Texte intégral
Europe 1 : Les syndicats de l’enseignement veulent engager une épreuve de force avec votre successeur au ministère, C. Allègre. Ils l’accusent de bloquer les mutations d’enseignants dans le second degré pour mieux faire passer sa réforme. Faut-il aller jusqu’au clash pour « dégraisser le mammouth » ?
François Bayrou : J’espère que non, mais je ne comprends pas la méthode. Je veux dire que multiplier les effets d’annonce – des annonces à grand bruit, à grand son de trompe – depuis six mois que le Gouvernement est maintenant en place – six mois, on commence à pouvoir juger – et dans la réalité, qu’est-ce qui change ? Pas grand-chose, en dehors, en effet, des emplois-jeunes de Mme Aubry qui sont un fait et dont l’utilisation sera, j’espère, utile. Sur les plans violence, la reprise assez juste – je crois qu’il n’y a pas grand-chose d’autre à imaginer – de décisions, d’orientations que nous avions prises, avec des moyens – c’est vrai – en emplois-jeunes qui sont importants… Mais sur l’essentiel et le fond, multiplication des annonces, rien ne change. Et puis, une manière systématique de critiquer le système éducatif français que je crois porteuse de dangers.
Je prends l’exemple d’hier. M. Allègre dit : "Le lycée français, c’est épouvantable et ça va très mal" ; de partout dans le monde, on regarde notre enseignement secondaire, et singulièrement, et en particulier notre lycée, comme un des points forts du système éducatif français. La réforme que j’ai conduite et menée à bien, celle qui a donné lieu au nouveau bac que l’on appelle L ou S, "littéraire" ou "scientifique", avait pour but essentiel de corriger le principal problème du lycée français qui était la concentration de tous les bons élèves dans les matières scientifiques, parce qu’un pays a besoin de scientifiques, de littéraires, de jeunes qui s’intéressent à l’économie, au droit, etc. On y est arrivé en une seule année. Que je sache, on n’entendait pas dire où que ce soit que le lycée français allait mal : au contraire, on considérait que ça allait bien. Alors, quel est l’intérêt de braquer les feux sur le lycée alors que c’était un des points forts de notre système éducatif ? J’avoue que je ne comprends pas la méthode. Enfin, dernier point : prendre ceux qui ont la charge – et elle est difficile – tous les jours, ceux qui sont dans les classes, comme cibles, en expliquant que ce sont des conservateurs, des réactionnaires et des ringards, ça fait plaisir à une partie de l’opinion publique qui aime toujours qu’on prenne les autres comme cibles – un vieux fond poujadiste de l’opinion publique française que je n’aime pas , ça ne fait pas avancer les choses : au contraire, ça les crispe. Donc, je crois qu’il y a un vrai problème de méthode pour le Gouvernement dans cette affaire, et que ce problème est sur le point de conduire à des blocages dangereux. En tout cas, pour ma part, je pense qu’une gestion moderne pour l’avenir du système éducatif se fait avec les acteurs du système éducatifs eux-mêmes, qu’ils soient enseignants ou parents, et pas dans une ambiance de passage en force à coup de déclarations qui, en réalité, ne débouchent sur rien. »
Europe 1 : Parlons de l’Europe puisque vous avez réuni récemment, à Toulouse, les dirigeants du Parti populaire européen ; on y a parlé du Sommet de l’emploi qui se réunit la semaine prochaine au Luxembourg. Y a-t-il un consensus entre démocrates-chrétiens à propos d’emplois et des objectifs pour y parvenir ? À ce congrès, il y avait H. Kohl, le Premier ministre belge, le Premier ministre italien.
François Bayrou : Un mot l’événement : il y a, en Europe, deux grands courants politiques : socialiste d’un côté et démocrate d’origine chrétienne dans la plupart des pays, qui associe des démocrates humanistes partout dans le monde. C’est un événement important, je crois, que se réunissent, en France, tous les mouvements politiques membres de ce courant majeur en Europe, avec le Chancelier Kohl, avec le gouvernement espagnol, avec le Premier ministre italien R. Prodi – je veux insister sur ce point, parce que R. Prodi est un Premier ministre qui est dans une alliance plus à gauche ; cependant, il appartient à ce courant politique-là. Qu’ont-ils dit ? Deux choses, me semble-t-il : la première, c’est que l’emploi était désormais la cible numéro un pour tous ces gouvernements, mais que les méthodes que le gouvernement français avait choisies – ils ne les ont pas qualifiées comme étant celles du gouvernement français, parce qu’on était en France – étaient dangereuses, parce qu’imaginer qu’on peut tout régler d’en haut par la loi, qu’on peut prendre toutes les entreprises et les passer à la même toise, quel que soit leur secteur d’activité et quelle que soit leur organisation, c’est naturellement se tromper d’objectif. Au lieu de faire de l’emploi, on va faire du chômage.
Europe 1 : Faut-il des négociations branche par branche ?
François Bayrou : Il faut évidemment mettre de la souplesse dans tout ça, c’est-à-dire négocier branche par branche, regarder les problèmes de chaque catégorie de production ou d’activité économique et essayer, avec elle, d’adapter au mieux l’activité économique et essayer, avec elle, d’adapter au mieux l’activité économique. Une ligne directive simple : on ne luttera pas contre le chômage sans être du côté de l’économie. Ce sont les entreprises qui font les emplois.
Europe 1 : Alors, vous allez renoncer aux pénalités financières ?
François Bayrou : Alors oui, enfin l’idée avait été avancée par certains, c’est une idée surprenante et un peu baroque que les gens qui auraient du chômage, on leur donnerait des pénalités financières. Ceux qui ne réussiraient pas dans la lutte contre le chômage, on les ferait payer en plus ! Je crois que c’est une idée dont tout le monde voit le caractère un peu étrange et qui était trop décalquée de l’idée de la convergence monétaire de celle de l’euro. Dans l’euro, si on n’arrivait pas au déficit, on avait les amendes, en matière financière, ça peut se comprendre ; mais faire payer des amendes sur le dos des chômeurs, ça ne me paraît pas sérieux.
Europe 1 : Qu’est-ce qui différencient les démocrates chrétiens européens des libéraux concernant la lutte contre le chômage ?
François Bayrou : Sur la lutte contre le chômage, d’abord il n’y a pas d’opposition aussi franche que cela entre deux grandes familles politiques qui travaillent ensemble partout. En Allemagne, la majorité est composée des libéraux et des démocrates chrétiens, et ils travaillent ensemble. C’est le cas aussi dans beaucoup d’autres… C’est le cas en Espagne, ils appartiennent à la même formation politique, libéraux et démocrates chrétiens. Donc, il n’y a pas d’opposition aussi franche que ça. Une idée majeure, c’est qu’on ne fera pas l’économie de l’avenir contre les grandes évolutions du monde. C’est drôle, si vous me permettez de vous raconter une histoire : j’étais dans un restaurant, hier soir, et il y avait, à côté de moi, un représentant de commerce québécois. Et il me dit, avec son accent inimitable : "Mais vous faites de la politique, vous ; expliquez-moi la France, parce qu’on a l’impression qu’aujourd’hui, la France va à contre-courant du monde." C’est sa phrase exacte. Et cette impression-là, elle est naturellement très dangereuse pour notre pays. L’idée que nous serions le seul pays dans le monde à refuser les grandes évolutions et à marcher – si j’ose dire – à l’envers, au nom d’une idéologie ou d’une politique, est une idée qui va nous coûter très cher en termes de croissance et d’emploi.
Europe 1 : Vous pensez aussi à quoi, au conflit des routiers ?
François Bayrou : Non, je ne pense pas au conflit des routiers ; honnêtement, tout le monde a eu des conflits de routiers, ce n’est pas la peine de faire des guerres de religion sur des sujets que tout le monde a eu à affronter. Je pense à cette idée selon laquelle…, je pense aux 35 heures par exemple, je pense aux impôts ciblés sur les entreprises et sur l’épargne. L’idée que ceux qui tirent l’économie, s’ils réussissent, on va les frapper plus que les autres, est une idée à contre-courant du temps. On devrait, d’une certaine manière, récompenser ceux qui tirent l’économie, et pas les frapper plus que les autres. Imaginez que vous pouvez faire avancer un pays en frappant tous ceux qui vont plus vite que les autres est une idée à contre-courant du temps. Imaginez que l’on va réglementer de nouveau tout ce qui touche au droit du travail, est une idée à contre-courant du temps.
Europe 1 : Est-ce que vous pensez que l’Europe peut nous tirer vers le haut et nous condamner à davantage de vertu, à la fois sur le plan fiscal et financier ?
François Bayrou : Il faut mesurer, vous avez peut-être suivi ça pendant le Congrès de Toulouse, j’ai dit une chose qui me paraît simple et que je voudrais répéter à votre micro, qui est celle-ci : les erreurs nationales avec l’Europe se paieront nationalement. Autrefois, quand on faisait des bêtises du point de vue social, on avait toujours l’arme de la dévaluation, on pouvait bricoler la monnaie pour rattraper ses bêtises sociales. Avec l’euro, c’est fini : les bêtises nationales se paieront nationalement et c’est un très grand risque pour le France.