Interview de M. Claude Allégre, ministre de l'éducation nationale de la recherche et de la technologie, dans "Le Monde" du 22 septembre 1999, sur les priorités de la recherche, notamment suite aux propositions du rapport de MM. Pierre Cohen et Jean-Yves Le Déaut.

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Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

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Q - « Depuis un an, vous êtes confronté à la contestation des syndicats de chercheurs. Les députés Pierre Cohen et Jean-Yves Le Déaut ont remis cet été leur rapport sur l'organisation de la recherche. Quelles suites allez-vous lui donner ?

– Ce rapport contient soixante propositions. Je suis d'accord avec cinquante-huit d'entre elles. Il insiste sur la nécessaire mobilité des chercheurs, sur leur participation aux tâches d'enseignement et sur les passerelles entre la recherche et les universités : c'est dans la ligne de l'action que nous avons engagée. La plupart de ces propositions seront reprises et, d'ailleurs, certaines ont déjà fait l'objet d'un début de mise en oeuvre. D'autres seront mises en place progressivement, après concertation avec les instances concernées.

Q – Quelles sont les deux propositions que vous rejetez ?

– La première est la fonctionnarisation précoce des jeunes docteurs : on reproche déjà assez aux chercheurs d'être des fonctionnaires peu mobiles. La seconde est une loi de programmation de la recherche. Je ne crois pas qu'une loi fasse avancer en quoi que ce soit les problèmes de la recherche. Ma préoccupation est de lui redonner une place de premier plan et d'en faire un moteur de l'économie et de lutte contre le chômage. Cela demande des évaluations rigoureuses et des décisions courageuses : avantager les jeunes, les équipes de premier plan et les disciplines nouvelles, ne pas gâcher l'argent.

Q – Le budget de la recherche progressera l'an prochain de 1,3 %. C'est mieux que l'évolution moyenne de 0,9 % des dépenses de l'Etat, mais vous donne une marge de manoeuvre réduite...

– Ce budget est celui que j'avais demandé. Il nous donne des marges de manoeuvre, avec une forte augmentation, d'une part des fonds nationaux d'intervention, d'autre part des crédits des laboratoires. Il nous permet, par exemple, d'engager le plan d'équipements mi-lourds des laboratoires, ou de mettre le réseau national de fibre optique Renater au niveau des réseaux américains... La France consacre 2,2 % de son PIB à la recherche, sensiblement comme tous les grands pays développés. Il ne suffirait pas d'augmenter ce chiffre pour changer radicalement la recherche française. Ce serait une fuite en avant et de la paresse intellectuelle, car c'est la structure interne du budget qui, depuis des années, était mauvaise. Tant que je n'y aurai pas remis de l'ordre, je ne demanderai pas de hausse massive. Mais j'amorce ce mouvement puisque le budget 2000 de la recherche est meilleur que le précédent.

Q – Qu'entendez-vous par « remettre de l'ordre » ?

– A mon arrivée, j'ai trouvé un budget qui présentait deux défauts majeurs. Premièrement, on donnait de l'argent aux grandes entreprises privées pour faire de la recherche. J'ai réduit ces dépenses pour lancer des actions tournées vers les PME. Cette réorientation va de pair avec la loi sur l'innovation. Désormais, les chercheurs peuvent créer des entreprises ou devenir consultants, et les universités développer des activités de valorisation. C'est une évolution essentielle, car la recherche française, contrairement à ses homologues américaine, anglaise, canadienne ou allemande, créait jusqu'à présent très peu d'entreprises.

Deuxièmement, le poids des grands équipements est trop important. Il est, en proportion, plus élevé qu'aux Etats-Unis. Ces équipements coûtent 4,5 milliards de francs par an, alors que les laboratoires du CNRS reçoivent 1,5 milliard de francs, et ils consomment cette année la moitié de l'augmentation du budget. C'est une dérive très dangereuse.

L'urgence était de reprendre le recrutement. Nous avons multiplié par trois celui des maîtres de conférence, qui passe de 1 000 à 3 000 par an, et nous continuerons. Pour les organismes de recherche, nous sommes montés à un taux de 3 %, qui correspond au renouvellement des effectifs. Nous n'irons pas au-delà : 85 % des moyens du CNRS passent en salaires. A ce rythme, en 2020, il ne restera plus d'argent pour le fonctionnement de la recherche. Désormais, notre priorité est d'alléger progressivement le poids des grands équipements, au profit des laboratoires.

Q – Pourtant, le budget propre du CNRS n'augmentera, l'an prochain, que de 1,1 % en crédits de paiement (moyens de fonctionnement) et d'un peu plus de 3 % en autorisations de programmes (actions futures). Est-ce parce que la gestion de cet organisme ne vous donne pas satisfaction ?

– Le CNRS a joué un rôle essentiel dans le développement de la recherche, mais il doit évoluer. Il a tendance à l'autoreproduction disciplinaire ou géographique. Les jeunes ont du mal à accéder à l'autonomie scientifique, les transferts vers l'industrie se font mal, l'évaluation est trop franco-française. Des réformes sont nécessaires. Elles se feront, dans la concertation et la clarté. Pour évoluer plus vite, permettre l'émergence de nouvelles disciplines et bien marquer nos priorités, nous en sommes revenus au système en vigueur du temps du général de Gaulle: des actions concertées incitatives et des réseaux de recherche technologique. Dès cette année, 800 millions de francs seront injectés dans ces programmes et 1,4 milliard l'an prochain.

Q - Quelles sont ces priorités ?

– D'abord la biologie, avec un effort particulier sur la génomique, qui recevra plus de 2 milliards de francs sur trois ans. Les centres de séquençage et de génotypage d'Evry seront renforcés ; un réseau national de « génopôles » va se mettre en place, dans une première étape sur les sites de Montpellier, Toulouse, Strasbourg, Lille et de l'Institut Pasteur de Paris, ultérieurement sur ceux d'Aix-Marseille, Lyon-Grenoble, Bordeaux et de la montagne Sainte-Geneviève; deux réseaux technologiques sur le génome végétal et le génome humain seront développés.

Autre grande priorité, les technologies de l'information et de la communication, notamment les micro et nanotechnologies, la cryptologie, les matériaux informatiques, les mégabanques de données et l'écriture de logiciels. Une action spécifique a été lancée pour encourager l'autonomie des jeunes chercheurs : cette année, nous avons été assaillis par deux mille demandes de création de nouvelles équipes.

Q – Sur quels équipements allez-vous réaliser des économies ?

– Nous avons une quarantaine de grands instruments ou programmes scientifiques. Tous font l'objet d'un examen approfondi, pour améliorer la gestion et éviter les gaspillages. Ceux qui sont lancés ne seront pas arrêtés. Le réacteur expérimental à neutrons Orphée de Saclay – que le CEA voudrait fermer – restera en activité, mais nous allons essayer de l'ouvrir aux Espagnols, aux Portugais et, gratuitement, aux pays de l'Est. Je ne fermerai pas non plus le grand accélérateur national à ions lourds (Ganil) de Caen, car son exploitation est déjà quasiment européenne. Quant au CERN de Genève, il reste un modèle pour l'Europe. Il faut travailler à l'échelle européenne: avec mes collègues, nous avons décidé que les futurs grands équipements seraient construits en commun.

Q – La décision de construire un synchrotron avec la Grande-Bretagne et d'abandonner le projet national Soleil suscite pourtant de très vives réactions...

– Dépenser 2 milliards de francs pour une machine nationale était hors de nos moyens. Au lieu d'un abandon pur et simple, financièrement inévitable, nous avons ouvert une nouvelle perspective : travailler avec les Anglais, qui sont les meilleurs du monde dans le domaine des rayons X, et cela pour 350 millions de francs en six ans. Les chercheurs concernés – un peu déçus aujourd'hui car les gouvernements précédents les ont maintenus dans l'illusion – verront que c'est une chance extraordinaire. »