Interview de M. Alain Juppé, ministre des affaires étrangères, dans "La Lettre de la Nation Magazine" du 21 mai 1993, sur les négociations du GATT et l'accord de Blair House, intitulé "Pour une paix commerciale durable".

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : La Lettre de la Nation Magazine

Texte intégral

La lettre de la Nation Magazine : Où en sont exactement les négociations du GATT ?

Alain Juppé : Le cycle actuel de négociations multilatérales (le cycle d'Uruguay) a été lancé à Punta del Este en septembre 1986. Ses objectifs sont plus ambitieux que ceux des négociations précédentes : il s'agit en effet de poursuivre le désarmement tarifaire, mais aussi d'aborder des sujets nouveaux, tels que les services, la propriété intellectuelle, les investissements. Cette négociation était dans l'impasse. En décembre 1991, le Directeur général du GATT avait présenté un texte de compromis que la Communauté européenne avait jugé très déséquilibré. Depuis lors, des discussions ont été menées entre la Commission des Communautés européennes et les États-Unis, mais elles n'ont porté que sur l'agriculture. Ces discussions ont abouti au prétendu accord de "Blair House" que la France juge inacceptable, car il est contraire aux principes de la politique agricole commune.

La lettre de la Nation Magazine : Quelles conséquences aurait pour la France et pour l'Europe ce pré-accord de Washington s'il était appliqué ?

Alain Juppé : Ce pré-accord porte sur trois sujets. D'abord il ébauche un règlement du contentieux au GATT entre la Communauté et les États-Unis sur les oléagineux : il s'agit pour l'essentiel d'une limitation, dans la Communauté, des surfaces consacrées à la production de graines oléagineuses (colza, tournesol, soja). En second lieu, ce texte tend à consolider les possibilités d'importations sans prélèvement de corn gluten feed (nourriture pour animaux à base de céréales) en provenance des États-Unis dans la CEE. Enfin, le pré-accord définit ce que pourrait être le contenu du volet agricole du cycle d'Uruguay : il prévoit notamment une diminution de 21 % des exportations agricoles subventionnées.

Sur le premier point, le nouveau gouvernement a indiqué qu'il pourrait faire preuve d'une certaine ouverture, à deux conditions. La première : nous souhaitons avoir satisfaction sur les demandes présentées par la France au Conseil des ministres de l'agriculture, demandes visant à atténuer les effets négatifs de la réduction de la production d'oléagineux. Seconde condition : il est indispensable que ce volet portant sur les oléagineux soit clairement distingué des deux autres. En effet, le compromis défini sur le corn feed nous inspire les plus vives inquiétudes. La composition de ce produit incorpore une part de plus en plus grande de céréales. Comme aucun plafond n'est fixé, ce sont à terme plusieurs millions de tonnes de céréales américaines supplémentaires qui pourraient parvenir sur le marché communautaire. Autant de débouchés en moins pour notre production céréalière.

Sur le volet agricole, les réductions prévues frapperaient avant tout la France, premier exportateur communautaire. C'est pourquoi notre mémorandum insiste sur trois points : préserver les principes de la PAC, rétablir la préférence communautaire, ne pas figer le niveau des exportations de la Communauté.

La lettre de la Nation Magazine : Quelle est la valeur juridique de ce pré- accord contesté par la France ?

Alain Juppé : Comme vous le savez, le texte signé à Blair House n'a pas été entériné par le Conseil des Communautés européennes, qui seul à le pouvoir de décision en la matière. Ce texte n'a donc aucune valeur juridique, ce qui n'est d'ailleurs contesté par personne.

La lettre de la Nation Magazine : Quelle a été l'attitude des gouvernements socialistes lors de ces négociations ?

Alain Juppé : Je constate qu'aucun État membre n'a eu réellement prise sur les négociations menées par la Commission, qui a souscrit à des textes allant au-delà de son mandat. Il aurait été préférable d'agir en amont en contrôlant mieux l'attitude de la Commission.

La lettre de la Nation Magazine : De quels arguments dispose la France pour faire accepter sa position auprès de ses partenaires européens ?

Alain Juppé : Le gouvernement a présenté un mémorandum très complet à ses partenaires. Ce texte énumère d'abord nos priorités dans la négociation du cycle d'Uruguay. Je rappellerai rapidement ces priorités : favoriser la croissance en obtenant une plus large ouverture des pays tiers, promouvoir l'emploi en maintenant les protections appropriées dans certains secteurs, renforcer l'Union européenne en préservant sa spécificité (en particulier pour l'audiovisuel), enfin travailler à la primauté d'un droit international équitable.

Notre texte s'attache ensuite à définir les conditions d'une paix commerciale durable. Nous demandons aux États-Unis de renoncer à l'utilisation de leurs armes unilatérales de politique commerciale. Il faut savoir en effet que la loi américaine permet aux autorités de Washington de prendre, sans aucune concertation internationale, des mesures restrictives (droits antisubventions ou anti-dumping) qui interdisent de fait l'accès de certains produits européens au marché américain. Si cet appel n'est pas entendu, la France propose à la Communauté de se doter elle-même d'instruments comparables à ceux des États-Unis. Dans les semaines à venir, le Premier ministre et les membres du gouvernement s'attacheront à promouvoir ces propositions auprès de nos partenaires. Nous pouvons leur faire valoir que les suggestions contenues dans notre mémorandum contribuent de manière constructive à la recherche d'un accord global, équilibré et durable, qui profiterait à tous.

La lettre de la Nation Magazine : En quoi ces négociations internationales sur le commerce peuvent être utiles dans les circonstances actuelles ?

Alain Juppé : Le succès du cycle d'Uruguay donnerait un signal positif à un moment où les économies européennes sont en crise. Un aboutissement avant la fin de l'année pourrait permettre une reprise du commerce international et une relance de la croissance. Mais ces objectifs ne peuvent être atteints que si nous obtenons un accord satisfaisant prenant en compte les préoccupations françaises et celles de toutes les parties concernées.

N'oublions pas enfin les pays du Sud, qui attendent de ce cycle une amélioration de leur situation économique et une impulsion au développement.

La lettre de la Nation Magazine : Quelles sont les prochaines échéances pour le ministre des Affaires étrangères que vous êtes ?

Alain Juppé : Je m'apprête, dans les prochaines semaines, à rencontrer tous mes collègues européens, soit à l'occasion de réunions multilatérales (UEO, Alliance atlantique, Conseil Affaires générales), soit de manière bilatérale. J'exposerai également la position française aux autorités américaines lors du déplacement que j'effectuerai, le 24 mai, à Washington. Il est également à prévoir que cette question du GATT sera évoquée lors du sommet franco-allemand. Enfin, je saisirai l'occasion de la prochaine réunion ministérielle de l'OCDE pour m'entretenir avec plusieurs de mes collègues.