Article de M. Laurent Fabius, président de l'Assemblée nationale, dans "Le Nouvel Observateur" du 2 septembre 1999, sur la nécessité de donner un "second souffle" au concept d'éducation permanente, intitulé "Une chance toute la vie".

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Média : Le Nouvel Observateur

Texte intégral

De même que Jules Ferry, il y a un siècle, a mis l'éducation primaire à la disposition de tous les Français, il faut aujourd'hui offrir à chaque individu une possibilité permanente d'accession au savoir. La gauche doit se saisir de cette tâche majeure.

Pendant des siècles, l'éducation a été conçue comme une contribution à la transformation d'un enfant en adulte. Transmettant aux jeunes des savoirs et des savoir-faire, elle consistait en ce qu'on appelle aujourd'hui la formation initiale. Depuis se sont ajoutées des formations complémentaires. En France, la loi Delors de 1971 a organisé la formation continue. Le savoir y est conçu comme une formation initiale complétée éventuellement par d'autres, à objectif surtout professionnel.

Cette formation continue type 1971, renforcée par les dispositions créant le congé formation, a été un succès. Elle a permis à des centaines de milliers de salariés d'acquérir les compétences nécessaires à notre économie. Elle a constitué un élément important du dialogue social. Elle pose néanmoins des problèmes : ceux qui ont le plus besoin de formation sont aussi ceux qui bénéficient le moins de la formation continue (17 % des ouvriers contre 50 % des cadres). Dynamiser la formation professionnelle, notamment pour améliorer les processus de validation des acquis, est donc indispensables.

Mais désormais se pose une question d'une ampleur bien plus grande. De même que la formation initiale s'est trouvée dépassée au début des années 70, la vision binaire de la formation (initiale + continue) devient inadaptée. La connaissance est maintenant partout ; elle change sans cesse ; elle est de plus en plus indispensable pour agir. Continuellement il faut interroger le savoir. Ayant compris cela, nous devons mettre en oeuvre une approche totalement nouvelle, en reprenant le vieux concept d'éducation permanente et en lui donnant un souffle, une ambition, des outils radicalement nouveaux. Je souhaite, parmi les réformes indispensables à cette période de notre action, que la gauche se saisisse de cette tâche majeure.

Le projet est très ambitieux. L'éducation permanente possède un côté Front populaire ; elle a donné naissance à des actions excellentes, parfois elle s'est laissé empoussiérer ; ce dont il s'agit, c'est de lui donner sa pleine acception, du début à la fin de la vie. De même que Jules Ferry, il y a un siècle, a mis l'éducation primaire à la disposition de tous les Français, de même il faut mettre l'éducation permanente à la disposition de tous. Il n'y aura pas d'éducation permanente pour tous (donc d'égalité) sans une offre publique en ce sens. Une loi sera indispensable pour l'organiser et en assurer la qualité. Elle revêtira pour l'éducation permanente le caractère fondateur que la loi de 1971 a comporté pour la formation continue. Là où celle-ci instaurait des périodes de formation, la nouvelle loi aura pour objectif de « mettre le savoir à la disposition de tous, partout et à tout moment ».

Bref, avant 1971, on offrait aux enfants une chance d'ascension sociale par l'école. Après 1971, on a construit des moyens d'offrir une « deuxième chance » et c'est encore en ces termes que beaucoup, y compris de gauche raisonnent aujourd'hui. Ils n'ont pas mesuré que nous devons franchir une nouvelle étape. Il s'agit désormais d'offrir à tout individu une chance en continu.

La loi fondant l'éducation permanente devra viser trois objectifs.

Rendre possible la reprise tout au long de la vie d'une formation de base interrompue.

Créer des modalités d'accès à la connaissance pour tout le monde à tout moment, aussi bien pour acquérir des compétences professionnelles que des connaissances générales.

Organiser un dispositif de reconnaissance par la société des acquisitions réalisées dans le cadre de l'éducation permanente : un dispositif de certification des acquis tout au long de la vie, des diplômes par unités qui s'additionnent, sur le modèle des unités de valeur des universités.

La loi sur l'éducation permanente devra comporter un certain nombre d'innovations. J'en citerai cinq.

Un baccalauréat par unités cumulatives : il doit devenir possible de passer des épreuves à divers moments de sa vie, l'addition des épreuves réussies pouvant, in fine, permettre d'obtenir le bac sans avoir à repasser l'ensemble chaque année.

Un service public d'éducation permanente pour mettre la formation de base à la disposition des publics souhaitant la reprendre après une interruption. Cela impliquera l'organisation de cours pour adultes dans les collèges et les lycées, la création de cours sur l'internet par l'Education nationale, etc.

Dans le dispositif national de certification permanente, les examens sanctionnant les formations initiales devront être complétés par un examen qui validera les formations acquises hors de l'école. Le dispositif national définira les critères principaux de chaque examen, des dispositions académiques pouvant en assurer l'adaptation locale. Chacun pourra ainsi, à tout moment, faire reconnaître ce qu'il pense avoir acquis.

Un « crédit temps études » sera créé. L'espérance de scolarisation au-delà de l'âge de 6 ans est aujourd'hui en France des seize années : les générations actuelles suivront en moyenne leur scolarité initiale jusqu'à l'âge de 22 ans. Ceux qui quitteront le système éducatif avant cet âge seront pénalisés tout au long de leur vie (puisque la formation continue actuelle leur est difficilement accessible). Dans le futur, on peut imaginer que tout individu ait droit à un certain nombre d'années de formation, soit en formation initiale, soit plus tard, années garanties sur le budget de la formation continue (140 milliards). Alternativement, on pourrait garantir à chacun un an de congé individuel de formation dans sa vie (le coût serait d'environ 30 milliards, sur le total de 140) ; ou bien moduler ce droit sur une, deux ou trois années, selon le niveau de sortie de la formation initiale, de façon à rétablir l'égalité des chances pour ceux qui sont précocement sortis du système éducatif.

Ces novations s'accompagneront d'une ouverture permanente des établissements scolaires : dotés de moyens spécifiques, les collèges, les lycées et les universités seront chargé d'organiser des actions de formation permanente (en liaison avec les collectivités locales) tout au long de l'année, y compris pendant les vacances scolaires. Ce dispositif n'entraînera pas d'obligation nouvelle pour les professeurs, mais l'établissement pourra s'adjoindre, au-delà de leur concours éventuel, celui d'intervenants extérieurs.

Ces propositions, qui sont bien sûr à discuter, à contester, à compléter, devraient permettre d'amorcer le changement indispensable pour entrer dans la société éducative. Quels financements précis ? Qui sera responsable de l'organisation des diplômes en continu ? Qui définira l'action des différents partenaires ? Comment éviter que cette intervention magnifique de la chance en continu ne soit détournée de son objectif pour vider l'école de son rôle actuel en faveur de l'égalité des chances, rôle essentiel et malheureusement trop peu rempli ? La concertation sera indispensable.

L'éducation permanente n'est pas une notion nouvelle. Des réalisations considérables ont déjà vu le jour en ce sens. Mais, là, on change d'échelle et d'ambition. En cette deuxième phase nécessaire de la législature, je souhaite pour mon pays et pour la gauche que soit préparé dans le dialogue – car la méthode, c'est le fond – un projet d'ensemble bâtissant l'éducation permanente du nouveau siècle.