Interviews de M. Daniel Cohn-Bendit, tête de liste des Verts aux élections européennes, dans "Le Nouvel Observateur" et "L'Evénement" du 24 juin 1999, sur les relations des Verts au sein de la majorité plurielle à l'issue des élections européennes et sur les positions de Jean-Pierre Chevènement au sujet du conflit du Kosovo.

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Média : Le Nouvel Observateur

Texte intégral

LE NOUVEL OBSERVATEUR – 24 juin 1999

Le Nouvel Observateur. - Aux élections européennes, vous talonnez le RPR et vous dépassez le PC. Pour l'ex-leader de Mai-68, c'est un rêve !

Daniel Cohn-Bendit. - L'implosion de la droite, ce vaudeville à rebondissements, ne m'intéresse plus ! En revanche, le mauvais score de Robert Hue comme celui d'Arlette et d'Alain sont plus intéressants. Ils prouvent que les Français de gauche n'ont pas voulu rejoindre les rangs néo-traditionalistes du PC ni la pseudo-radicalité de l'extrême-gauche. Notre succès exprime le besoin d'une autre orientation politique au sein de la majorité plurielle. Jospin doit le comprendre : ce n'est pas un vote d'humeur mais une volonté de changement. L'espoir qu'on peut être radical sur certains points et réformiste sur d'autres.

N. O. - Radicale et réformiste, c'est ainsi que vous définissez la troisième gauche ?

D. Cohn-Bendit. - La troisième gauche reprend les critiques des écologistes contre la tradition sociale-démocrate. Elle remet en question le progrès, quand il n'est pas réfléchi, et la realpolitik de la gauche traditionnelle, en intégrant l'éthique et les droits de l'homme dans sa conception du politique. Elle veut y associer au niveau européen tous les mouvements qui depuis des années exigent des réformes sociales et culturelles.

N. O. - Mais concrètement, c'est quoi la troisième gauche ?

D. Cohn-Bendit. - Ce n'est pas encore un projet, c'est un potentiel. Ce sont, par exemple, les critiques contre Blair et Schröder. Leur manifeste brille par sa superficialité. Il préconise plus de flexibilité et le maintien de la protection sociale. Tout le monde est d'accord ! Mais quelle flexibilité ? Est-ce la flexibilité négociée à l'italienne ? Ou celle de Blair, imposée par le patronat ? La troisième gauche doit faire un inventaire. Que font concrètement Blair, Schröder et Jospin ? Blair, c'est la troisième voie, je la rejette. Schröder, il est - et c'est ce qui nous oppose - fasciné par le patronat, même quand celui-ci démonte la protection sociale...

N. O. - Jospin a fait la synthèse entre la première et la deuxième gauche. La troisième gauche, c'est lui !

D. Cohn-Bendit. - Le grand débat qui nous divise porte sur la définition de l'urgence. Souvenez-vous du mouvement des chômeurs. Jospin dit : nous devons créer des emplois. C'est là que nous voulons mettre notre argent, pas dans l'augmentation des minima sociaux. Il a raison. Mais en admettant que le problème du chômage soit en partie résolu dans cinq ou dix ans, que répond-il à ceux qui ne retrouveront pas de travail ? La troisième gauche veut accélérer les réponses face à l'urgence. Et prendre en compte celle de l'économie sociale et solidaire.

N. O. - C'est-à-dire ?

D. Cohn-Bendit. - La création, au-delà du marché traditionnel, d'un nouveau marché à cheval entre le privé et la sphère publique. C'est un formidable gisement d'emplois. Nous voulons aussi donner un coup d'accélérateur à la réflexion morale, sociale et politique. Sur la pollution des villes, la qualité de la nourriture et le productivisme agricole. Enfin, nous devons créer en France les conditions d'un vrai débat sur le nucléaire civil et militaire pouvant aboutir à un référendum dans quelques années.

N. O. - En 1968, vous avez révolutionné la France. Aujourd'hui vous voulez révolutionner la gauche ?

 D. Cohn-Bendit. - Je veux impulser, au niveau européen, une nouvelle manière de faire de la politique, qui s'appuie sur des réseaux, des clubs, sur la société civile. La troisième gauche doit être le lieu d'élaboration, de pratiques et d'échanges où il n'y a pas de tabous, mais qui dispose d'une colonne vertébrale : la modernité, la solidarité, la responsabilité écologique.

N. O. - Ce sont les idées du PSU des années 60 !

D. Cohn-Bendit. - J'espère que nous ne sommes pas aussi ringards que le PSU ! La différence, c'est surtout qu'aujourd'hui, en France et en Allemagne, nous sommes au pouvoir. Nous sommes donc capables d'accepter des compromis. Mais nous devons être en même temps l'aiguillon théorique et pratique de l'évolution de la société. Nous proposons un changement de mode de vie, Cette révolution ne se fera pas à coups de décret, gouvernementaux.

N. O. - Vous dites pourtant que votre candidat à la présidentielle, c'est Jospin...

D. Cohn-Bendit. - Oui. Mais il doit savoir qu'une partie de la société ne le soutiendra avec enthousiasme qu'à une condition : qu'il pratique une réelle ouverture vers cette troisième gauche dont les Verts sont le noyau dur. Un exemple ? Les sans-papiers. Pourquoi ne les régularise-t-il pas ? Ce n'est pas Pasqua qui va protester, et les autres a droite sont dans un tel état… En revanche, il ferait la démonstration que les communistes et les Verts, favorables à la régularisation, sont une réelle puissance au sein de la majorité plurielle face à l'extrême-gauche...

N. O. - Et vous qu'allez-vous faire, concrètement ? Accepteriez-vous un ministère ?

D. Cohn-Bendit. - Jamais ! J'étoufferais. Je veux être l'acteur d'une redéfinition du projet politique des Verts et obliger la gauche traditionnelle à se réformer. En arrivant à Matignon, Jospin a eu une idée géniale : le concept de la gauche plurielle, qui a ringardisé l'union de la gauche. Mais le PC reste son favori. Jospin doit comprendre, après ces élections, que nous sommes devenus la force du mouvement et de l'innovation de la gauche plurielle. Voilà l'enjeu d'un combat fraternel.

N. O. - Etes-vous certain que les Verts français vous suivront ?

D. Cohn-Bendit. - La vraie difficulté, c'est d'avoir une autre pratique militante, d'écoute et d'échange. Une pratique qui n'exclut personne et surtout pas les jeunes. C'est un grand défi pour les Verts. Réinventer l'action politique, c'est tout un programme !


L'EVENEMENT - 24 JUIN 1999

L'Evénement : il y a quelques jours, le ministre de l'Intérieur, Jean-Pierre Chevènement, s'est inquiété des exactions commises contre les civils serbes au Kosovo et il a sommé les troupes de l'Otan de tout faire pour les protéger. Certains ont été choqués par cette déclaration, compte tenu de son silence sur le drame des Kosovars auparavant. Votre sentiment à vous ?

Daniel Cohn-Bendit : Jean-Pierre Chevènement a toujours été, comme beaucoup de ses amis, plutôt pro serbe. Sa déclaration démontre deux choses. Premièrement, que l'intervention militaire de l'Otan était justifiée puisque le but de celle-ci était de protéger aussi bien les minorités serbes pour qu'elles puissent continuer à vivre au Kosovo que de permettre aux réfugiés kosovars de rentrer. En quelque sorte, il justifie a posteriori l'intervention militaire qu'il a toujours refusé de justifier. Je crois qu'en ce moment Jean-Pierre Chevènement met beaucoup de temps à comprendre la réalité. C'est vrai pour ce qui se passe dans les Balkans comme pour ce qui se passe en France. Il est un peu décalé de la réalité.

L'Evénement : Et comment réagissez-vous au silence qu'il a gardé sur les massacres et les charniers au Kosovo ?

Comme je vous l'ai dit, Jean-Pierre Chevènement démontre, depuis quand même un certain temps, son incapacité à décrypter la réalité. Il a voulu être aveugle face aux crimes contre l'humanité commise au Kosovo et maintenant il intervient en faveur des serbes. Son problème, c'est son incapacité à dépasser sa propre pensée. Comme il a été pro serbe, il ne voir les choses que d'une manière. Et comme c'est un intégriste républicain, il y a des tas de choses qu'il ne veut pas voir dans sa conception de la France. Jean-Pierre Chevènement est un idéologue. Et c'est pour ça que sa politique est globalement un échec.

L'Evénement : N'y a-t-il aucune rancune dans vos propos. On se souvient que Jean-Pierre Chevènement a attaqué les Verts en leur reprochant d'être allés chercher Daniel Cohn-Bendit en Allemagne…

De la rancune, non. Plutôt de la pitié car s'être toujours trompé à ce point, c'est pitoyable. Je n'arrive pas à comprendre d'ailleurs pourquoi il s'accroche à un poste de ministre de l'Intérieur qu'il a bien du mal à occuper. Pour ma part, je considère qu'en fait, après don dramatique accident d'anesthésie, il a droit à une retraite anticipée méritée.

L'Evénement : C'est encore Chevènement qui, toujours aussi aimable à votre égard, a vu dans votre succès aux européennes le simple résultat d'un « effet dioxine ».

Oui, c'est la même chose que pour le Kosovo ou les sans-papiers : il n'est pas capable de comprendre la réalité. Quant à son analyse sur les élections européennes, il est évident qu'il faut trouver une explication commode car c'est quand même difficile pour lui de dire que sa liste, celle du Mouvement des citoyens (MDC), était créditée dans les sondages de 2 %, et moi, je fais 9,7 % ! Accepter que ce résultat a peut-être à voir avec une personne et ce qu'elle incarne politiquement avec les Verts serait comprendre un peu la situation politique. Jean-Pierre Chevènement ne le comprend pas. Parce qu'il est en fait le porte-parole d'une secte politique qui s'appelle MDC. Bientôt, on le verra revenir au parti socialiste pour cacher cet effet secte.

L'Evénement : Votre amie Dominique Voynet a, dans un entretien récent, laissé entendre qu'elle se verrait bien ministre de l'Intérieur.

Josechka Fischer a démontré en Allemagne qu'un Vert peut être un très, très bon ministre des Affaires étrangères. Je crois que Dominique a raison de dire que, peut-être, avec la sensibilité des Verts et sa sensibilité politique personnelle, elle ferait une ministre de l'Intérieur qui serait plus en phase avec la réalité que l'est Jean-Pierre Chevènement.