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L’ÉVÉNEMENT DU JEUDI : On a l'impression, en regardant le film de Bertrand Tavernier, qu'il y a deux polices : celle des officiels et celle que l'on fait dans les soutes. Peut-on imaginer les réconcilier ?
Paul QUILES : Vous savez, au ministère de l’Intérieur et de la Sécurité publique, nous sommes tous dans la soute. Par vocation en quelque sorte, nous sommes en contact avec les aspects les moins réjouissants, les moins reluisants de notre société. Cela crée des liens très puissants de solidarité entre nous, quels que soient les métiers ou les spécialités des uns des autres. Sur 120 000 policiers, Il y a seulement 2 000 commissaires qui encadrent leurs équipes et qui partagent les efforts sur le terrain. Ce qui me semble important, c'est que l’on ne perde pas son âme et que l'on s'efforce, malgré ce que l’on voit, de conserver une vision optimiste de l'homme.
Les policiers, du moins les policiers en civil, apparaissent comme des marginaux. On dirait qu'ils finissent par ressembler à ceux qu'ils traquent. Peut-on faire la police autrement, sans se salir les mains ?
Même si c’est l'histoire d'une vie condensée en cent quarante-cinq minutes, avec l'effet d'amalgame qui en résulte, je trouve que ce film est un bel hommage à ces policiers qui acceptent de s'immerger dans ce monde du deal, de la souffrance et de la violence, sans jamais se compromettre, sans jamais renoncer. Il faut beaucoup de force de caractère pour rester soi-même dans de telles conditions. De ce point de vue, ils sont tous le contraire de marginaux, d'autant qu'ils appartiennent à une structure beaucoup plus hiérarchisée qu'il n'est dit dans le film. Ils rendent compte ; ils sont contrôlés ; ils s'inscrivent dans une stratégie, et ce sont toujours des magistrats qui animent les enquêtes. Ils s'appuient sur une organisation humaine - certes perfectible - et sur des valeurs. Leur combat, ils le mènent en notre nom à tous. Il ne faut pas perdre de vue que le trafic de drogue, c'est plus qu'un problème de santé publique, c'est un véritable cancer pour la démocratie, en raison des sommes en jeu, qui se reconvertissent dans l'économie légale. D'autres hommes, avec d'autres moyens et d'autres méthodes que ceux qui sont sur le terrain, traquent cet argent et démontent les filières du blanchiment de l'argent. La police, c’est tout ça.
Les policiers ne sont pas des surhommes. Parce qu'ils font un métier dur, exposé, où les tentations sont nombreuses, tous ne résistent pas à l’alcool, à la corruption, au racisme. Croyez-vous à une police exemplaire ?
Ce ne sont pas des surhommes, mais des hommes tout simplement, qui ont été recrutés en fonction de leurs motivations, et qui sont de mieux en mieux formés. La scolarité des gardiens de la paix a été doublée. Chaque policier de France dispose d'un crédit de formation spécialisée et technique de quarante heures par an, ce qui est considérable. La police sait également très stricte avec elle-même, puisque 3 % des policiers sont sanctionnés chaque année. Je ne connais pas de profession aussi sévère avec elle-même ! Je trouve, pour ma part, qu'ils s'en sortent bien, et je n'ai pas vu dans le film de Bertrand Tavernier que ses personnages cédaient à la corruption ou au racisme.
Sur l'utilisation d'indicateurs dans la lutte contre le trafic : n'y a-t-il pas de l'hypocrisie à demander des résultats aux policiers et en même temps à leur demander de travailler sans indicateurs ? Avez-vous une philosophie sur ce sujet ?
Il n’a jamais été demandé aux policiers de travailler sans indicateurs ou sans informateurs. Le milieu de la drogue est un milieu où il arrive que l'on parle beaucoup, et il faut exploiter pleinement tous ces renseignements en veillant au respect de règles de sécurité et de déontologie. D'ailleurs, les résultats sont là : 45 063 interpellations en 1991, soit 8 % de plus qu'en 1990. Près de 26 000 interpellations dans les six premiers mois de 1992, soit 14 % d'augmentation. Les saisies de cannabis sont passées dans le même temps de 5 565 kilos à 17 546 kilos, soit 221 % d'augmentation. Sans parler des 825 kilos de résine de cannabis et des 613 kilos de cocaïne pure saisie voici quinze jours à Perpignan. Donc, nous agissons très fortement el avec beaucoup de résolution contre ce fléau, qui, encore une fois, n'atteint pas seulement les hommes dans leur chair, mais tend à gangrener l'économie et les institutions.
On a le sentiment - tout de même - d'une relative Impuissance face à la drogue. La police ne semble pas capable de juguler la création de véritables îlots de trafic, dans certains quartiers. Fausse impression ?
La drogue, c’est une vague déferlante dans le monde entier. Le trafic est la consommation de drogue ont par exemple augmenté de 30 % en Europe l’an dernier. Il faut donc une mobilisation d’ensemble, au niveau international, mais aussi en France. Il ne faudrait pas qu’il n’y ait que les policiers à être sur le pont. Les douaniers, les magistrats, la brigade financière, les fonctionnaires des finances, tous participent à la lutte. Pour moi, dans ce domaine comme dans d’autres, la sécurité est une « coproduction » qui doit associer les acteurs sociaux, culturels, les médecins, les familles : tous ceux qui maintiennent les liens de solidarité entre les personnes.
Les français veulent des rues propres, et ils ont raison, mais ils doivent savoir que le trafic, s’il n’est pas traité à la racine, aura lieu ailleurs, dans les étages des immeubles, dans les appartements. C’est ce qui se passerait si l’on « nettoyait » des îlots sans travailler à plusieurs niveaux. En profondeur, en remontant les filières : c’est le rôle de la PJ. Sur le terrain, et notamment dans tous les endroits sensibles, comme à proximité des établissements scolaires et dans les cités : c’est le rôle des Renseignements généraux et de la police urbaine. Dans le cadre du plan d'action pour la sécurité que j'ai annoncé avant l'été, des groupes spécialisés « drogue » sont en train de se mettre en place dans les départements les plus sensibles, avec pour mission de mieux coordonner nos actions et d'accentuer la lutte. Je pense que cela sera efficace.
La police mesure encore ses résultats en comptant des bâtons. Y a-t-il moyen de dépasser cet archaïsme, qui œuvre contre une véritable efficacité ?
C’est là qu'on mesure à quel point regard de la société sur sa police date. Toute activité humaine doit être évaluée, surtout dans l'administration, soit il n'y a pas la sanction du marché. Donc il faut compter, mais il y a longtemps que les statistiques sont faites sur ordinateur ! La modernisation engagée par Pierre Joxe est passée par là. En 1985, il y avait 700 terminaux informatiques, il y a maintenant 10 000 postes de travail informatisés. En 1984, il y avait une voiture pour dix policiers, il y en a une pour trois aujourd'hui. Les crédits pour l'immobilier sont passés de 211 millions de francs en 1985 à 560 millions de francs en 1992. Cela a permis un considérable effort, puisque plus d'un demi-million de mètres carrés de locaux de police ont été construits ou réhabilités depuis 1985. Prenez le lieu où se déroule le film. Je le connais bien, puisque j’y ai travaillé pendant deux ans quand j’étais ministre de l’Urbanisme et du Logement ! Les locaux, qui n’étaient pas très reluisants, ont été rasés. Il y a encore des locaux vétustes dans la police, principalement à Paris, personne ne le nie. Mais qu’au moins on reconnaisse un certain effort, une certaine volonté d’améliorer les conditions de travail des policiers.
Certains disent que l’ouverture des frontières en Europe va favoriser le trafic de drogue.
Certains le disent effectivement aujourd’hui, mais ce n’est pas ce qu’ils disaient hier ! L’engagement de la France à ouvrir ses frontières est antérieur au traité de Maastricht ; il a été signé en 1985 dans le cadre de la convention de Schengen, qui a été ratifié par le Parlement en 1990. MM. Séguin et Pasqua ont voté pour ; M. de Villiers, quant à lui, oublie tout simplement qu’il a accepté cet engagement international de la France et qui a négocié les mesures « compensant » l'ouverture des frontières ! Les frontières s'ouvriront donc bien le 1er janvier prochain. Nous ne créons cependant pas une « Europe sans frontières », mais une Europe dotée de frontières extérieures beaucoup plus surveillées et sûres, grâce notamment au Système d'information Schengen, qui est une mise en commun de toutes les informations dont disposent les polices sur les personnes recherchées, les personnes indésirables et les objets volés. A l'intérieur des espaces délimités par ces nouvelles frontières, l’action des services de police sera mieux coordonnée. C'est ce que propose le traité de Maastricht avec la création d'un office de police européen. Europol. J'ai personnellement procédé il y a quelques jours, avec Elisabeth Guigou et nos homologues allemands, à l'installation de l'équipe de projet à Strasbourg. L'une de ses premières missions, dès le 1er janvier prochain, sera de mener une lutte acharnée contre le trafic de drogue et le blanchiment de l’argent. Le 18 septembre, les ministres européens de l'Intérieur et de la Justice se réuniront à Bruxelles pour définir une stratégie concertée pour lutter contre les phénomènes mafieux. La coopération européenne, qui sera institutionnalisée avec le traité de Maastricht, représente donc bien un étage supplémentaire dans notre dispositif de lutte contre la drogue. La menace a une dimension internationale évidente, la bonne riposte doit avoir, elle aussi, une dimension internationale, et d'abord européenne.