Déclaration de M. Laurent Fabius, président de l'Assemblée nationale, en hommage à M. Michel Debré, notamment sur sa carrière politique, sa fidélité au gaullisme, et son action en faveur de la Constitution de 1958, Paris le 26 novembre 1997.

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Circonstance : Inauguration de la plaque Michel Debré à l'Assemblée nationale le 26 novembre 1997

Texte intégral

Madame, Monsieur le Président,
Chers collègues, chers amis,

Il était juste et nécessaire que, ainsi que nous le fîmes pour quelques personnalités exceptionnelles, nous rendions hommage à Michel Debré, le premier des Premiers ministres de la cinquième République.

Parler seulement du Chef de Gouvernement que fut Michel Debré serait un raccourci bien réducteur. Son œuvre, sa vie ne s'arrêtent évidemment pas à Matignon. C'est en réalité en novembre 1918, place de la Concorde que Michel Debré rencontre son destin. Il n'a que six ans. Sous ses yeux de petit alsacien, les régiments français victorieux défilent devant la statue de Strasbourg toujours voilée de noir. Ce jour-là dira-t-il, j'ai embrassé irrémédiablement « l'amour de la France, de la République et de l'État ». Il y sera fidèle. Le premier souvenir que je veux rappeler à propos de Michel Debré pour en témoigner, c'est celui de l'officier de 1940 s'indignant de l'inertie de la « drôle de guerre » et refusant « l'étrange défaite ». Méditons l'audace de ce soldat prisonnier qui n'aura de cesse de s'échapper de l'Offlag où l'avaient enfermé ses geôliers. Oui, il montra de la force d'âme en risquant sa vie pour rejoindre la France Libre et l'homme du 18 juin, en prenant le risque de l'action clandestine pour faire en sorte qu'en dépit de l'ennemi et de la collaboration, et alors que certains trahissaient, l'espoir continue de vivre. Pour Michel Debré, la Résistance fut une grande et belle dés obéissance.

Mais il n'y eut pas que l'audace et le courage. Il faut également rendre hommage à l'intelligence et au talent, ces quartiers de noblesse de la méritocratie française, qualités essentielles à la naissance d'un homme d'État. Elles lui firent, avant-guerre, choisir pour métier la carrière de la haute juridiction administrative, auquel par l'esprit et l'amitié Michel Debré resta toujours attaché. Dans l'atmosphère silencieuse et polie du Palais-Royal, que je connais un peu, il travaille. Contentieux, arrêts, constitutionnalité des lois déjà il apprend les rouages de l'administration et les subtilités du droit. Il forge ainsi des compétences que bientôt chacun lui reconnaît. Elles lui permettent, en 1938, de rejoindre le cabinet de Paul Reynaud, elles ne sont pas pour rien dans son accession au portefeuille de « ministre de l'Intérieur » de l'armée des ombres, elles le conduisent ensuite auprès du Président du Gouvernement provisoire de la République française. A 30 ans, dans la clameur de la Libération, l'Histoire parle déjà pour Michel Debré qui ne s'est pas trompé. Le jeune commissaire de la République d'Angers, celui qui rejoignit sur une simple bicyclette la préfecture qui l'attendait à l'été 1944, le futur créateur de l'ENA, croit déjà en la force d'un État régénéré, parce que profondément réformé.

Je veux aussi, bien sûr, saluer le ministre passé par les plus hautes charges de l'État et qui accepta, par la suite, sans pour autant évidemment en rien déroger, d'être nommé aux finances, aux affaires étrangères ou à la défense. À chaque fois, par sa monnaie, par sa diplomatie et par son armée, il se battit pour la souveraineté de la France, pour ce qu'il voulait être sa grandeur et sa puissance, pour la "certaine idée" qu'il en avait. Ce faisant, il agissait au nom de sa conception de l'intérêt général, du service public et du bien commun, valeurs qu'il avait reçues comme un précieux héritage de son père, admirateur de Péguy, grand hospitalier, valeurs qu'il légua lui aussi à ses amis, à sa famille, à ses enfants.

Je veux également souligner l'engagement résolu du militant austère et tenace qu'il fut, petit-fils de Dreyfusard et amoureux de son pays, entré en politique comme on entre en religion, conservant jusqu'à la mort, comme une sorte de bréviaire ou de talisman, le livre de Renan qu'il avait reçu des mains de son père à 22 ans.

L'Histoire de notre pays fut le décor naturel de la vie de Michel Debré. Son parcours se confond aussi avec celui de notre Parlement. À l'origine sénateur élu sous l'étiquette du Rassemblement des Gauches Républicaines, il devient chef du Gouvernement, puis, député UNR de la Réunion. D'Amboise, sur les bords de la Loire qu'il aimait, il devient le premier magistrat respecté. Dans tous ses mandats, patriote et passionné, révolté même, il donna, entières et ardentes, son énergie et sa vie au Général de Gaulle. Avec lui il connut ce déchirement intime lorsqu'il faut mettre en balance certaines idées et la fidélité à l'homme admiré pour lequel on a tout donné. Par dévouement il sut exceptionnellement se confronter à lui, mais il ne supporta jamais, entrant dans la compétition présidentielle pour faire entendre cette volonté, qu'on puisse ne pas l'aimer, ni le respecter, pire qu'on ose le trahir ou le quitter. C'était là son exigence et sa fidélité.

Exécuteur testamentaire, héritier intellectuel de l'homme de Colombey, il en reprenait tous les conflits, en portait tous les principes. Avec panache, il ne craignit pas de s'exposer dans une permanente défense et illustration de cette politique que, pour un Président de la République, il avait patiemment construit. Toute sa vie, il batailla, toujours enthousiaste et toujours espérant, heureux de ferrailler, parfois à contre-courant, pour la "présence du gaullisme", pour l'indépendance du pays ou l'avenir de sa démographie. L'orateur interpellait, attaquait, tempêtait. L'académicien ne fut guère plus sage et c'est heureux.

De toutes ces facettes qui, conjointement, composaient Michel Debré, sa personnalité à la fois exemplaire et extrême, séduisante et déroutante, certains ont partagé les engagements et d'autres les ont combattus. Aussi dure soit-elle, c’était ainsi qu'il concevait la lutte politique. Des objectifs, des buts, des impératifs à atteindre. Pour cela des amis et des adversaires y compris parmi ceux qu'il appelait "les princes qui nous gouvernement". Des moyens et des méthodes que, pour gagner et réussir, il fallait choisir, sans atermoiement ni compromission, en fonction des hommes et des événements. La légitimité toujours plutôt que la légalité coupable d'avoir failli. La IVème enterrée sans tendresse et la Vème République promue dans l'allégresse. L'époque était brutale. Michel Debré était de la génération de la guerre, de la reconstruction, du redressement.

Dans cette maison qui demeure la sienne, dans ce Palais-Bourbon, que, parlementaire dans l'âme, il anima jusqu'en 1988 de sa voix singulière et inoubliable, et où il eut la joie de voir deux de ses fils le rejoindre pour siéger à ses côtés, devenir ses "compagnons" et prendre place au sein du même mouvement que lui, il me semble que celui que nous devons honorer c'est avant tout l'homme qui jeta les fondations des institutions de la Cinquième République.

Le juriste, garde des sceaux en service commandé qui, au soleil de l'été 1958 avec une poignée de juristes, écrivit un texte qui, en moins de cent articles d'une limpidité peu commune, allait réconcilier les Français avec leur Constitution.

Pourtant, parlementarisme rationalisé, dyarchie exécutive, Conseil constitutionnel aux fonctions encore à déterminer, la Loi suprême qui venait remplacer la charte déficiente de 1946, effaçant par la grâce d'un referendum l'espace et le temps qui séparaient le discours de Bayeux et les barricades d'Alger, n'était pas de celles que l'on adopte sans anxiété. Quarante ans plus tard, force est de constater qu'au-delà de telle disposition, l'architecture de cet édifice fait pour la durée et la stabilité, capable d'adaptabilité, nous impressionne.

Pour tout cela, nous devons rendre un tribut particulier à Michel Debré. Devant Michel Debré, homme d'État, homme de Gouvernement et homme de Parlement, au nom de toute l'Assemblée nationale, il est légitime de s'incliner.