Texte intégral
Q. – Le sommet de Luxembourg : ses résultats sont controversés. L’Europe sociale va-t-elle progresser ?
R. – D’abord, l’Europe sociale existe déjà. On ne va pas refaire la liste de ce qui existe. Ce qui est intéressant, c’est de voir ce qui manque. De ce point de vue, Luxembourg est un pas dans la bonne direction à l’initiative de la France, grâce à un remarquable travail de la Commission européenne, et surtout aux efforts déployés par l’actuel président de l’Union européenne, J.-C. Juncker, sans lequel ce Conseil européen n’aurait pas été bon.
Q. – Vous distribuez des médailles ! Mais est-ce que ce Sommet va contribuer à créer un seul emploi ?
R. – Oui, parce que dans la mesure où les politiques de l’emploi sont essentiellement de compétence nationale, les engagements qui ont été pris vis-à-vis des opinions donneront plus de transparence à ce débat politique et démocratique essentiel et permettront à chacun de puiser dans le trésor des bonnes solutions pour essayer de les appliquer chez lui.
Q. – Oui, mais on se sacrifie plus pour l’euro que pour l’emploi.
R. – Dans une certaine mesure, oui. Mais si l’on avait pratiqué une bonne coordination des politiques économiques juste après l’unification allemande, on aurait eu un taux de croissance plus fort, et le sacrifice aurait été léger.
Q. – Pour C. Pasqua, Luxembourg, c’est un marché de dupes et un alibi ; pour P. Séguin, il ne s’est rien passé : d'une certaine façon, Maastricht crée des chômeurs que Luxembourg ne remettra pas au travail.
R. – Non. Ce n’est pas Maastricht qui crée des chômeurs. Ce qui crée des chômeurs, c’est des politiques imprudentes pendant les années euphoriques 1988-1991 où l’on aurait dû assainir les finances publiques et diminuer les prélèvements obligatoires...
Q. – La gauche était au pouvoir.
R – Dans tous les pays. D’autre part, c’est après : on savait que l’unification allemande amènerait un boom économique, puis ensuite des risques de ralentissement trop forts de la croissance. C’est à ce moment-là qu’il aurait fallu coordonner nos politiques économiques. C’est un rendez-vous important en décembre : j’espère qu’en décembre prochain à Luxembourg, dans le deuxième Conseil européen, on se mettra d’accord pour coordonner les politiques macro-économiques qui apporteront une valeur ajoutée aux efforts nationaux. Pour moi, c’est le point essentiel qui reste à faire.
Q. – Faut-il aller jusqu’à coordonner et fédérer les politiques économiques et sociales, aller jusqu’à la nomination d’un ministre du travail pour l’Europe ?
R. – Non. Je vous dis d’abord coordination des politiques économiques. Mon centre de recherches a fait une étude selon laquelle si on les avait coordonnées depuis 1991-1992, on aurait eu 3 points de taux de croissance en plus, ce qui veut dire en France 400 000 chômeurs en moins. C’est pour vous donner une illustration. C’est le point essentiel, j’insiste. C’est là qu’on verra si l’Union économique et monétaire part sur de bons pieds et peut ensuite concrétiser des espérances qu’on place en elle.
Q. – Donc, vous qui fûtes l’auteur du Livre blanc sur l’extension sociale de l’Europe, vous dites qu’on est sur la bonne voie ?
R. – C’est ça. Mais le Livre blanc date de 1993. Il est vrai qu’il comportait en plus – parce que précisément j’avais le pressentiment de ce ralentissement de l’économie – un programme de grands travaux, le renforcement de la recherche, notamment dans les nouvelles technologies de l’information. Malheureusement, sur ces deux points, j’ai été approuvé, mais on n’a pas appliqué. C’est bien dommage !
Q. – Sur l’attribution de moyens financiers supplémentaires ?
R. – Ces moyens financiers supplémentaires, on les faisait par emprunt pour la plupart. Pourquoi ? Parce que quand on construit des autoroutes, des TGV ou autres, cela bénéficie aux trois générations qui viennent. C’est normal qu’elles payent un peu.
Q. – En France, prendriez-vous le part que les 35 heures légales dans les deux ans créeront des emplois et dynamiseront l’économie française ?
R. – A deux conditions : la première, c’est que les 35 heures amènent les entreprises à réorganiser là où c’est possible le système de production pour augmenter la productivité non seulement du travail, mais aussi du capital. La seconde condition, c’est que l’on fasse l’annualisation des heures car c’est sur l’heure annuelle, la quantité de travail annuel que peuvent se faire une bonne discussion avec les syndicats et une bonne gestion de la main-d’œuvre.
Q. – Aujourd’hui, il y a une opposition du CNPF et des chefs d’entreprises parce qu’ils n’ont pas envie qu’on leur impose les 35 heures par la loi. Par quels gestes les amèneriez-vous à discuter ?
R. – Je pense tout d’abord qu’il y aura quelques branches d’activité qui vont se lancer dans cette discussion. D’autre part, j’indiquerais encore une fois que l’annualisation est le bon système de mesure. Je vais vous donner un exemple dans d’autres pays, on aménage le temps de travail ; parfois, c’est en donnant une année sabbatique à certains ; ailleurs, c’est en développant le temps partiel ; il faut réintroduire de la souplesse dans ce domaine et prendre un bon instrument de mesure.
Q. – L’Elysée et Matignon ont proposé ensemble tout récemment, pour présider la prochaine Banque centrale européenne, le nom de J.-C. Trichet. Est-ce une bonne idée ?
R. – C’est un excellent candidat. Est-ce que cette proposition n’aurait pas dû être faite plus tôt ? C’est la question qu’il faut se poser pour éviter un malentendu entre, d’une part, la France, et de l’autre côté, les Pays-Bas et l’Allemagne.
Q. – Ce sont les chefs d’Etat et de gouvernement, pas les banquiers, qui décident et qui nomment.
R. – J’entends bien, mais la France, si elle veut rayonner en Europe, doit cultiver de bonnes relations avec tous les pays.
Q. – Alors, c’est condamné pour M Trichet ?
R. – Non, pas du tout. Je dis simplement que j’aurais souhaité pour l’efficacité que cette proposition soit faite un an plus tôt.
Q. – Quand vous étiez à Bruxelles, vous avez vu fonctionner au moins deux cohabitations. Est-il normal que le Président de la République attaque hors de France d’une certaine façon son gouvernement ?
R. – J’ai regretté cette intervention, parce qu’elle affaiblissait la position de la France, alors que les chefs de gouvernement allaient se réunir pour parler précisément des mesures pour l’emploi.
Q. – Mais est-ce que ça justifiait pour autant que le Premier ministre réagisse avec une ironie cinglante, comme il l’a fait à ce propos du Président de la République ? En période de cohabitation, est-ce normal ou sain ?
R. – Le Premier ministre a été patient. D’autres fois, il n’a pas réagi. Mais là, devant le fait qu’il s’agissait d’une intervention susceptible d’affaiblir la France dans ses positions extérieures, il a eu raison de réagir.
Q. – Est-ce qu’un exécutif à deux têtes est longtemps tenable pour gouverner la France ?
R. – La cohabitation, quand elle dure deux ans, les gens s’habituent et se disent "On est presque en campagne électorale." Généralement, le Président de la République et le Premier ministre sont les deux candidats principaux à la présidentielle. Pour cinq ans, j’ai mes doutes. Je pense que cela méritera une grande réflexion, et peut-être une adaptation des institutions françaises dans les années à venir.
Q. – C’est-à-dire ?
R. – Pourra-t-on garder longtemps un exécutif à deux têtes ? Je pose la question.
Q. – M. Pasqua prévoyait hier une cohabitation qui ne ferait pas cinq ans, qui sera écourtée.
R. – C’est un peu mon intuition, aussi.
Q. – Que peut-il se passer ?
R. – Il se passera que nous aurons soit des élections législatives, soit des élections présidentielles avant les cinq ans.
Q. – Quand on a votre expérience et votre lucidité, comment juge-t-on la France ? Comment va-t-elle maintenant ?
R. – Je pense que si l’on met à part ce petit accroc, dans les deux précédentes cohabitations, la France a toujours parlé d’une seule voix à l’extérieur. Ce n’est pas ce premier accroc qui va changer les choses. J’ai même été frappé du fait que la France a un Etat et que les deux personnages de l’exécutif s’arrangeaient pour donner une seule position de la France. J’espère que ça continuera.
Q. – Vous minimisez l’accroc ou dites-vous que c’est dangereux ?
R. – Il y a deux points dans l’accroc : la crainte que cela ait affaibli la position française – on s’est rattrapé ensuite, puisque M. Chirac et M. Jospin ont donné tous les deux une conclusion heureuse et similaire du Sommet ; sur le plan intérieur, il me semble que ça ne pourra pas durer cinq ans comme ça si tous les 15 jours ou tous les mois, il y a des accrochages de ce genre.
Q. – F. Hollande sera élu à la tête du PS ; il a travaillé avec vous ; il a été le premier des deloriens.
R. – Il n’était pas delorien : il était le premier de ceux que J. Delors a aidés, un des quadras, pour leur permettre d’enrichir leurs capacités...
Q. – Est-ce bien qu’il soit à la tête du PS ? Vous vous êtes parlés ? Que lui avez-vous recommandé ?
R. – Je ne lui ai rien recommandé. Maintenant, il est assez grand ! Simplement, je lui ai dit combien j’étais heureux que surtout, pour une fois, non seulement les qualités intellectuelles, mais aussi la loyauté soient récompensées.