Texte intégral
Eric Rochant : Existe-t-il un militantisme qui permette de poser d'abord les questions, par exemple celle du partage du savoir ?
Robert Hue : Nous voulons créer les conditions pour que les gens puissent trouver des solutions ensemble. C'est une véritable mutation culturelle.
Eric Rochant : Je ne suis pas en dehors de la politique alors que les personnages du film ne s'y intéressent pas ou plus. Eux, ne se satisfont d'aucune réponse justement parce qu'ils ne sont pas politiques, et du coup ils partent de la seule chose dont ils disposent : des questions. C'est comme un laboratoire de recherches politiques par des gens qui ont peu de culture politique. Un renouveau de la politique ne peut partir que d'un questionnement. Et non de l'analyse des réponses. Celle-ci ne peut se faire qu'à la lumière d'un questionnement personnel. Si on se pose soi-même des questions, on va pouvoir bien plus facilement juger les réponses. Et éventuellement en inventer d'autres.
Robert Hue : J'ai quand même le sentiment que vos personnages s'intéressent à la politique mais pas à la politique telle qu'elle est, à la politique telle qu'il faut la construire aujourd'hui. C'est déjà une réponse, en tout cas un appel d'air. Effectivement.je partage l'idée que les « politiques » prétendent apporter les réponses à des questions qui ne sont pas forcément celles que se posent les gens. Votre film m’intéresse parce qu'il donne à voir comment on peut contribuer à réhabiliter la politique. À partir de ce que pensent réellement les gens, et non à partir de ce qu'on voudrait les voir penser. C'est au cœur de la mutation du PCF. Pendant des années nous avons été - il faut bien le reconnaître -, les « monsieur-je-sais-tout », qui proposaient une société clé en main. Aujourd'hui il faut prendre les problèmes différemment. Il s'agit de construire le changement de société avec les gens. Ce qui donne un sens complètement nouveau à la politique : le cœur de la politique, ce doit être l'homme, l'individu. Je balaye devant ma porte. Mais toutes les forces politiques y sont confrontées. À elles de franchir le pas en refondant la façon de faire de la politique.
Je trouve significatif que, dans le film, on ressente très fort le besoin de convivialité, de fraternité. C'est aussi une des questions que je me pose : reconstruire des liens de fraternité dans un type de démarche où les choses ne sont pas achevées mais en construction.
Eric Rochant : Les différents partis politiques se posent des questions après les défaites. Mais ce n'est pas seulement la façon de faire de la politique qui est en cause, c'est aussi le fait que les solutions proposées ont révélé leurs limites ou ne sont pas crédibles. Le sens ne se décrète pas. La méthode proposée dans le film, c’est que, pour trouver des idées, il faut les chercher, c'est aussi bête que ça ! Il faut penser, et on ne peut pas penser tout seul, sans contradicteur. Le salut des idées passe par le débat. Pour penser, encore faut-il qu'il y ait une société structurée autour de la pensée. Et la société actuelle est presque entièrement faite pour ne pas penser. La pensée est réservée à un nombre de personnes de plus en plus restreint à cause de la structure sociale elle-même.
Robert Hue : Tout a été fait par ceux qui détiennent le pouvoir et pas seulement sur le plan politique, pour que les gens ne pensent pas trop et pour les enfermer dans un certain fatalisme. Et les persuader que, même s'ils voulaient imaginer autre chose, les contraintes de la mondialisation ou de tel type de construction européenne le leur interdiraient. Pouvoir choisir et décider, c'est pourtant le rôle de la politique ! Certains veulent bien faire participer, mais dans les limites d'une certaine pensée et on arrête les frais à partir du moment où les citoyens pourraient s'approprier davantage.
Les communistes, eux, veulent aller au-delà.
Quand on veut enfermer dans la fatalité, on écarte les gens du savoir. Et on sous-entend même qu'ils ne pourraient pas comprendre. Par exemple, rappelons-nous, avec le traité de Maastricht. En quelques semaines, ce traité, conçu pour les élites, est devenu l'objet de discussion parce que les gens en ont pris connaissance. Nous l'avons publié et, à partir de là, il y a eu un des plus grands débats politiques sur l'Europe qu'on ait connus dans la dernière période.
Le film pose la question du lieu où élaborer la réflexion. Ce lieu n'existe pas spontanément : il faut l'organiser. Sans pour autant y imposer une sorte d'hégémonie : c'est ce que nous voulons inventer avec les « espaces citoyens ». Il ne s'agit pas d'une réunion ouverte du PC, même si évidemment nous y venons avec des propositions qui peuvent être reprises, mises en pièces, retravaillées. Nous voulons créer les conditions pour que les gens puissent trouver des solutions ensemble Cela participe d'une véritable mutation culturelle, pas seulement pour les communistes, mais qui touche à la conception même du pouvoir.
Eric Rochant : Je ne partage pas tout à fait votre opinion sur le traité de Maastricht. Si cela n'a pas fonctionné, étant donné que c'est à peu près le meilleur exemple de débat démocratique à l'échelle nationale, c'est qu'il y a vraiment un problème structurel dans la communication. Vous avez publié, et vous n'êtes pas les seuls, ce traité et c'était absolument impossible à lire : c'est l'exemple même du non-partage du savoir. C'était un texte d'experts. Il s'agit d'un exemple très fort de hiatus entre les gens qui doivent se décider, c'est-à-dire dans le système démocratique, le peuple, et ceux qui sont sensés donner les éléments pour se décider. Aussi, les gens ont voté selon la peur que leur aspirait ou non une perspective floue de l’Europe.
Robert Hue : Au début, l'idée d'un référendum était exclue. Ce qui a poussé à sa tenue, c'est tout un mouvement où les communistes ont joué un rôle important. La consultation des gens a été l’élément dynamique du débat. On en revient à la question de la politique telle que vous la posez dans votre film : le besoin de participer, d'être entendus. C’est un paradoxe apparent qu'au moment où la crise de la politique est la plus exacerbée, s'exprime une telle volonté de participation. Là, j'ai une nuance avec vous, je reste persuadé que la publication du traité a déclenché un mécanisme de débat sur le contenu, malgré tout. L'essentiel n'est-il pas qu'en trois mois les consciences aient ainsi bougé ? C'est vraiment un bel exemple de ce que peut la politique quand on en fait l'affaire des gens.
Eric Rochant : Je pense aussi que la démocratie est vraiment améliorable. Je suis d'accord, c'était un acte important de publier le traité, d'en parler le plus possible, de revenir sans arrêt sur le métier pour expliquer et informer les gens, mais on en voit quand même les limites. Comment améliorer la démocratie ? Il y a le rapport entre les gens et ceux qui sont sensés les représenter et détenir le savoir. Ce qui est au cœur de notre démocratie, c’est bien la parole, entre les dirigeants et nous, ils doivent rendre compte de ce qu’ils veulent [illisible], de ce qu’ils ont fait, de ce qu’ils font. Et nous les sanctionnons en fonction de cette parole. Si cette parole n’a pas d’espace, comme vous dites, ou si l’espace n’est pas adéquat à la parole politique, se pose alors un véritable problème de démocratie.
Robert Hue : Je suis vraiment d'accord, la démocratie doit être améliorée radicalement. Nous touchons aux limites de la délégation de pouvoir. Comment enrichir la démocratie représentative par la démocratie directe ? Je prendrai un exemple, le mouvement de novembre-décembre 1995. On a vu éclore là une expression démocratique renouvelée : tous les matins dans les assemblées générales, il y avait l'information, la réflexion, le contrôle. J’y vois des repères pour l'avenir de la démocratie.
Eric Rochant : Apparemment, le monde a choisi le système de l'économie de marché plus ou moins libéral. Est-ce qu'il y a une alternative crédible au libéralisme ? C'est la question cruciale. Ce débat est sans cesse escamoté. Comme il n'y a pas de débat, pas d'idées, et ce n'est pas intéressant. Aux États-Unis, le prix à régler pour résoudre le problème du chômage est si lourd en terme d’inégalités sociales qu’il est question de faire machine arrière. C’est le cas en Angleterre avec Tony Blair au pouvoir pour humaniser la société ultralibérale. La droite propose d’avancer à pieds joints dans ce mouvement ultralibéral, quitte à sacrifier une génération. Les socialistes envisagent, sans le dire, d’épouser le mouvement libéral sans sacrifier de génération.
Robert Hue : Peut-on dire que le monde a choisi le libéralisme ? Je ne crois pas. L’effondrement du système se réclamant du communisme en en URSS n'a pas rendu le capitalisme meilleur ni conduit au triomphe du libéralisme. Quelle peut être la nature du changement dans la société française ? La visée communiste s'inscrit dans le dépassement du système lui-même à partir de la réalité. C’est toute la différence avec le parti socialiste, même si ensemble nous pouvons avancer dans de grandes réformes de structures. Pour imaginer une alternative de transformation sociale, il faut une visée suffisamment forte, précise, mais qui réponde aux exigences immédiates.
Le communisme, ce n’est plus un modèle de société achevé, c’est le dépassement concret de la société actuelle – le capitalisme – par l’intervention des gens. Dans cette démarche, ceux qui ont ces mêmes valeurs peuvent se reconnaître et se rassembler. C’est une alternative pour le siècle à venir. Ce n’est ni ce qui a échoué à l’Est ni la fin de l’histoire avec le capitalisme.
Eric Rochant : Je ne dis pas que le libéralisme a triomphé mais qu'avec l'effondrement du communisme, il ne reste plus que le libéralisme. Le monde a choisi, pas au sens où il aurait voté pour le libéralisme, mais il s’est structuré sur celle idée-là. Pour mobiliser les gens sur « le dépassement du capitalisme », encore faut-il, comme vous le dites, que l'utopie ne soit pas trop lointaine et, en même temps, fournir la part du rêve. Envisagez-vous de le faire en France ? D'abord en France, puis en Europe et dans le monde ?
Robert Hue : Le dépassement, aujourd'hui, nous le concevons comme un mouvement qui peut commencer à tout instant, à chaque endroit, à partir du moment où l'on s'attaque aux racines du capitalisme lui-même, la loi de l'argent, les pouvoirs et les savoirs confisqués. Prenons par exemple les problèmes dans les quartiers populaires. On connaît la crise qui sévit. Quelles réponses peut apporter un parti politique, qui ne laissent pas le champ libre au Front national ? Investir le terrain de l'espoir dans ces quartiers passe par des rapports nouveaux entre les hommes et les femmes, les jeunes, à travers lesquels la politique peut prendre corps. J’ai aimé dans le film ce plaisir d'être ensemble des huit personnages. Il y a là un grand champ pour la politique. La reconquête démocratique est un élément essentiel pour sortir de la crise de la politique. En même temps, il faut apporter les réponses nécessaires à un autre fonctionnement social et économique. Car, au cœur de la crise de la politique, est posée la question du changement. Et tout le monde n'y apporte pas la même réponse. Par exemple sur l'emploi. C'est le marché capitaliste du travail qui est en cause : où va l'argent ? À la spéculation ou au progrès social et à l'emploi ? La négation du capital se pose partout d'une manière ou d'une autre. Mais je ne crois pas à l'idée de grand mouvement international organisé par un centre, il a existé des schémas de ce type auparavant ; par contre, je vois bien la convergence possible d’avancées positives dans le monde, qui modifient les rapports de force.
Eric Rochant : J'ai encore du mal à voir le type de réponse que vous apportez aussi clairement que celle du Front national, par exemple. Celui-ci propose le rêve d'un monde sans immigrés et des gens le croient. C'est qu'à partir du moment où il y a un charter, on peut bien faire imaginer qu'il y en ait 150. À partir de quelque chose de petit, de concret et de déjà réalisé, on fait croire qu'il suffirait de passer à l'échelle totale - virer tous les immigrés - pour résoudre nos problèmes. Mais quand vous parlez de dépassement du capitalisme.je m'excuse, mais je ne vois pas. Prenons dans les quartiers, quelle est la proposition communiste ? Dans le film, les jeunes disent : qu'est-ce que proposent les communistes ? C'est vrai, j'ai été sommaire parce que je ne vois pas. La fraternité est plus une valeur qu'une réponse politique.
Robert Hue : Je veux vraiment me garder d'une réponse enfermée dans une proposition arrêtée d'avance par le parti communiste. Je le répète, la réponse est à construire avec les gens. Je vais faire une proposition claire et réaliste. Pour modifier la situation sociale d'un quartier difficile, il y a besoin de moyens. Si on dégage 30 ou 40 milliards et qu’on les consacre à ces quartiers et à l'emploi, on ne résoudra pas tout, mais on peut vraiment changer la vie des gens. Pour cela, on peut multiplier par quatre l'impôt sur les grandes fortunes. Mais je voudrais en revenir à la fraternité qui est une des dimensions, me semble-t-il, du militantisme. Il faut une réponse humaine, c'est cela aussi le message de la politique aujourd’hui.
Eric Rochant : Si on pouvait effectivement changer la notion de militantisme... J'ai souvent rencontré, chez les militants que j’ai fréquentés, une certaine réponse dogmatique à des questions que je ne me posais pas et il y avait des questions qu'il ne fallait pas poser, des questions taboues dont les termes mêmes semblaient un affront à leur pensée. Si maintenant il existe un militantisme qui permette de poser d'abord les questions, par exemple celle du partage du savoir... Mais on n’aura jamais le temps ni de s'entendre et c’est aussi un problème politique. En l’état actuel du débat, je ne suis pas convaincu par tout ce que vous avez dit, et je pense que c’est aussi dû au fait qu’on n’a pas assez de temps pour en parler.
Robert Hue : Il y a longtemps et il y a la vie. Les réponses convaincantes sont celles que nous parviendrons à construire ensemble. C'est cela que j'ai envie de vous dire à ce moment de notre rencontre.