Article de M. Michel Rocard, ancien Premier ministre et membre du PS, dans "Vendredi-idées" de février 1993, intitulé "Perspectives pour la social-démocratie", sur les lignes de force du projet social-démocrate.

Prononcé le 1er février 1993

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Média : Vendredi idées

Texte intégral

La social-démocratie européenne est confrontée à trois défis majeurs : la crise de l'État-providence, l'internationalisation des enjeux, la complexification des sociétés. Il est urgent de redéfinir le concept de progrès social et de rétablir éthiques de responsabilité et de solidarité.

Il y a des moments de l'histoire où l'interrogation sur l'avenir revêt un caractère académique tant les lignes de force sont évidentes. Tel n'est assurément pas le cas aujourd'hui. Avec la chute du mur de Berlin, en 1989, il ne s'est pas agi seulement d'un évènement, aussi important soit-il, mais d'un changement d'époque. Le monde se retrouve, avec ses problèmes, les anciens et les nouveaux, sans la grille de lecture, l'opposition entre l'Est et l'Ouest, qui, peu ou prou, avait été jusque-là la référence quasi séculaire du combat politique.

Dilemmes. La victoire du capitalisme est, dans un sens, indéniable. Mais elle est ambiguë. Elle ne marque pas en tout cas la fin de l'Histoire, loin de là (1). La récession persiste, l'internationalisation des marchés financiers n'a toujours pas trouvé de régulation satisfaisante, la divergence excessive des taux d'intérêt nourrit une spéculation dangereuse. L'effondrement du communisme a remis en évidence les multiples volontés nationales. La transition vers l'économie de marché apparaît chaotique. Le destin politique de l'ancienne Europe de l'Est est hésitant. La Yougoslavie montre la figure du pire. La situation de nombre de pays du Sud ne s'est pas améliorée. Elle est même parfois désespérée. Les migrations de population sont une donnée avec laquelle il faut compter, et demain plus encore qu'aujourd'hui. Nous débattons depuis deux décennies environ de la nécessaire sauvegarde écologique, mais nous n'avons pas encore vraiment réussi à intégrer l'écologie dans notre pensée économique. La modernisation accélérée des formes de production nourrir le chômage et ne permet plus guère de penser qu'une forte croissance retrouvée serait la réponse à tout. Nous sommes dans des sociétés travaillées par les inquiétudes et les peurs, où le lien social est plus fragile et où s'affirment des courants populistes autoritaires qui cultivent la xénophobie, en prenant appui, à la fois sur le sentiment d'exclusion que ressent une part de la population, et sur le désir ségrégatif qui peut exister dans les autres catégories sociales. Bref, nous nous heurtons à des dilemmes structurels, pour lesquels le capitalisme n'a pas de remède évident, et qui doivent inciter les traditions politiques démocratiques à la modestie et à la vigilance.

Défis. La social-démocratie européenne doit légitimement s'interroger. Car, quoiqu'elle en ait, et quelles que soient les différences nationales, à l'échelle de l'Histoire, la social-démocratie s'était définie par une double négation : ni capitalisme ni communisme. Aujourd'hui, il en va de savoir si elle est capable de porter un projet, qui ne peut plus être un "entre-deux", mais bel et bien une conception d'ensemble de la société. Le défi est exaltant, mais il est rude, dans l'ancienne Europe de l'Est où le mot socialisme suscite le rejet, mais aussi à l'Ouest où, au fil des années, les inévitables difficultés du pouvoir ont fait des partis sociaux-démocrates des partis comme les autres. C'est en partie pour cela que la mort de la social-démocratie est souvent annoncée : par les libéraux et les conservateurs, qui ne veulent croire qu'au marché et dénoncent l'étatisme social-démocrate qui ne permettrait pas une efficace allocation des ressources ; par les diverses extrêmes-gauches, qui dénoncent la trahison du socialisme originel, et qui ne voient pas d'autre alternative finalement que le retour à l'administration des hommes et des choses ; par les mouvements écologistes, enfin, qui pensent que la social-démocratie, pour cause de péché originel – le productivisme – est dépassée, et qu'ils sont, eux, les porteurs de la contestation moderne.

Je partirai de ces questions qui sont dans le débat public pour examiner les défis réels que doit relever la social-démocratie et déterminer, ensuite, les réponses possibles.

Crise. Le premier tient à la crise du "compromis keynésien" et aux difficultés de l'État-providence (2). La moindre croissance, que nous connaissons depuis le milieu des années soixante-dix, en faisant du niveau des dépenses publiques un problème et non plus une solution, a amené une paupérisation (3) des États et a imposé des arbitrages nécessairement impopulaires.

Le traité de Maastricht représente ce point tournant. Il est en quelque sorte un passeport pour un progrès possible mais, en même temps, il cristallise les doutes. Dans la campagne pour le référendum qui a passionné la France, je n'ai pas caché que le traité de l'Union européenne était imparfait, mais je me suis tout entier engagé pour sa ratification. Car l'important est de comprendre la dynamique juste. Maastricht commence à mettre en place le "pilotage" politique qui manque à l'Europe pour que puisse exister un commandement politique au niveau pertinent où se font les échanges et les conflits qui organisent ou désorganisent notre monde. L'essentiel est bien de mettre en place les institutions et les procédures qui permettront d'avancer. Certes, il y a actuellement en Europe une majorité de gouvernements conservateurs et libéraux. L'actuelle construction européenne en porte évidemment la trace. C'est donc à la social-démocratie de mener la lutte politique dans l'Europe entière pour convaincre demain une majorité d'électeurs. Mais le plus important est que dès aujourd'hui quelque chose progresse, dans ces deux dimensions-clefs que sont l'union monétaire et l'union politique. Les libéraux comprennent aussi que l'Union européenne est nécessaire pour notre temps. La social-démocratie travaille avec eux et elle le doit. Mais elle a clairement la perspective de retrouver un espace pour une économie keynésienne. L'Europe, c'est l'outil qui conditionne le projet même de la social-démocratie que je décrivais précédemment. C'est, déjà, une bataille qui a plus de quarante ans, elle est sans aucun doute à un moment décisif, nous le sentons tous. Le premier devoir est d'œuvrer à construire un continent ouvert et démocratique et de tout faire pour empêcher les déchirements et les régressions dangereuses.

Démocraties d'opinion. La troisième tâche de la social-démocratie apparaît avec moins de netteté mais elle n'est pas moins importante. Elle concerne la pratique de l'action politique. Nous sommes les héritiers d'une forme de politique en passe de s'épuiser. Nés dans la seconde moitié du siècle dernier, nos partis et nos syndicats ont été avant tout des moyens et des lieux d'intégration politique et sociale. Ils détenaient le plus souvent un privilège d'information et de formation. Être militant était connaître plus et être plus pleinement. Nos partis et nos syndicats reposaient sur une sociologie simple, où les communautés de classe étaient fortes, où pouvaient s'opposer simplement eux et nous. Tout cela n'existe plus que partiellement. Nos contemporains ont des consciences divisées. Il y a de moins en moins d'électorats captifs. À chaque élection, il faut conquérir une majorité. Les nouveaux modes de diffusion de l'information ont achevé de changer la nature de l'action politique. Nous sommes dans des démocraties d'opinion (4). C'est cela le fondement de ce qui est appelé la crise de la représentation. Le déclin du sentiment de confiance touche tous les partis, mais particulièrement les partis de gauche qui ont toujours voulu réaliser une adéquation entre le politique et le social. L'individualisation et la médiatisation mettent en cause nos formes traditionnelles de vie politique.

Nous devons répondre au déficit structurel de responsabilité qu'éprouvent les citoyens. La complexité des problèmes rend difficile l'attribution des responsabilités. Les liens apparaissent ténus et abstraits encre l'action individuelle et l'ensemble de la société. La social-démocratie avait su, hier, en articulant le présent et l'avenir, donner un sens à la politique. Aujourd'hui, la difficulté de le faire montre que le réformisme social-démocrate, qui privilégiait le social, doit toucher aussi la politique. Il est illusoire de se contenter d'un appel à la confiance. Il faut impliquer les individus là où ils se trouvent. L'idée d'autogestion, que j'avais défendue dans les années soixante-dix, voulait exprimer cette nécessité. Mais cette idée était, à la fois, trop vieille, prise qu'elle était dans une vision marxiste, et trop neuve par rapport à l'état de nos sociétés. Qu'importe le terme. La social-démocratie doit remettre au premier plan le souci démocratique pour assurer une participation concrète à la vie publique. Les analyses que je viens de faire et les réponses que j'esquisse montrent que le travail ne manque pas. Pour nous, sociaux-démocrates, il s'agit de mettre en œuvre certainement plus qu'une adaptation mais un renouvellement réel. La finalité est de renouer avec, comme dit le poète, des "utopies fertiles". Rien ne serait pire en effet que d'enterrer toute forme d'utopie avec l'échec du communisme. S'enferrer dans une vision purement pragmatique de la démocratie aggraverait les problèmes qu'il convient de traiter. Pour avoir une force de conviction – et faire reculer les tentations autoritaires et xénophobes – nous devons affirmer quelque chose de la volonté d'un monde sinon réconcilié, du moins concilié…

C'est une perspective qui dessine un imaginaire social mais qui repose avant tout sur la capacité éthique de l'individu.

Je n'oublie pas que le projet des premiers socialistes entendait affirmer un monde de liberté et dessiner la vision d'une société coopérative. Que l'eschatologie (5) révolutionnaire, portée par le marxisme – qui n'a pu nourrir comme alternative concrète au capitalisme qu'une société totalement administrée – ait failli, est une chose ; les sociaux-démocrates, eux, qui ont fait le choix juste en 1920, ont renoncé en toute lucidité à l'idée d'une synthèse finale. Cela n'implique cependant pas que nous n'ayons plus d'autre chemin que le pragmatisme. Nous ne devons pas renoncer à donner un fondement éthique à la politique. Il nous faut vivre et agir en reconnaissant les tensions inévitables entre la parc d'idéal et la part de réel. Il est possible de réformer une société tout en sachant qu'il ne s'agit pas de construire la société nouvelle. Déterminer une politique à l'échelle humaine, qui préserve sa part d'utopie mais renonce à l'ailleurs d'une alternative globale, voilà notre devoir.

Éthiques. Pour ce faire, nous devons, d'abord, être soucieux d'affirmer une éthique de la responsabilité politique, qui, dans un monde troublé où les références s'obscurcissent, introduise un sens en présentant quels sont les grands choix de société qui s'offrent, avec souvent leurs conséquences alternatives. C'est une manière d'agir afin que le futur demeure sensible dans le présent. Rétablir cette fondation éthique de la politique est une urgence. À l'Est, car dans la mesure où la politique avait tout écrasé, il faut d'abord redonner confiance à une société civile qui doit se reconstituer, et parfois même se constituer pour la première fois, sur des bases démocratiques. À l'Ouest aussi, car le scepticisme, la fragmentation, la protestation favorisent l'affirmation de rhétoriques réactionnaires, à l'extrême-droite bien sûr, mais pas uniquement, qui mettent à mal l'héritage des Lumières, l'usage de la raison démocratique et qui obscurcissent le rapport à la politique.

Nous devons donc revenir à des règles claires. Car la politique, si elle n'est pas le lieu où se créent les valeurs, doit être le lieu où les valeurs se vérifient. Cette tâche dépasse les seuls sociaux-démocrates, elle concerne tous ceux et toutes celles qui ont retenu les leçons du siècle et aspirent à ce que le débat public devienne plus "philo-démocratique", pour reprendre l'expression d'Albert Hirschman (6). Mais, évidemment, les sociaux-démocrates ont une tâche propre. À côté de l'éthique de responsabilité dans l'action politique, ils doivent proposer une société fondée sur une éthique de solidarité. Une société engagée dans la lutte contre l'exclusion, pour l'égalité des chances, pour la coresponsabilité, est un idéal plus que jamais valide. La cohésion sociale est non seulement un gage d'efficacité économique, mais c'est aussi une promesse d'ouverture et une nécessité pour l'épanouissement individuel. Cela les libéraux ne le comprennent pas et, avec plus ou moins de conscience, mènent des politiques de ségrégation sociale pour le logement, l'éducation, la santé, l'emploi.

Distribution. Ces perspectives donnent un fil directeur pour affronter les défis actuels. Redéfinir une conception attractive du progrès social constitue la première tâche. Le socialisme démocratique ne peut pas se concevoir comme un simple mouvement d'opposition au capitalisme. Les faiblesses passées ont tenu à une insuffisance approche du rôle de la compétition dans la vie sociale. Aucun système économique ne peut être performant s'il ne s'accompagne pas de concurrence. Il n'y a pas à revenir sur cet acquis de notre Histoire. Mais ce choix ne signifie pas qu'il faille s'en remettre en toute circonstance au marché. La société doit être conçue comme un vaste système de distribution de biens économiques, sociaux, culturels et politiques. Les uns doivent être distribués par le marché, là où il est le plus efficace, les autres non. La tâche d'un parti social-démocrate d'aujourd'hui est de déterminer les biens qui relèvent d'une logique de marché de ceux qui n'en relèvent pas. Le marché n'est qu'une technique de régulation économique qui n'assure pas par sa seule logique le bien collectif d'une société. La critique du capitalisme peut être menée sur ces bases qui ne reprennent -pas les arguments du passé.

Égalité. Cette manière de voir définie une utopie positive. La société social-démocrate est une société où ne domine pas une seule hiérarchie qui régule tout, l'argent, le pouvoir politique ou tout autre principe. C'est une société différenciée qui répond à la nécessité où nous sommes d'élaborer un concept d'égalité adapté aux réalités complexes d'aujourd'hui. La notion d'équité conviendrait d'ailleurs mieux. Car certaines inégalités peuvent être justifiées quand elles permettent la création de biens collectifs, alors que d'autres ne le sont aucunement. John Rawls, dans sa Théorie de la Justice (7), a donné clairement les bases théoriques pour une social-démocratie moderne. Nous tenons le principe pour donner une nouvelle vie à notre volonté de justice sociale. Le but est clair, il est de construire une société solidaire en économie de marché. La méthode ne l'est pas moins : un réformisme qui ne s'appuie pas seulement sur la loi et le règlement, mais favorise le contrat, aide les initiatives et les projets individuels. Le résultat souhaité – la perspective pour la social-démocratie européenne – peut être décrit en quelques mots : un débat public animé, un État-providence le plus décentralisé possible, un marché limité à ce qui relève de lui, des services publics transparents et ouverts, une école publique forte, un accès libre à la culture, un réel partage du travail qui permette l'avènement d'une société de pleine activité, une nature sauvegardée, une protection de la vie familiale, une justice indépendante et juste, une coresponsabilité des salariés dans leur vie professionnelle. Est-ce hors de portée ? Je ne le pense pas, nous en voyons les éléments ici et là. Cette vision que doit porter le social-démocratie permet une réarticulation des rapports entre l'individu et le collectif dont nous avons aujourd'hui besoin.

Planète. Mais tout aussi importante que cette utopie en quelque sorte "intérieure", est l'utopie "extérieure", la réponse à donner à l'internationalisation des problèmes dans le monde. En cette veille de XXIe siècle, la question ne devrait plus être de savoir si le monde a besoin d'autorités internationales, mais nous devrions déterminer avant tout quel partage entre les souverainetés nationales, quel contrôle démocratique, quel recours, etc. ? Depuis la fin de la guerre, à travers des hésitations et des crises, les pays européens ont commencé à entrer volontairement dans la limitation de leur souveraineté nationale. Mais nous ne devons pas ignorer que c'est la guerre froide qui a favorisé l'émergence de structures supranationale. Aujourd'hui, les intérêts purement nationaux pourraient éventuellement se redonner libre cours. Nous nous trouvons à un tournant. La perspective d'un monde plus coopératif a pu renaître. Elle est une condition pour la conduite de nos politiques économiques, pour la détermination d'une politique écologique, pour l'efficacité d'une aide au tiers-monde, pour le succès d'une politique de sécurité. Les sociaux-démocrates ne sont pas les seuls concernés. Mais en revivifiant leur tradition internationaliste, ils doivent se poser au premier rang de la lutte pour l'organisation de la planète et, avant tout, pour que l'Europe puisse aller de l'avant et ne pas connaitre un processus d'involution (8) vers une simple zone de libre-échange.

Or, dans les années cinquante et soixante, la social-démocratie avait eu tendance à se définir un peu simplement comme l'administration d'une économie capitaliste en expansion dont le surplus permettait l'extension de la protection sociale et la réduction des inégalités. L'impossibilité pour la politique keynésienne de lutter efficacement, à la fois contre le chômage et l'inflation, a entraîné, pendant toute la décennie écoulée, une domination de la politique monétariste. En n'incarnant plus l'idée d'un progrès social continu, l'identité social-démocrate a vacillé. Car, au-delà de tous les débats doctrinaux, cela a bien été cette croyance dans un progrès social continu qui a fait la force d'attraction de la social-démocratie. À partir du moment où l'issue du combat pour une amélioration d'ensemble de la société paraît douteuse, où les différentes catégories sociales se replient sur elles-mêmes, un mouvement fondé sur une volonté de solidarité perd son rayonnement dans la mesure où il doit assumer des arbitrages parfois difficiles entre les différentes parties de son électorat.

Mondialisation. Le second défi – lié évidemment au premier – tient à l'internationalisation accrue qui caractérise notre monde. Il faut, en effet, considérer que la social-démocratie avait élaboré ses politiques essentiellement dans la perspective du développement interne des économies. Il ne peut plus en aller ainsi. Car nous connaissons une mondialisation des marchés (tout particulièrement des marchés financiers qui jouent désormais dans l'instant), des communications, de la pollution, des migrations de population, etc.

Il en résulte un conditionnement réciproque des politiques nationales. C'est un changement structurel majeur qui ne touche pas seulement nos économies mais qui crée des risques de conflits de toute nature difficilement maîtrisables par les États nationaux. Le paradoxe est que cette internationalisation s'accompagne d'une poussée des nationalismes dans l'idée, vaine parfois, que de strictes souverainetés nationales pourraient être la solution de tous les problèmes. La social-démocratie est ainsi doublement en cause, d'abord dans sa traditionnelle aspiration internationaliste, ensuite dans la manière dont, après la guerre, elle avait conçu·ses "compromis nationaux".

Mutations. Le troisième défi relève des transformations que nous constatons dans nos sociétés. Voici déjà quelques années, un sociologue allemand avait parlé d'une "révolution silencieuse" (4). À ceci près que le silence n'a pas toujours été de mise, il s'agit bel et bien d'une révolution. Certes, le fondement du capitalisme demeure. Le rapport entre les profits et les salaires est toujours une source importante du conflit social. Et la vie quotidienne des gouvernements est largement occupée par le souci du constant ajustement de la politique salariale. La vie sociale, avec ses institutions, ses mouvements syndicaux et patronaux, ses procédures et ses rites, est moulée encore sur cette réalité. Mais, l'évolution économique et sociale n'en a pas moins été profonde. L'individualisme caractérise davantage les comportements. Les grandes institutions de socialisation (écoles, églises, syndicats, partis) sont affaiblies. Les communautés de classe s'érodent. L'évolution technologique a amené un changement notable dans la nature du travail. La population inoccupée croît. Le monde salarial est éclaté. L'immigration est partout une réalité qui nourrit des réflexes d'intolérance. Une importante classe moyenne bénéficie d'une existence protégée. Alors que des catégories sociales entière rendent à cumuler les handicaps sociaux, l'origine ethnique n'étant que l'une d'entre eux.

Complexité. Nos sociétés n'offrent donc plus une sociologie simple – celle qui prévalait quand se sont formés les mouvements sociaux-démocrates, au contraire, elles tendent à se fragmenter et à se corporiser, à connaître des formes de repliement sur la vie privée, les métiers, les groupes. Les inégalités se complexifient, les facteurs personnels et les trajectoires individuelles deviennent plus sensibles selon l'âge, le sexe, la culture, l'origine, le lieu de résidence, etc. S'il n'y a plus un conflit central de classe au sens traditionnel, il est aisé de voir que des éléments existent mais ils sont diversifiés. Et, tout cela, à un moment où le pouvoir est moins saisissable, plus anonyme, malgré la personnalisation qui s'attache à quelques figures, un pouvoir qui, influencé par les médias, explique mal la complexité des questions et nourrit souvent pour beaucoup un sentiment de dépossession, tout particulièrement dans les milieux populaires. Cela est vrai dans chaque pays et, encore plus, au niveau européen.

Progrès. Quand je relie les fils de ces trois défis, je considère que, pour la social-démocratie, ils se nouent autour d'une même question : comment reconstruire une conception du "progrès" qui, en cette fin de siècle, ait la même force que lorsque, au début du siècle, il s'agissait d'intégrer le prolétariat dans la société et de lutter pied à pied pour diminuer le malheur humain. Nous sommes, je le pense, devant une tâche semblable à celle qu'à deux reprises ont affrontée les générations qui nous ont devancés, une première fois à la fin du XIXe siècle, lorsqu'il fallait bâtir un mouvement, une seconde fois avec "la grande dépression" des années trente, et après la guerre, quand il a fallu sortir des crises.

Nous ne repartons certes pas de zéro. Il y a tout un héritage de la social-démocratie qu'il faut revendiquer.


(1) Il s'agit de la thèse défendue par Francis Fukuyama dans La Fin de l'histoire et le dernier homme (Paris, Flammarion, 1992). Selon Fukuyama, un consensus planétaire consacre la démocratie libérale comme système de gouvernement : elle paraît avoir triomphé des idéologies rivales et pourrait constituer le point final de l'évolution idéologique de l'humanité.

(2) Voir sur ce thème le livre de Pierre Rosanvallon. La crise de l'État-providence, Paris, Seuil, 1981.

(3) Il s'agit de l'appauvrissement progressif et continu d'une population.

(4) Sur la notion de démocratie d'opinion, on pourra se reporter à l'article de Bernard Manin, "Métamorphose du gouvernement représentatif" (in Métamorphoses de la représentation, sous la direction de Daniel Pécaut et Bernardo Sorj, Éditions du CNRS, Paris, 1991).

(5) L'eschatologie est un ensemble de doctrines et de croyances portant sur le sort ultime de l'homme et de l'univers.

(6) Albert Hirschman, Deux siècles de rhétorique réactionnaire, Paris, Fayard, 1991.

(7) John Rawls, Théorie de la justice, Paris, Seuil, 1987.

(8) Involution signifie ici régression.

(9) Ronald Inglehart, Silent revolution, Princeton University Press, 1977.

Michel Rocard est ancien ministre.
Cet article est issu d'une conférence qu'il a donnée à Amsterdam le 11 décembre 1992.