Texte intégral
Le Nouvel Observateur : 30 octobre 1997
Le Nouvel Observateur : Le sommet extraordinaire de Luxembourg va-t-il signer l’acte de naissance de l’Europe sociale ?
Pierre Moscovici : N’allez pas trop vite en besogne. La construction européenne est un processus complexe. On n’y passe pas, d’un jour à l’autre, de l’ombre à la lumière. Ce sont des compromis dynamiques qui font avancer. On va à nouveau le constater à Luxembourg.
Le Nouvel Observateur : Après les slogans, le retour à la réalité, donc…
Pierre Moscovici : Mais de quels slogans parlez-vous ? Je n’ai jamais parlé d’un sommet social. L’expression est d’ailleurs un peu ambiguë. À Luxembourg, nous allons tenir un sommet sur l’emploi. Ce n’est pas la même chose.
Le Nouvel Observateur : Vous êtes trop subtil. Expliquez-vous !
Pierre Moscovici : Je ne crois pas qu’il soit possible et surtout souhaitable que les politiques sociales mises en œuvre dans les différents États européens puissent être transférées au niveau communautaire. Cela au nom du principe de subsidiarité. On peut imaginer, à long terme, une harmonisation des systèmes de protection sociale, mais en aucun cas une uniformisation dans un cadre fédéral. En revanche, il est indispensable de rééquilibrer la politique économique et sociale de l’Europe en direction de la croissance et de l’emploi. C’est là l’unique enjeu de Luxembourg, mais reconnaissez qu’il n’est pas mince.
Le Nouvel Observateur : Vous dites « rééquilibrage ». Est-ce à dire que pour vous l’Europe de Maastricht s’est trompée de priorité ?
Pierre Moscovici : Le traité de Maastricht est plus riche que vous semblez le croire. Mais soyons clair : il y a tout d’abord la monnaie. Or nous voulons faire l’euro. C’est une priorité. Mieux, c’est un impératif politique. Les conditions que le gouvernement de Lionel Jospin avaient posées – notamment la présence des pays du Sud (Italie, Espagne…) – sont en voie de réalisation.
Le Nouvel Observateur : Vous avez quand même été contraint d’accepter le pacte de stabilité !
Pierre Moscovici : La parole de la France avait été engagée. Cela dit – et c’est le second point de ma démonstration –, nous avons toujours pensé que les critères de stabilité monétaire et budgétaire étaient nécessaires mais pas suffisants pour bâtir une Europe à la fois forte et créatrice d’emploi. Au lendemain de son arrivée aux affaires, au sommet d’Amsterdam, Lionel Jospin a fait accepter l’idée du rééquilibrage que j’évoquais tout à l’heure. Cela a suscité chez nos partenaires un certain scepticisme. Voire une France hostilité. La manière dont se présente le sommet de Luxembourg montre qu’en quelques mois nous avons su être convaincants. Je dois, à cet égard, rendre hommage à la ténacité du Premier ministre luxembourgeois, Jean-Claude Juncker, sans laquelle rien n’aurait été possible.
Le Nouvel Observateur : Quelle sera l’ampleur du virage de Luxembourg ?
Pierre Moscovici : Ce sera une inflexion positive. Pour trois raisons. L’Europe va montrer tout d’abord qu’elle est capable de se fixer des objectifs quantifiés en matière d’emploi. À défaut d’être globaux – ce que personne ne souhaitait –, ces objectifs seront précis sur le chômage des jeunes, les efforts de formation ou le chômage de longue durée. Il y a eu les critères financiers de Maastricht, pourquoi n’y aurait-il pas les objectifs pour l’emploi de Luxembourg ?
Le Nouvel Observateur : Qui veillera à leur respect ? Des sanctions sont-elles prévues ?
Pierre Moscovici : Ce sont des objectifs, et croyez-moi c’est déjà beaucoup. Il est également acquis que la Banque européenne d’investissement mobilisera plusieurs milliards d’écus pour des grands travaux et des aides aux PME-PMI innovantes afin de soutenir la croissance et donc l’emploi. Enfin, nous espérons obtenir une relance du dialogue entre partenaires sociaux au niveau européen.
Le Nouvel Observateur : On est loin des 100 milliards évoqués dans le livre blanc de Jacques Delors en 1994 !
Pierre Moscovici : on est loin de nos rêves. Mais on est loin aussi du refus catégorique des Allemands lors du dernier sommet d’Amsterdam.
Le Nouvel Observateur : Quelles sont les raisons de ce déblocage ?
Pierre Moscovici : La France a eu la sagesse de ne pas vouloir imposer ses solutions : l’Europe se bâtit par des compromis, elle ne peut se construire à l’image de la France. La présidence luxembourgeoise a bien travaillé. Nous avons également su trouver de nouveaux alliés.
Le Nouvel Observateur : Lesquels ?
Pierre Moscovici : L’Italie, la Belgique, le Luxembourg. Mais aussi des pays qui, au départ, soit étaient très réservés sur le principe même d’une politique européenne de relance pour l’emploi – je pense à l’Allemagne –, soit ne voulaient exporter que leur modèle – je pense au Royaume-Uni.
Le Nouvel Observateur : La flexibilité chère à Tony Blair vous convient-elle ?
Pierre Moscovici : Ne jouons pas avec les mots. Longtemps, nous avons dit que l’Europe sociale ne pouvait avancer parce que les gouvernements de gauche n’étaient pas assez nombreux et parce que les Britanniques ne voulaient rien entendre. Eh bien, tout cela est terminé. On ne mesure pas assez notre chance d’avoir enfin un gouvernement britannique vraiment européen et vraiment – quoi qu’on en dise – de gauche. La construction européenne a désormais un nouveau visage. Je suis persuadé que Tony Blair finira par afficher publiquement sa volonté d’intégrer, à moyen terme, la livre à l’euro. La politique de son gouvernement, en matière d’éducation et de formation notamment, vise à réparer les dégâts de l’utralibéralisme appliqué par les équipes Thatcher et Major. Le Royaume-Uni se rapproche désormais du modèle social européen. À son rythme. Avec sa culture. Mais avec une détermination qui devrait faire réfléchir ceux qui préfèrent, comme vous disiez tout à l’heure, les slogans à un examen réaliste de la réalité.
Ouest-France : jeudi 30 octobre 1997
Ouest-France : La France semble jouer profil bas avant le sommet de Luxembourg sur l’emploi. C’est pourtant elle qui l’a réclamé ?
Pierre Moscovici : Évitons de renouveler les erreurs passées. Il y a déjà eu tellement de tentatives nationales, européennes ou mondiales de parler de l’emploi sans lendemain… Il faut avoir une ambition forte pour ce sommet sur l’emploi, mais ne pas trop charger la barque pour ne pas être déçu. Il ne s’agit pas de bercer l’opinion d’illusions en fixant des objectifs intenables mais de franchir une étape, sur des objectifs concrets, plutôt que de grands discours. Ni scepticisme (rien ne changera), ni optimisme exagéré (on va tout résoudre) : telle est la ligne choisie par la France. Elle me permet d’espérer écarter toute hypothèse d’échec à Luxembourg.
Ouest-France : Concrètement, quels résultats prévisibles ?
Pierre Moscovici : À Maastricht, l’Europe a adopté des critères de nature financière qui étaient des contraintes plus que des objectifs mobilisateurs. À Luxembourg, nous voulons nous engager sur des objectifs volontaristes pour l’emploi. La France veut privilégier une demi-douzaine de thèmes tout à fait concrets et pratiques – l’emploi des jeunes, le chômage de longue durée, les emplois de service, la formation – mais elle ne conteste pas l’approche de ses partenaires, à savoir que les politiques de l’emploi sont, par nature, nationales. On peut, on doit, mieux coordonner ces politiques mais ce n’est pas à l’Europe de se substituer aux entreprises et aux États pour créer des emplois.
Ouest-France : Une fois encore, au nom de l’emploi, on va ressortir la promesse jamais tenue des grands travaux ?
Pierre Moscovici : C’est vrai que la France détend depuis longtemps – le rapport Delors de 1992 – l’idée d’un programme volontaire de grands travaux. Il est vrai aussi que son financement est en panne. Tout en regrettant que d’autres pays soient opposés à ce plan, nous continuerons à présenter ce programme comme un axe prioritaire, même si nous n’attendons pas de miracle sur ce point à Luxembourg.
Ouest-France : La réduction du temps de travail à la française ne fait pas plus recette à la veille du sommet ?
Pierre Moscovici : Je suis persuadé qu’on en parlera. C’est un sujet qui a un écho incontestable en Allemagne, en Italie, aux Pays-Bas. Certes, le modèle français ne servira pas de référence unique, mais peu importe. Ma vision de l’Europe est pragmatique. L’Europe est un compromis. Elle ne peut pas se faire à la seule image de la France. On ne peut pas imposer une exception française à nos partenaires. Essayons plutôt de les convaincre par l’excellence de nos résultats. C’est en faisant des 35 heures une réussite qu’on les entraînera.
Ouest-France : En attendant, ce sont nos partenaires qui nous entraînent sur le terrain de la flexibilité. On suit ?
Pierre Moscovici : Si la flexibilité est l’harmonisation par le bas, la chute des protections sociales, nous y sommes hostiles. C’est parce qu’il a cette connotation négative que nous ne souhaitons pas utiliser ce mot. En revanche, nous n’avons pas de tabou sur l’annualisation du temps de travail, mais à condition qu’elle soit maîtrisée et négociée.
Ouest-France : Êtes-vous prêt à vous rallier à l’idée d’un critère social de convergence ?
Pierre Moscovici : Il faut sans doute attendre que la discussion progresse sur le sujet. À mon sens, un tel critère peut découler de la poursuite obstinée, sous une surveillance multilatérale, des objectifs chiffrés pour l’emploi que j’évoquais plus haut. Ainsi, nous pourrons rééquilibrer la construction européenne, dans un sens plus favorable à la croissance et à l’emploi.