Texte intégral
LCI : Commençons tout de suite par ce tribunal pénal international de La Haye qui suscite polémiques, discussions et débats qui n’en ont pas fini apparemment, puisque des intellectuels dénoncent aujourd’hui le manque de détermination de la France en ex-Yougoslavie dans « Le Monde » et hier, l’avocat Serge Karlsfeld appelait Jacques Chirac pour qu’il rectifie le tir de la position française sur le tribunal pénal international. Il y a deux aspects dans cette question. Pourquoi les soldats français ne vont-ils pas témoigner oralement et seulement par écrit ? Est-il vrai que les criminels de guerre en Bosnie, dans le secteur français, ne sont pas vraiment poursuivis ni arrêtés ?
Hubert Védrine : Je vous dirais que le second point est tout à fait faux.
LCI : Sur les soldats français, la France a-t-elle quelque chose à cacher ?
Hubert Védrine : Rien.
LCI : Pourquoi ne suivons-nous pas la règle qui est que les soldats français peuvent aller répondre, oralement, aux juges et au procureur du TPI ?
Hubert Védrine : Il faut rappeler, si vous le permettez, que la France est à l’origine de la création du tribunal pénal international. C’était à l’époque une proposition faite par Roland Dumas avec l’accord du président Mitterrand. À la suite de quoi, le Conseil de sécurité a créé ce Tribunal qui ensuite a adopté son règlement intérieur et qui fonctionne à partir de ce règlement. Il n’y a donc aucune contestation de principe, au contraire.
LCI : C’est le sentiment qui émerge, pourtant, vous en êtes conscient, c’est une contradiction ?
Hubert Védrine : Si vous me dites que c’est un sentiment qui émerge, pourquoi pas ? Je suis là pour essayer de répondre. La France coopère au tribunal. Il y a déjà eu de nombreuses auditions préparatoires. Simplement, par rapport à la procédure elle-même, la France a un souci qui n’est pas du tout illégitime, il n’y a pas de quoi s’en indigner. D’ailleurs, plusieurs des autres pays, dont certains responsables ont été témoigner pour éclairer le tribunal sur tel ou tel point, ont demandé que le témoignage ait lieu dans certaines conditions. Il y a des négociations pour savoir comment cela a lieu. Il s’agit bien de faire comparaître des témoins, il ne s’agit pas de faire comparaître des gens que l’on accuse de je ne sais quoi. Il faut bien distinguer les accusés de crimes de guerre et les témoins.
Pourquoi y a-t-il un souci du côté de la France par rapport à la comparution des témoins et pas par rapport à la coopération avec le tribunal ? À cause des procédures : Quand le tribunal a commencé à fonctionner, on a vu comment avaient été interrogés soldats néerlandais qui faisaient partie de la Forpronu. Ils étaient près d’endroits où s’étaient produits des massacres. Ils n’avaient pas pu les empêcher parce que les sauveteurs qui vont sur les lieux ne peuvent pas tout empêcher.
LCI : Pour parler clairement, c’était le contingent qui était à Srebrenica et qui a laissé partir une population qui a été massacrée après ?
Hubert Védrine : C’est cela, c’est un contingent qui, en juillet 1995, n’a pas pu empêcher les massacres. Ils ne l’ont pas fait exprès. Ils ne savaient pas. C’était un concours de circonstances. C’était la guerre. C’est compliqué.
Bref, ils ont été appelés à témoigner mais ces témoins étaient des gens de bonne foi qui ont été là-bas pour apporter de la paix et de la protection. Ils ont été traités comme des accusés, comme des inculpés. Ils ont vraiment été malmenés, interrogés d’une façon incroyablement violente. Il se trouve que c’est une procédure qui n’est pas la nôtre, qui n’est pas celle du droit civil, qui est celle de la « Common Law ». Ce sont des procédures anglo-saxonnes qui ont dominé quand le statut du tribunal a été adopté. Peut-être aurions-nous dû chercher une synthèse ?
LCI : Oui, tout cela on le savait...
Hubert Védrine : On le savait, mais une chose est de savoir sur le papier et une chose est de savoir les formes que cela prend. La France discute avec Mme Arbour. Je l’ai vu moi-même une heure et demie l’autre jour.
LCI : Oui, mais vous avez fait une déclaration très violente, vous avez dit que c’était choquant...
Hubert Védrine : Pas là-dessus. Ce qui est très choquant c’est quand le procureur a dit que les criminels de guerre pouvaient se sentir en sécurité dans ce qu’elle appelle le « secteur français ». Cela est épouvantablement choquant.
Nous avons commencé à coopérer à notre façon. Nous souhaitons que l’on arrive à des procédures qui ne mettent pas sur le même plan des témoins, des militaires de hauts rangs, des généraux qui ont pris des responsabilités très difficiles. C’est très dur une opération de maintien de la paix.
LCI : Le général Morillon y est allé, il a répondu...
Hubert Védrine : Non, il n’a pas eu l’occasion d’aller dans une véritable procédure. Les généraux entre eux disent qu’ils pourraient y aller et d’autres pensent le contraire. De toute façon ce n’est pas à eux de décider. Il y a une position commune du président de la République et du Gouvernement, de l’ancien Gouvernement et celui-là, qui consiste à dire qu’il faut discuter avec le tribunal. Parce que sinon, pourquoi parlerions-nous avec Mme Arbour ?
Nous sommes en train de discuter pour voir sous quelle forme nous pouvons coopérer et pour voir si nous pouvons aboutir à un système satisfaisant, qui ne mette pas sur le même plan les témoins et les accusés pour faire apparaître la vérité. La coopération est réelle.
LCI : C’est quand même une remise en cause des méthodes du tribunal ?
Hubert Védrine : C’est une négociation. Ce n’est pas en tout cas une remise en cause du principe, bien sûr que non.
LCI : C’est une critique ?
Hubert Védrine : Non, c’est une discussion, pour arriver à une façon de faire apparaître la vérité qui ne mettent pas tout le monde sur le même plan. Je vous assure, c’est important.
LCI : N’est-ce pas spécifique un peu à la culture française de protéger l’armée ?
Hubert Védrine : Non, d’abord, il y a une culture juridique française, et dans cette culture qui est aussi respectable que l’autre, on n’interroge pas un témoin comme on interrogerait un inculpé de crimes de guerre.
LCI : C’est ce qu’Alain Richard appelle la justice spectacle ?
Hubert Védrine : Non, c’est autre chose.
LCI : Reprenez-vous cette phrase, Monsieur le ministre ?
Hubert Védrine : Je ne la reprends pas. Nous n’en sommes pas là. Nous en sommes à la poursuite de la discussion.
LCI : Regrettez-vous qu’elle ait été utilisée ?
Hubert Védrine : Vous me posez beaucoup de questions intéressantes, il faut que je puisse répondre à certaines. La spécificité française, elle sera dans le fait que la France est, avec la Grande-Bretagne, un des pays au monde qui contribue le plus aux opérations de maintien de la paix. Nous avons fourni des contingents considérables, sur tous les terrains.
En Bosnie, nous avons été le premier pays contributeur. Nous l’avons payé très cher : nous avons eu soixante-dix morts et des centaines de blessés. Donc, il y a une spécificité française. Quand nous parlons avec Mme Arbour – cela n’a rien d’agressif et nous respectons le tribunal et Mme Arbour qui est une remarquable juriste, qui fait son métier de procureur –, nous lui demandons de faire apparaître la vérité en respectant ces procédures mais en tenant compte du fait qu’il faut pouvoir continuer à mener des opérations de maintien de la paix dont le monde a besoin. Pour cela, il ne faut pas traiter les témoins comme on traiterait des criminels et des inculpés. C’est un argument qui n’est pas absurde et qui permet effectivement d’établir une discussion. Cette discussion a lieu. Cela n’a rien à voir avec les accusations carrément inadmissibles que le procureur avait lancées.
LCI : Regrettez-vous que l’expression « Justice spectacle » ait un peu justement envenimé les relations avec le TPI ?
Hubert Védrine : Je ne suis pas là pour commenter cela, étant donné que ce point existait avant cet échange de phrases. Le problème avait été posé avant. D’autre part, il y a la question de la procédure, je vous en ai parlé et la question de l’intrusion des médias, qui doivent être, naturellement informés. Mais il y a façon et façon d’être informée, de se mêler aux procédures et puis il y a certains mélanges de genres qu’il faut éviter. C’est un volet de la discussion, mais le point important c’est que nous sommes en train de discuter avec Mme Arbour sur les modalités de la coopération française.
LCI : Lorsqu’un certain nombre de personnalités en France demandent que les soldats aillent témoigner pour montrer que la France n’a rien à cacher, vous leur dites que vous y pensez et que vous y réfléchissez sérieusement.
Hubert Védrine : La position qui a été arrêtée par le président de la République et par l’ancien et l’actuel Gouvernement, est de témoigner par écrit. Mais, cela n’empêche pas de discuter avec Mme Arbour comme je vous l’ai indiqué.
LCI : Donc, ils n’iront jamais témoigner oralement.
Hubert Védrine : Je ne sais pas, nous discutons. C’est la position actuelle. C’est pour souligner que l’on ne peut pas dire qu’il n’y a pas de coopération. C’est un peu plus subtil que ce que l’on a raconté ici ou là.
LCI : L’autre volet pour appuyer cette accusation, en tout cas cette question...
Hubert Védrine : Non, cette accusation est fausse, inadmissible, choquante et a été rejetée.
LCI : Hier, il y a eu deux arrestations de Croates qui sont recherchés pour crimes de guerre, dans la zone sous contrôle anglais, par un commando néerlandais. J’ai envie de dire, il y a une arrestation, mais elle n’est toujours pas du côté français ?
Hubert Védrine : Il y a énormément d’autres inculpés qui sont dans le secteur britannique qui n’ont pas été arrêtés et d’autres qui sont dans le secteur « français » ou « américain ».
Ce qu’il faut comprendre dans cette affaire, le point simple, c’est qu’il n’y a pas des secteurs gérés par tel ou tel pays comme il l’entend, et dans lequel il ferait des arrestations ou non, et dans lequel il appliquerait ou non le mandat de la SFOR. Ce mandat est très précis, il consiste à dire qu’il faut arrêter les criminels de guerre si on les rencontre fortuitement. C’est cela, le mandat précis.
LCI : Là, ce n’est pas le cas, ils sont allés les chercher, il y a eu une opération commando.
Hubert Védrine : En plus, ce n’est pas le cas. Donc, quand on parle du respect du mandat, c’est encore un peu autre chose. Ce qu’il faut comprendre et l’essentiel, c’est que les responsabilités des uns et des autres sont imbriquées, chaque pays ne gère pas son secteur, son sous-secteur, ou sa zone. Il y a un certain nombre de pays qui sont présents dans la SFOR, vous avez parlé des Américains, des Britanniques, des Néerlandais, mais il y a aussi les Allemands, les Italiens et d’autres pays. Chacun ne fait pas ce qu’il veut dans son coin. Il y a une chaîne de commandement, en haut de la chaîne, ce n’est pas la France qui décide.
LCI : Qu’est-ce qui empêche aujourd’hui les Français d’aller...
Hubert Védrine : Non, vous ne parlez pas aux Français, vous parlez à la chaîne de commandement en haut de laquelle il y a le commandant en chef des forces de l’OTAN, que l’on appelle dans le jargon le SACEUR. C’est de lui que viennent les ordres. Les ordres arrivent à un endroit ou à un autre, en fonction des possibilités et de la localisation des gens recherchés. Ce n’est pas un problème français ou britannique. C’est cela que je veux dire.
LCI : Mme Arbour le sait, si elle le dit, c’est peut-être...
Hubert Védrine : Mme Arbour ne peut pas ne pas le savoir, et c’est tellement vrai que cela a été confirmé par le secrétaire général de l’OTAN M. Solana qui a expliqué qu’en effet, les différents pays qui sont en Bosnie à travers leurs forces, participent ensemble à des responsabilités qui sont imbriquées, et obéissent à la même chaîne de commandement qui remonte au commandant en chef.
LCI : M. Védrine, si on n’arrête pas aujourd’hui M. Karadzic, c’est parce que l’OTAN ne le veut pas ?
Hubert Védrine : C’est parce que la décision de le faire n’a pas été prise et que l’ordre n’a pas été donné.
LCI : Sinon les soldats français qui seraient dans la partie dans laquelle ils se trouvent iraient l’arrêter ?
Hubert Védrine : Français et d’autres parce qu’il y a des enchevêtrements, des secteurs commandés par des Français et des Anglais...
LCI : Sur le principe ?
Hubert Védrine : Dans les secteurs commandés par les Français, il y a des Italiens... Il n’y a pas de position française ou britannique particulière sur ce sujet. Il n’y a pas d’exploit britannique ou de non-exploit français. Ce n’est pas comme cela que cela se présente.
LCI : N’est-ce pas une manière de se couvrir ? Quelle est la décision ? Quelle est l’option ?
Hubert Védrine : Nous sommes là pour expliquer que les choses ne se présentent pas forcément comme on les présente. Tous les pays de la SFOR sont impliqués et les décisions sont prises par la chaîne de commandement qui remonte au SACEUR, je le répète, non par les pays membres de la SFOR.
LCI : Soyons simple, vous comprenez que l’on puisse se poser la question de savoir pourquoi on ne va pas arrêter les criminels de guerre en Bosnie aujourd’hui ?
Hubert Védrine : Cela ne me choque pas du tout que l’on se pose cette question si « on », ce n’est pas la France en particulier, mais la SFOR.
LCI : Alors, quelle est la réponse, pourquoi ne sont-ils pas arrêtés ?
Hubert Védrine : Parce que les conditions ne se sont pas encore présentées de les arrêter d’une façon qui n’entraîne pas des conséquences tragiques.
LCI : On a peur des risques politiques que cela implique ?
Hubert Védrine : Peur ! Pourquoi le mot peur ? Les gens qui sont responsables sont ceux qui essaient de réfléchir à l’avance à ce qu’ils vont faire, et aux conséquences de ce qu’ils font. Donc, il y a une situation politique à apprécier, il y a une question d’environnement de sécurité. Il s’agit de faire des opérations qui ne portent pas préjudice à d’autres personnes, qui ne sont pas responsables. C’est cela que doit apprécier toute la chaîne de commandement, qui se trouve aboutir à des Français ou des Anglais, ou des Américains etc. mais qui est une chaîne de commandement unique.
LCI : Nous parlions à l’instant du TPI et de M. Karadzic, j’ai envie de vous demander, finalement, est-ce que ces différences d’observations et d’appréciations sur la situation ne participent pas d’une vision différente des règlements des guerres civiles ? Je veux dire : est-ce que finalement, la France, les Européens, les Américains, peut-être pensez-vous qu’il ne faut pas arrêter les criminels parce que, sinon, la guerre peut resurgir, pendant que d’autres pensent au contraire qu’il faut faire la justice, juger et que c’est seulement sur des bases saines de justice que l’on peut avancer ?
Hubert Védrine : Je ne pense pas que ces positions soient si opposées que cela. Je le disais tout à l’heure, la France avait proposé la création de ce tribunal.
D’autre part, notre position est très claire, le Premier ministre l’a dit à l’assemblée l’autre jour, nous refusons que les criminels restent impunis. La France est aussi clairement que les autres pays, engagée dans cette tragédie bosniaque et dans la recherche d’une solution. Elie est aussi déterminée à ce que tous les criminels de guerre inculpés pour cela aient à rendre compte de leurs crimes devant le tribunal de La Haye. Il faut que ce soit très clair. Simplement, il peut y avoir un secteur de l’opinion, que je respecte, qui a tendance à penser qu’il suffirait d’avoir jugé tout le monde pour les choses soient réglées. Les responsables, les diplomates, les gouvernements voient bien que c’est compliqué pour des tas d’autres raisons en plus.
La réponse à votre question, c’est qu’il faut faire les deux. Il faut à la fois juger parce qu’il y a une sorte de clarification des choses pour le présent et pour l’avenir. En même temps, on sait qu’avoir jugé, ce n’est pas avoir tout résolu. C’est encore un peu plus compliqué que ce que l’on croit. Il n’y a pas d’opposition entre les deux.
LCI : Dernière question sur le TPI. Vous savez que l’on se dit qu’aujourd’hui si les Français ont des réticences à témoigner devant le TPI, c’est peut-être parce qu’un jour, il peut y avoir un travail similaire fait sur le Rwanda, et que là, les Français seraient très mal en point ?
Hubert Védrine : Et pourquoi ?
LCI : Parce qu’ils auraient peut-être quelque chose à se reprocher… Était-ce légitime ?
Hubert Védrine : Là aussi, il se répète des choses tout à fait incroyables. La France a essayé pendant des années au Rwanda, en faisant pression. Était-ce légitime de s’ingérer à ce point-là ? Je ne sais pas. Mais enfin, nous avons essayé pendant des années, au début des années 1990, d’amener les Hutus très majoritaires à faire une place aux Tutsis très minoritaires, qui voulaient reconquérir le pouvoir depuis l’étranger plutôt par la force…
LCI : La France n’a rien à se reprocher au Rwanda ?
Hubert Védrine : Attendez, la politique de la France a été de tout faire pour les amener à coexister, à cohabiter. Cela s’est traduit par les accords d’Arusha. D’ailleurs, le président du FPR de l’époque, M. Kagame, a remercié la France pour cette action. Cela n’a pas tenu après. On peut dire que c’est désolant que cela n’ait pas tenu, que c’est tragique que le cycle des massacres ait recommencé sur ce problème non résolu depuis tellement longtemps.
Mais on ne peut pas entrer dans des divagations sur le fait que la France ait souhaité, un quart de seconde, qu’il y ait des tragédies. Elle a mis son énergie à l’inverse, à essayer de les prévenir – puisque c’était une tragédie annoncée malheureusement. On voyait bien qu’il y avait cet antagonisme très fort et qui montait. C’est un tout autre sujet.
Sur aucun de ces points, la France n’a quoi que ce soit de pénible à cacher, au contraire. Sinon, elle n’aurait pas pris tant d’initiatives en matière de maintien de la paix, de présence sur place, de tribunaux etc. Simplement, il y a une injustice dans ce retour de bâton, liée au fait que plus on prend d’initiatives pour essayer de résoudre les problèmes du monde – notamment parce que l’opinion française, assoiffée de justice y pousse à juste titre –, plus on s’engage et plus ensuite, il faut en rendre compte dans une confusion générale d’accusations non fondées jetées comme cela, tout simplement parce qu’on n’a pas réussi à empêcher tous les drames. Ce sont des politiques dont on peut regretter, dans certains cas, l’insuccès mais ce ne sont pas des démarches déshonorantes. Il n’y a rien à cacher.
LCI : Le Maroc, Lionel Jospin a été au Maroc. Vous y étiez hier encore. Le Premier ministre a décerné un brevet de démocratie et de bonne conduite au roi Hassan II, avez-vous parlé des droits de l’homme ?
Hubert Védrine : Le Premier ministre a dit clairement ce qu’il avait à dire dans ce voyage au Maroc. Il est venu au Maroc parce que la décision avait été prise par le président de la République et par le roi du Maroc qu’il y ait chaque année une rencontre des Premiers ministres pour faire le point de la coopération entre les deux pays, notamment sur le plan économique. C’est un pays qui a très largement axé son développement, plus qu’avant, sur la France et sur l’Europe : il y a donc un point annuel.
C’était la première occasion depuis que Lionel Jospin est le Premier ministre. Il a rendu hommage, dans des termes forts au processus de démocratisation entamé dans ce pays depuis plusieurs années maintenant, et qui se traduit par un changement radical concernant la presse. Ce processus se traduit par une nouvelle Constitution, par des discussions politiques. L’actualité au Maroc aujourd’hui n’a rien à voir avec ce dont on parlait. La France est toujours un peu décalée.
LCI : « Mon ami le Roi » n’est plus d’actualité, Le livre de Gilles Perrot qui avait fait scandale n’est plus d’actualité ?
Hubert Védrine : C’est une évidence pour tout le monde je crois, à commencer par les Marocains et par les Marocains de l’opposition. C’est un pays qui est engagé dans un débat d’une toute autre nature et qui a franchi toutes ces étapes. Aujourd’hui la question est de savoir s’il va y avoir ou non alternance. C’est leur problème… Nous n’allons pas nous ingérer.
Mais c’est pour vous dire de quoi il s’agit, ce qu’est le Maroc de 1997. Y aura-t-il alternance ? L’opposition de gauche, l’USFP, participera-t-elle au Gouvernement ? Dans quelle proportion ? Quel sera son programme par rapport à l’Europe ? Par rapport à la réforme de la justice ? C’est cela les sujets du Maroc d’aujourd’hui.
LCI : Tout de même, il y a deux associations de défense de droits de l’Homme qui ont déclaré avant le départ de M. Jospin que la situation s’était améliorée mais qu’elle restait précaire. Une autre association dit même qu’elle s’est dégradée cette année.
Hubert Védrine : Oui, il y a deux sources qui ont dit cela. Mais il y en a des centaines qui font une analyse du Maroc en le présentant comme un pays qui est dans un processus que beaucoup d’autres pays de la région méditerranéenne ou africaine pourraient lui envier.
LCI : En gros, la France soutient le Maroc parce que cela va mieux qu’en Algérie ?
Hubert Védrine : La France n’a pas à choisir. La France encourage partout où c’est possible, partout où s’est entamé, partout où on peut continuer, les processus de démocratisation, les processus institutionnels pour bâtir des institutions stables et représentatives, la construction de l’État de droit. On sait que cela ne se fait pas en un jour. Aucun de ceux qui donnent des leçons depuis les pays occidentaux ne connaît la recette magique pour le faire en une minute. Par conséquent, les pays qui s’attellent à cela méritent d’être soutenu et encouragés. C’est compliqué. Dans notre Histoire à nous, cela ne s’est pas passé comme cela.
LCI : Il n’y a pas de réserve…
Hubert Védrine : Mais il y a des réserves sur tous les pays. Il n’y a pas un pays au monde, ou bien alors vous allez me le citer dans la minute qui vient, qui soit totalement incritiquable, surtout de la part des médias français.
LCI : Les socialistes l’an dernier avaient plus en moins protesté contre la visite du roi Hassan II à l’Assemblée nationale et certains…
Hubert Védrine : Lionel Jospin a eu l’occasion de rappeler qu’à son avis, ce n’était pas comme cela qu’il fallait prendre le problème. Il faut regarder la situation au Maghreb, en Afrique, dans le monde arabe. On voit ce pays, qui a axé son développement stratégique sur l’Europe, qui se tourne vers la France pour beaucoup de coopérations, qui veut même reprendre des coopérations qui avaient été suspendues à un moment, comme dans le domaine de l’éducation, ou en matière de justice. Il y a des demandes auxquelles nous souhaitons répondre avec beaucoup de convictions parce que la plupart de ces demandes sont liées, non pas à la fondation – puisque c’est fait maintenant au Maroc –, mais à la consolidation de l’État de droit. Après, c’est une tâche qui n’a jamais de fin. On n’atteint jamais la perfection. Il n’y a jamais une situation à partir de laquelle on va dire que tout va bien, même dans des pays extraordinairement développés et qui, du haut de leur olympe, jugent l’ensemble des autres.
LCI : Soyons modestes, réalistes, c’est cela la politique étrangère de la France ?
Hubert Védrine : Non, je n’ai pas parlé de modestie. Je pense qu’il faut partir des réalités pour les encourager et pour les amener vers la démocratisation, la consolidation de l’État de droit. Je ne trouve pas que ce soit une ambition modeste. Lorsque l’on voit l’état du monde, c’est même une ambition considérable. Il s’agit de savoir simplement comment on s’y prend, et si on veut avoir de vrais résultats. Voulons-nous parler pour se faire plaisir ou bien voulons-nous avoir des résultats qui soient concrètement encourageants ? C’est plutôt l’axe adopté par le Premier ministre au Maroc et en Afrique plus largement.
LCI : Dans le passé, en politique étrangère, on a parlé pour se faire plaisir ?
Hubert Védrine : C’est une tentation de tout le monde. C’est plus facile de parler comme cela, que de prendre le dossier de la démocratisation, qui est un processus très long, que les pays occidentaux eux-mêmes n’ont mené que sur de nombreux siècles. Si on pouvait exporter ce modèle en un quart de seconde, naturellement on le ferait partout. Il faut beaucoup plus de patience et beaucoup plus d’énergie pour aller soutenir des processus de transformation et de démocratisation qui s’étalent dans le temps et trouver des bonnes réponses qui ne sont pas simplement des conseils, comme cela.
LCI : En ce qui concerne l’Iraq, l’actualité est que le chef de la commission de l’ONU sur le désarmement iraquien Richard Butler vient de dire aujourd’hui qu’il soupçonne fortement les Iraquiens de cacher certaines armes interdites dans les palais présidentiels. Entendons par là, les départements ministériels et les palais présidentiels.
Or, on le sait, Saddam Hussein ne veut pas laisser entrer la mission de l’ONU dans les palais présidentiels. Comment réagissez-vous ce soir ? C’est inquiétant. La France a-t-elle une position là-dessus ?
Hubert Védrine : Je rappelle qu’il y a eu une crise, il y a quelque temps, parce que l’lraq avait expulsé les inspecteurs américains de la commission de contrôle de l’ONU, commission chargée de s’assurer du véritable désarmement de l’Iraq concernant ses programmes d’armes de destructions massives. La crise a été à moitié résolue à Genève. Finalement, on a obtenu, grâce notamment à l’action de la diplomatie russe et un peu française, que l’Iraq accepte le retour des inspecteurs américains. Mais on a maintenant une autre partie de la crise qui n’est pas entièrement réglée parce que les Iraquiens continuent à refuser, contrairement aux résolutions qui sont très claires là-dessus, l’accès à certains sites. Ils appellent « sites présidentiels ultrasensibles » un très grand nombre de sites dont la commission Butler, et ses experts de différentes nationalités, pense que certains d’entre eux peuvent abriter ou avoir abrité certains des programmes prohibés. Ils veulent les inspecter. Les Iraquiens acceptent certaines inspections, et pas d’autres. Il y a un nouveau blocage. La question qui est posée maintenant, est de savoir comment on peut faire appliquer les résolutions naturellement, il faut les faire appliquer.
Il n’y a pas d’abus de la part du conseil de sécurité. Nous sommes dans le cadre des résolutions. Il faut que ces inspections aient lieu. La position française sera la même, et c’est un appel à l’Iraq : il faut que l’Iraq accepte de jouer le jeu. Ils avaient refusé de le faire à un moment donné lorsqu’ils avaient expulsé les inspecteurs américains. Finalement, au bout d’un certain temps, devant la netteté, la cohésion des membres permanents du conseil de sécurité, ils sont revenus sur leur décision qui était indéfendable. Maintenant, nous allons leur dire la même chose. Il faut qu’ils acceptent, si on veut en finir un jour. Lorsque l’on pense aux souffrances du peuple iraquien, il faut penser à cet avenir pour pouvoir dépasser cette situation un jour. Il faut que ce programme de démantèlement des armes de destructions massives soit mené à son terme. L’lraq est un pays important, c’est un pays qui aura le droit de se défendre légitimement mais il ne s’agit pas de cela. Il s’agit de soupçons sur les armes.
LCI : Pourrait-on jouer un rôle d’intermédiaire ?
Hubert Védrine : La France n’a pas de rôle spécial à jouer. La France est un membre permanent du conseil de sécurité, qui voté les résolutions, qui a gardé une capacité à parler aux Iraquiens pour leur dire d’appliquer les résolutions. J’ai le contact avec M. Tarek Aziz, comme mes prédécesseurs l’avait naturellement. Nous travaillons en coopération étroite avec les Russes, les Américains et les autres. Il s’agit à chaque fois de faire comprendre la même chose, dire aux Iraquiens : « appliquez les résolutions, elles ne sont jamais que les conséquences de la guerre du Golfe dont vous aviez pris l’initiative. Il faut mettre fin à ces programmes d’armes de destruction massives qui n’ont pas de signification, pas de justification.
L’lraq est un pays qui doit être par ailleurs respecté dans sa dignité et dans sa sécurité. Cela passe par le respect des résolutions. C’est l’application des résolutions qui permettra au bout du compte de lever l’embargo, si nous sommes cohérents avec nous-mêmes.
C’est une position claire, constante que nous allons réitérer puisque malheureusement, il y a en quelque sorte une queue de crise…
LCI : Un dernier mot très rapidement sur la Turquie qui a été écarté de l’adhésion à l’Europe. Au lendemain de ce sommet de Luxembourg, la Turquie l’a très mal pris et on a eu l’impression qu’un certain nombre de pays européens prenaient leur téléphone pour dire à Ankara « Vous savez ce n’était pas nous, on regrette beaucoup cette décision ».
Alors, vous allez en Turquie en janvier, Monsieur le ministre…
Hubert Védrine : Je vais en Grèce et en Turquie.
LCI : En Grèce et en Turquie pour faire un bon équilibre.
Hubert Védrine : Non, c’était déjà prévu comme cela.
LCI : Comment se fait-il qu’après un sommet qui est censé donner une vision collective, il y ait un certain nombre de pays comme cela qui regrettent cette décision et qui le disent à la Turquie ?
Hubert Védrine : Les positions étaient assez connues. Il ne s’agissait pas d’adhésion en fait, parce que même si on est d’accord avec la Turquie depuis une trentaine d’années au cours desquelles nous parlons de la vocation européenne de la Turquie, il s’agissait d’un stade antérieur.
Il s’agissait de l’accès à la Turquie à une conférence européenne dont le président de la République avait lancé l’idée il y a quelques temps, qui est destiné à être une sorte de lieu de rencontres entre tous les pays déjà membres et tous les pays qui sont encore candidats.
Il se trouve qu’au sein de l’Union européenne, un certain nombre de pays ont bataillé contre l’idée d’une adhésion de la Turquie. Les conditions politiques et économiques n’étant évidemment pas remplies, il n’y a même pas eu de discussion sur ce point. Certains ont même bataillé contre l’accès de la Turquie à cette conférence. Et finalement l’Union européenne n’a pas retenu l’approche française ou l’approche italienne.
LCI : C’est l’approche allemande qui l’a emportée ?
Hubert Védrine : Oui, allemande, grecque, luxembourgeoise et quelques autres. Il n’est pas illégitime que la France regrette que l’on ait pas trouvé une meilleure solution, la Turquie est un pays très important, pour des tas de raisons, notamment stratégiques. Il faut encourager des forces qui, en Turquie, mènent le combat pour la modernisation, pour la démocratisation, pour une orientation plus claire plus nette vers l’Occident, c’est-à-dire vers l’Europe. La Turquie est déjà dans l’OTAN, donc il y a une sorte de logique. Il ne s’agit pas de ne poser aucune condition, parce qu’en matière de démocratie, la question kurde, les droits de l’Homme, il y a évidemment des choses précises à dire et à attendre des Turcs. Mais, il s’agit de savoir dans quel mouvement on s’inscrit là aussi.