inefficacité de l'intervention de l'Otan au Kosovo, la faiblesse de la défense européenne, l'influence des Etats-Unis au sein de l'Otan et la nécessité de modifier le fonctionnement de l'Union européenne préalablement à son élargissement.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : France Inter

Texte intégral

Stéphane Paoli : Où est le chemin, sinon de la vérité, au moins de la réalité au Kosovo ? Et comment l'Europe, à un mois des élections européennes, saurait-elle répondre à une question qu'elle ne maîtrise pas ? Belgrade annonce 1 200 morts dans la population civile en Serbie. Invérifié pour l'instant. Régis Debray, dans Le Monde, écrivait il y a 48 heures que 300 écoles avaient été touchées par les bombes. Mais dans Libération, ce matin, il reconnaît qu'il tient ce chiffre d'un journaliste italien et que c'est une information non vérifiée.
 
Belgrade annonce avoir engagé un retrait d'une partie de ses unités. En réalité, seuls 250 départs ont pu être vérifiés sur 40 000 hommes présents au Kosovo. Jacques Chirac, de retour de Moscou, affirme que la Russie semble disposée à participer à un déploiement d'une force civile et militaire internationale, qui assurerait le retour des Kosovars. Mais la réalité, à ce jour, est que Moscou pose le préalable de l'arrêt des bombardements. Seul élément objectif, visible quotidiennement depuis plus d'un mois, l'exode de femmes, d'enfants et d'hommes dont les témoignages sont une question quotidienne posée à l'Europe.
 
Comment faites-vous, vous-même : essayez-vous de faire vous-même la part entre la réalité et ce qu'on en dit aujourd'hui du Kosovo ?

Philippe de Villiers : C'est une question très difficile car on a très peu d'informations. Moi, je pense quand même que le bilan de toute cette affaire est désastreux. D'abord parce que l'Otan nous a fâchés avec le monde entier – avec deux grandes puissances : la Russie et la Chine ; la coupure avec le monde slave. Les bombardements n'ont rien résolu dans les Balkans. Ils ont accéléré l'épuration ethnique et ils ont renforcé Miloševic. En d'autres termes, les buts qui étaient affichés n'ont pas été atteints et on aboutit parfois à des résultats inverses. En fait, la guerre, Clausewitz, Napoléon et tous ceux qui ont fait la guerre, savent que la guerre c'est la continuation de la politique. Quand on ne sait pas quel est le but de guerre et qu'on change de but de guerre en cours de route, si l'on peut dire, on aboutit à des résultats qui sont contraires aux buts affichés. Nous sommes aujourd'hui dans cette situation et je pense que la seule solution est politique, diplomatique. Il faut réintroduire la Russie dans le jeu et les Nations unies.
 
Stéphane Paoli : Il faut négocier avec Miloševic ?

Philippe de Villiers : Ce n'est pas moi qui dis ça.

Stéphane Paoli : Mais vous qu'en dites-vous ?

Philippe de Villiers : Je pense qu'il y a une manière de s'en tirer : c'est de remettre dans le coup les Nations unies et de prendre une résolution qui permet une négociation et la fin des bombardements et le désarmement de l'UCK, une solution qui permette de rétablir la paix. Ce que je constate, c'est qu'aujourd'hui il y a un résultat qui est certain : c'est que l'Europe est sous le contrôle politique de l'Otan, c'est-à-dire de l'Amérique. Et ça, c'est quelque chose qui me choque profondément parce qu'avec Charles Pasqua, nous nous battons pour une Europe des nations, c'est-à-dire une Europe indépendante.

Stéphane Paoli : Avez-vous lu l'article de Régis Debray dans Le Monde ? Il se dit « national-républicain. » Qu'est-ce que vous en dites ?

Philippe de Villiers : Je ne connais pas Régis Debray. Je n'ai pas lu cet article et donc je me contente de donner mon point de vue à moi sans commenter le point de vue des autres.

Stéphane Paoli : Donc vous dites : démonstration de l'impuissance et échec de l'Europe dans cette affaire ?

Philippe de Villiers : Bien sûr.

Stéphane Paoli : Franchement n'est-ce pas un peu court ? N'est-ce pas plus compliqué que ça ?

Philippe de Villiers : Ce qui est évident, c'est que l'Europe a appelé l'Amérique à la rescousse et que les eurofédéralistes qui nous parlent depuis des années de cette Europe en disant : « l'Europe, c'est la paix », alors que c'est la guerre aujourd'hui, c'est la guerre en Europe avec des États européens qui se font la guerre, et qui nous disent : « Avec Maastricht, avec Amsterdam, on aura une Europe puissante, qui parlera d'une seule voix. » Oui, c'est la voix de l'Amérique. Donc, en réalité, nous sommes au coeur d'un paradoxe : ceux qu'on appelait « les eurosceptiques », des gens comme Pasqua et moi, sont les ultimes défenseurs d'une Europe qui se veut indépendante. Et je pense que, pour que l'Europe soit indépendante, il faut que la France fasse entendre sa voix singulière parce que la France est le seul pays, en Europe – ce n'est pas le cas de nos partenaires allemands et anglais qui, c'est une habitude, c'est une tradition, jalouse, ne s'aligne pas systématiquement sur les États-Unis.

Stéphane Paoli : Que répondriez-vous à ceux qui vous disent : si la guerre du Kosovo existe, c'est précisément parce qu'il n y a pas eu assez d'Europe ? Qu'on n'a pas su la construire à temps ?

Philippe de Villiers : Je répondrais que, hélas, depuis 40 ans – souvenons-nous de la CED, etc. –, à chaque fois qu'on a voulu construire plus d'Europe au sens d'une Europe intégrée et non pas d'une Europe de la coopération, nos partenaires cherchaient l'occasion de s'aligner sur l'Amérique. Je vais vous donner un exemple : quand la France a voulu reprendre les essais nucléaires, qui a protesté ? L'Allemagne et l'Italie. Quand la France a voulu augmenter le budget du FED pour aider l'Afrique, qui a protesté ? L'Allemagne, l'Italie, l'Angleterre. Quand la France a voulu que le pilier sud de l'Otan soit désormais commandé par un chef européen, qui a protesté ? L'Allemagne et l'Angleterre. En d'autres termes, moi, je veux bien l'Europe unie, je veux bien l'Europe de la défense, à la condition que nos partenaires la veuillent aussi. Regardez l'histoire de la frégate anti-aérienne Horizon qui devait se faire avec les Anglais. Les Anglais ont refusé. Donc, il y a une espèce de tropisme des pays européens qui est de construire, en Europe, l'empire atlantique, et de vouloir faire, sur le mode des États-Unis, les États unis d'Europe. Moi, je pense au contraire que l'Europe ne sera elle-même, avec sa substance, sa personnalité, son identité, que si elle s'appuie sur les nations, c'est-à-dire sur la richesse de sa diversité. Et cela suppose que la France soit la France, plutôt qu'une France alignée qui, aujourd'hui, est aujourd'hui d'aller à Moscou pour quémander une solution de paix.

Stéphane Paoli : Peut-on échapper, aujourd'hui, au fond… Nous sommes dans un monde où les mises en réseau – politique, économique, culturel, social – sont tels qu'un nouvel espace est en train de se définir. Qu'est-ce que, dans votre esprit, on peut encore défendre ce que vous appelez « le souverainisme » ?

Philippe de Villiers : Justement, la question qui se pose, dans le mois qui vient, elle est simple : est-ce qu'on continue à faire une petite Europe alors que le mur de Berlin est tombé le 9 novembre 1989, il y a dix ans ? Ou est-ce qu'on s'oblige à faire la réconciliation de la géographie et de l'histoire, c'est-à-dire une grande Europe à 20, 25, 30, que sais-je encore ? Si on fait la deuxième Europe, la « Grande Europe », celle de l'Histoire, celle de l'avenir, alors il faut se détacher de la méthode Monnet qui a servi à construire l'Europe jusqu'à présent, et qui est une méthode de l'intégration économique qui ne marche plus avec des pays qui sont en grand décalage avec nous ; et une méthode de l'intégration politique, avec un super-État monolithique, dont on voit bien qu'il ne marchera pas, avec des décisions à la majorité qualifiée quand on sera 20, 25 ou 30. Donc, il faut changer les choses et passer de l'idée d'une Europe fédérale à l'idée d'une Europe confédérale, en accueillant très vite nos partenaires et en donnant le primat au politique sur l'économique. C'est quand même un paradoxe que, depuis dix ans, on n'ait pas encore accueilli la Pologne, la Tchéquie, la Hongrie par exemple, et que l'Otan les ait accueillis. En d'autres termes, cette fameuse confédération qu'on n'a pas su faire – d'ailleurs François Mitterrand en avait parlé lui-même dès 1989 – on ne l'a jamais faite. Eh bien, c'est l'Otan qui est en train de la faire à notre place. Mais c'est un empire atlantique, ce n'est pas l'Europe.
 
Stéphane Paoli : Et vous, votre engagement politique avec Charles Pasqua… J'entendais, dans le journal de 8 heures dire, au fond, que c'était le Kosovo qui vous avait réunis plus que… Je ne suis pas sûr que les petites phrases politiques soient porteuses de grand sens, mais je me souviens de ce que vous avez dit à propos de « la soupe », le message envoyé à Pasqua. C'est « la soupe » ou c'est le Kosovo qui vous a réuni ? Ou est-ce que le Kosovo c'était « la soupe », d'ailleurs ?

Philippe de Villiers : Il y a longtemps qu'avec Charles Pasqua on a supprimé la soupe et qu'on est passé directement au plat de résistance, au sens fort du terme. Avec Charles Pasqua, nous nous sommes battus au moment de Maastricht, de la même manière, avec les mêmes idées au moment d'Amsterdam. Et sur le Kosovo, nous avons fait tout de suite, sans nous concerter, la même analyse parce que nous avons la même. Nous partageons les mêmes inquiétudes, les mêmes analyses et le même dessein de l'Europe. Charles Pasqua est un résistant et, moi, je suis très fier de me battre à ses côtés pour cette campagne qui est très importante et qui nous laisse de grands espoirs.

Stéphane Paoli : Et le fait que Marie-France Garaud se soit rendue à Belgrade, en plein conflit, ça ne vous pose pas un problème ? Compte tenu, encore une fois, des idées que vous défendez, de ce souverainisme auquel vous faites référence ?

Philippe de Villiers : Je crois que le procès, qui lui a été fait, est un mauvais procès puisqu'elle est allée voir les opposants dont l'un qui est l'héritier d'une grande tradition de résistance au nazisme, puisqu'il faut quand même savoir qu'il y a beaucoup de Serbes qui ont résisté au nazisme durant la dernière guerre. Et donc les choses sont complexes. Et donc Marie-France Garaud, qui est elle-même ancrée dans cette tradition de résistance, a ramené de là-bas une vision qui me paraît tout à fait utile. Et je suis très heureux qu'elle soit avec nous dans ce combat puisqu'elle a été l'inspiratrice du combat contre Maastricht et, aujourd'hui, les faits lui donnent raison.