Articles de M. Robert Hue, secrétaire national du PCF, dans "L'Humanité" du 4 juin 1999, "L'Humanité Hebdo" du 5, interviews dans "Libération" du 9 juin et dans "Le Monde" du 10, sur sa campagne électorale pour les élections européennes de juin 1999, l’Europe sociale et la conception citoyenne de sa liste ""Bouge l'Europe".

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Média : Emission Forum RMC Libération - Emission la politique de la France dans le monde - L'Humanité - L'Humanité Dimanche - Le Monde - Libération

Texte intégral

L'HUMANITE - 4 juin 1999

Voici le texte de l'intervention de Robert Hue, mardi soir au Cirque d'hiver.

« On pourvoit à l'éclairage des villes, on allume tous les soirs, et on fait très bien, des réverbères dans les carrefours, dans les places publiques, quand donc comprendra-t-on que la nuit peut se faire aussi dans le monde moral et qu'il faut allumer des flambeaux pour les esprits ? » déclarait Victor Hugo. Il est pourtant un enjeu singulièrement absent du débat sur l'Europe : celui de l'art et de la culture. Est-ce parce qu'il apparaît « décalé » en ces temps où l'actualité focalise l'attention sur la guerre en Yougoslavie et ses désastres humains ? Mais je pense au cri de Picasso : « Non, la peinture n'est pas faite pour décorer les appartements ! », à son sourire mordant d'ironie devant cet officier de la Gestapo brandissant une reproduction, de Guernica en lui demandant : « C'est vous qui avez fait ça », et la réponse du peintre : « Non, c'est vous ! ».

Est-ce parce que cet enjeu apparaît peu « porteur », loin des problèmes essentiels puisque, somme toute, « les pommes de Cézanne » n'ont jamais nourri personne ? Je me refuse à cette vue courte et méprisante qui enferme l'art dans le futile et l'accessoire (...). Il y a dix artistes sur la 1iste « Bouge l'Europe ! » que j'ai l'honneur de conduire. J'en suis fier. C'est pour le Parti communiste une manière d'affirmer haut et fort que la culture doit être au sein de l'Europe un manifeste passe-muraille bien plus beau et bien plus solide que tous les accords de Schengen ; que l'art doit y constituer une passerelle indéfectible et fraternelle entre les peuples ; que la conscience d'une Union européenne des esprits est une mise en commun autrement vive et précieuse que celle d'une monnaie et d'un « marché de capitaux où la concurrence est libre » !

Le libéralisme d'aujourd'hui (...) porte en lui la tentation de « l'empire » – et en l'occurrence de « l'empire américain ». Il n'est donc pas indifférent que ce soit des artistes qui, par leur mobilisation, aient contraint au recul l'AMI. Mais, chacun le sait, la situation reste fragile. L'Europe réorientée que je souhaite doit résister à leurs côtés et construire tout autre chose. L'Europe des Lumières est là, comme une flamme venue de la nuit des temps ; pour rappeler sans cesse que c'est bien la pensée, qui guide les humains ; que les grands changements ont toujours été pressentis, par des écrivains, des artistes, des philosophes ; que l'art et la culture aident à comprendre le monde et à le transformer, et qu'ils ne s'épanouissent que dans le respect de l'autre, la diversité, la liberté, le dialogue.

Le libéralisme d'aujourd'hui n'a qu'une priorité – l'argent – et qu'une règle inexorable : tout doit y devenir « marchandise ». Lui résister, c'est se donner comme but et comme ressort pour l'atteindre l'épanouissement de la personne humaine. Autrement dit : sa culture. En ce sens, l'exigence dont est porteuse « l'exception culturelle » n'est pas de mince signification. Elle revendique ce qui contribue plus à l'être qu'à l'avoir. Elle exprime la dignité irréductible de l'humain, de sa valeur singulière parce qu'absolue, de ses oeuvres. Opposons donc à l'Europe glacée et « formatée » de la finance et de l'affairisme des armes d'une tout autre nature : celles, généreuses, de la poésie comme le disait Pier Paolo Pasolini. Le courage aujourd'hui, c'est de dire clairement et sans ambiguïté que nous voulons une Europe de la pensée partagée, celle de l'entrecroisement pacifique des forces de l'imagination, de l'intervention, de l'intelligence. En un  mot, une Europe de la culture.

Nous savons bien, nous pressentons que pour bouger ce monde qui parfois nous échappe, pour en modifier la texture, il nous appartient de créer des trous, des envolées, des puits de pensée et de rêve où nous puissions boire à la source. Tous. Et non pas seulement quelques privilégiés. Car nous ne voulons pas que l'art soit réservé à quelques « élus », confisqué par quelques-uns. C'est bien pour cela que l'engagement, la responsabilité, le devoir des pouvoirs publics sont immenses, et doivent s'exercer à bonne hauteur et avec les citoyens. Comment ne pas remarquer qu'à cet égard il reste beaucoup à faire en France comme en Europe ? C'est l'ambition de la liste Bouge l'Europe !, avec ses artistes et tous ses candidats, de le dire haut et fort, d'y appeler et d'y contribuer.

Les artistes sont toujours les premiers visés lorsqu'il s'agit d'étouffer la liberté de parole, la liberté de pensée. On le voit avec la déferlante ultralibérale (...) avec le déchaînement des intégrismes, des nationalismes, des extrémismes. Je pense bien sûr à la plaie vive qu'est l'Algérie (...) Et je pense aussi aux attaques sournoises menées chez nous contre la création contemporaine, par exemple dans les villes et les régions où le Front national pèse. Comme si le patrimoine et les « classiques » de demain ne s'alimentaient pas à la source vive des créateurs d'aujourd'hui. C'est bien pourquoi nous avons voulu que cette soirée soit celle des audaces, de l'impertinence, de la jeunesse, de la création en sa riche diversité. Celle où se mêlent si intimement l'esprit des « cultures urbaines » et celui de ce petit village gascon d'Uzeste (...) Ce soir, nous avons bougé nos têtes et nos cours pour dire ensemble, à la façon de Bernard Lubat et de sa compagnie : « Et si c'était ça la vie ».


L'HUMANITE HEBDO : 5 juin 1999

Q - Vous avez dirigé plusieurs campagnes électorales, dont celle de la présidentielle de 1995. Cette année, vous conduisez une équipe très colorée ! Ce n'est pas trop dur d'être le « capitaine » de la double mixité ?

Robert Hue. La liste Bouge l'Europe ! Est sans précédent. Pour le Parti communiste, mais surtout dans la vie politique française. Elle sort des cadres politiques traditionnels. Le fait d'associer des personnalités – et de fortes personnalités – qui ne sont pas communistes, qui s'expriment pour ce qu'elles sont, à partir de leur expérience militante, citoyenne, de leur sensibilité, bouscule. C'est exigeant et complexe. Mais peut-on imaginer que la politique ne soit pas complexe ? C'est pour nous, et je crois pour nos partenaires, une expérience enrichissante. Tous ceux qui participent à des rencontres, à des débats sont frappés par ce qui s'en dégage : qualité, intelligence, passion.

Q - Vos colistiers vantent la « cohérence » de la liste alors que votre équipe apparaît à d'autres plutôt partagée. Peut-on réconcilier sur une liste les intérêts très différents que porte la société française ?

Robert Hue. La liste n'a pas vocation à être l'expression de la société, mais à être le mieux possible l'expression de ce qui veut faire bouger la société en contestant la logique ultralibérale, capitaliste. C'est cela qui fonde sa cohérence. Un trait marquant de la période que nous vivons est le décalage, voire la coupure, entre la représentation politique, « l'offre politique », et les aspirations au changement. Un mouvement profond de contestation, voire de rejet, de la logique libérale mis en oeuvre en France et en Europe par les gouvernements successifs naît et s'exprime. Cela se traduit clans les mouvements sociaux, dans des évolutions politiques, dans la crise de la crédibilité de la droite, dans les contradictions des politiques sociales-démocrates.

Celle et ceux qui composent la liste ont tous en commun, qu'ils soient communistes ou non, d'avoir fait l'expérience que leur aspiration à mieux vivre, à une société plus juste, plus fraternelle, moins violente – qu'ils soient militants politiques, militantes et militants féministes, antiracistes, pacifistes – se heurtent à la loi des exigences des marchés financiers. Et tous les candidats ont en commun de vouloir construire l'Europe en libérant de ces pressions. Or ce courant de la société qui conteste ce poids insupportable de l'argent et de la finance ne peut se réduire à un parti politique.

Je vois dans cette liste une double cohérence. D'abord celle de ceux qui veulent construire le changement de la société en France et en Europe. Et la cohérence du Parti communiste qui met en accord ses actes avec son discours sur la citoyenneté. Cette campagne me conduit à mieux percevoir encore les chemins des convergences vers la transformation sociale. Une démarche qui, en permanence, appelle à être modeste par rapport aux autres. Elle ne peut être que le résultat d'une mise en commun des sensibilités. Les voies choisies sont des voies qui sont souvent différentes. Mais les valeurs sont semblables et elles expliquent ce rapprochement entre des gens qui se réclament d'une démarche communiste et ceux qui ne s'en réclament pas.

Q - Partagez-vous l'opinion du sociologue Pierre Bourdieu selon laquelle il faut élargir la notion trop étroite de social et lier les revendications sur le travail aux exigences pour le logement, les transports, la formation, les relations entre les sexes, etc. ?

Robert Hue. Effectivement, les mouvements sociaux portent toujours plus loin que leurs revendications immédiates, quelle que soit la conscience qu'ils ont eux-mêmes du rapport entre revendications et perspectives. Ils posent des problèmes de société. On l'a bien perçu fin 1995. On le voit avec l'aspiration à la dignité exprimée par les mouvements de chômeurs ou la revendication pour la parité entre les hommes et les femmes. C'est bien pourquoi nous avons voulu donner une forte dimension féministe à la liste. Il était aussi pour nous très important qu'elle soit porteuse de l'expression du mouvement syndical avec des personnalités comme Denis Cohen, Michel Deschamps et d'autres. C'est d'une part essentiel de ce qui fait bouger la société. Je pense aux luttes pour l'emploi, pour les 35 heures. Mais le mouvement social ne se réduit pas aux luttes syndicales. On voit combien sont structurants les débats sur le travail, la sécurité d'emploi et de formation, le rôle et la conception même de l'entreprise, sur la place de la jeunesse dans la vie sociale et politique, sur la politique de la ville, sur la culture. Regardez ce qui se passe avec le cinéma, la place que « le social » y prend. Il y a un bouillonnement d'idées, d'expériences. Je pense y compris à des initiatives comme « Stop la violence ». C'est tout cela; pour moi, le mouvement social. Aujourd'hui, il prend souvent une dimension européenne. Parce que les problèmes posés au mouvement social traversent toute la société libérale dominante en Europe. Et les réponses apportées, y compris les réponses de caractère sociale-démocrate, n'apportent pas de solution véritable : il y a au fond un refus de franchir l'obstacle de s'affronter réellement au libéralisme ; une sorte de fatalisme, de paralysie sociale-démocrate.

Q - C'est la raison pour laquelle on vous voit une fois à la porte de l'usine IBM à Corbeil, une mitre au Cirque d'hiver à Paris au milieu d'une pléiade d'artistes et d'intellectuels...

Robert Hue. Tout à fait. Nous voulons être partie prenante de ce mouvement dans sa riche diversité. Et pour cela, il faut être à l'écoute de tout ce qui bouge dans le bon sens, y compris au plan culturel, et se garder de tout esprit de récupération. Il s'agit – c'est le rôle d'un parti politique – d'en être un relais, de contribuer à donner un prolongement politique au mouvement social. Deux questions se posent alors .D'abord, on ne peut être porteur d'un mouvement si on lui est extérieur. Il faut être dedans. Pleinement. Ensuite : pas question de prétendre « représenter » à soi seul le mouvement. Il faut créer les .conditions pour que les acteurs puissent être élus et prolongent eux-mêmes leur mouvement dans le champ politique. C'est la démarche de la liste Bouge l'Europe ! C'est la démarche nouvelle du Parti communiste.

Q - En même temps, ce mouvement social vous paraît-il suffisamment partie prenante de cette campagne électorale ?

Robert Hue. La campagne ne peut intéresser que si elle part, et si elle parle, des problèmes réels. Il n'y a pas d'un côté l'Europe et, de l'autre, le sociale, la vie réelle. C'est la construction européenne actuelle qui s'est coupée des citoyens. L'Europe se fait à sens unique : du haut vers le bas. Il s'agit d'imposer à travers des directives et le fameux pacte de stabilité libéral, des choix « sociaux » européens contraires aux attentes. Le discours dominant sur l'Europe, qu'il soit libéral ou social-libéral, n'apporte rien de neuf. Ainsi, bien souvent, on voit une pratique sociale-libérale succéder à une pratique libérale, dans la mise en cause du service public, La casse du service public façon Thatcher trouve un prolongement aujourd'hui dans sa version Blair.

Et puis il y a la guerre du Kosovo. Mais c'est aussi parler de l'Europe, de l'incapacité de l'Europe actuelle à se libérer de la tutelle de l'Amérique. C'est aussi s'interroger sur les moyens que se donnent les Européens de prévenir de telles crises, et demain de construire une véritable Europe de sécurité et de paix. Je suis convaincu que l'Europe avait les moyens de régler la crise autrement qu'avec l'OTAN et les bombardements. Mais ont manqué les volontés politiques.

Q - Et quel est ou quel veut être votre apport spécifique à l'Europe ?

Robert Hue. Avec notre liste, nous voulons aborder les questions qui concernent les Français : l'emploi, la démocratie, ce que peut nous apporter l'Europe, ce que la France peut apporter à l'Europe. Je reviens à la question du pacte de stabilité. Il fait pression sur les budgets des pays, des nations, il pousse à réduire les dépenses sociales, à mettre en cause le service public. Peut-on mener une politique sociale de gauche, apporter des réponses aux attentes – si on ne s'en dégage pas ? Voilà un enjeu lisible. Tous les soirs, on me pose des questions différentes. Mais reviennent toujours les problèmes de l'école, de l'hôpital de proximité qu'on est en train de fermer, le problème de sécurité… Chaque fois je dis : « Vous pensez que ces questions-là sont loin de l'Europe ? En fait, elles sont au coeur précisément de ce pacte de stabilité libéral, qui enferme complètement, qui verrouille en quelque sorte les budgets sociaux ».De même, peut-on accepter qu'un aréopage de banquiers prétende faire à Francfort la pluie et le beau temps sans avoir de comptes à rendre aux gouvernements.et aux parlements ? Il faut un contrepoids à cela. Il faut pouvoir participer aux orientations qui déterminent la banque centrale. Les choix monétaires, les grands investissements, la politique de croissance et d'emploi : des questions aussi importantes que celles-là sont abandonnées aux marchés financiers, aux banquiers. C'est cela le fédéralisme libéral. Et, dans le même temps, l'Europe peut être autre chose. Si on harmonise vers le haut les législations sociales, si on taxe les mouvements de capitaux, si on coordonne des politiques pour l'emploi, si on pousse vers la réduction du temps de travail, c'est un plus.

Q - Vous dites que le vote pèsera au sein de la majorité plurielle, au sein du gouvernement. Et, en même temps, vous assurez que le résultat de ce scrutin n'influera pas sur la composition du gouvernement. N'est-ce pas une contradiction ?

Robert Hue. Le 14 juin, il n'y aura pas une nouvelle majorité en France. C'est un autre type d'élections qui détermine les majorités, Mais un bon résultat de la liste Bouge l'Europe ! sera l'expression de la volonté d'un ancrage plus à gauche, plus social, et de l'Europe et de la politique du gouvernement. Chaque voix pour Bouge l'Europe ! va être une voix de garantie de ce que j'appelle une « plus-value sociale ». Chaque voix en plus sera un moyen de peser fortement. On peut penser qu'une voix, ça ne pèse pas lourd. Mais ces voix en plus vont témoigner d'une volonté de se faire entendre pour le social, la démocratie, la paix, l'ancrage à gauche, en France et en Europe. Cela, ça va beaucoup compter.

Q - Tout de même, n'y a-t-il pas quelque chose de nouveau dans cette campagne, entre les partis de la gauche plurielle ?

Robert Hue. La pile des choses serait de paralyser la gauche plurielle par la domination d'une force aboutissant à l'alignement des autres. Je crois qu'au contraire on peut avoir une conception d'un débat politique constructif qui récuse les petites phrases et les polémiques politiciennes – la politique n'en a que trop souffert ! Avec le Parti socialiste, nous sommes différents. La majorité est vraiment plurielle. Nous faisons entendre notre voix. Et je crois que nous sommes en train de trouver une façon de faire, qui peut conduire à donner toute sa puissance à la gauche plurielle. Pour cela, il ne faut pas gommer les différences mais les poser devant le peuple, pour ensemble, avec les citoyens, apporter des réponses constructives.

Mais il ne faut pas tricher. Nous sommes confrontés à des débats majeurs, comme à propos de l'Europe, où il ne faut pas dissimuler les désaccords mais les dépasser par le débat citoyen. De même, nous n'entendons pas avoir un comportement qui consisterait à gommer ce qui va bien et accentuer ce qui va mal, uniquement pour « marquer nos différences ». Nous sommes pour critiquer nettement, fortement, le gouvernement quand c'est nécessaire. C'est effectivement une situation assez nouvelle. C'est une culture nouvelle à mettre en oeuvre, qui sort du manichéisme. Nous sommes à un moment de la vie politique française – et de la vie du Parti communiste – où il faut montrer qu'on peut être capable d'être franchement, radicalement, protestataires, mais, en même temps, avoir une volonté farouche de proposer, de construire. Je suis vraiment pour qu'il ne puisse y avoir aucun acte de résistance qui ne porte avec lui des éléments forts de proposition, de construction.

En étant ainsi, nous sommes certes utiles au gouvernement, pour qu'il avance dans le bon sens, mais nous sommes surtout utiles à la France, et demain à l'Europe. Nous sommes utiles à la démocratie. Précisément, si les Français sont tellement attachés aujourd'hui, dans leur très grande majorité, à ce que les communistes participent au gouvernement, c'est qu'ils pensent que nous sommes une composante décisive de la démocratie. Et que sans la présence critique et constructive des communistes il manquerait quelque chose.

Q - Ça me semble pas vous empêcher de donner de la voix à propos des privatisations. Pardonnez-moi l'expression, mais s'agit-il d'un « coup de gueule » électoral ?

Robert Hue. Le mot « coup de gueule » ne me va pas. Coup de gueule, c'est celui qui fait sa colère mais qui témoigne d'une certaine impuissance. Je vous l'ai dit : quand nous pensons que les décisions du gouvernement ne permettent pas de répondre aux attentes ou s'inscrivent dans des choix libéraux, nous critiquons, et nous exerçons notre influence pour que d'autres choix soient faits. Y compris à propos de questions aussi délicates, difficiles, que les privatisations qui remettent en cause le service public.

Nous ne pratiquons pas une politique déclamatoire du tout ou rien. Nous proposons, nous critiquons, nous cherchons des solutions, en nous appuyant sur le mouvement social, sur ce qui bouge dans la société. Notre capacité à être entendus, et à être de bons relais dans le gouvernement comme dans la majorité, dépend aussi du développement de mouvements sociaux forts qui poussent dans le sens du progrès social et de la résistance à la logique libérale, Vouloir obtenir une autre politique de l'emploi plus forte, des réformes de structures, ça dépend du mouvement social et de la démocratie dans un pays comme le nôtre, c'est-à-dire du suffrage universel. C'est le moyen, par bulletin de vote, de se faire entendre de créer un rapport de forces ou, à un moment donné, de modifier ce rapport de forces. Cela me semble important. Il faut donner au temps électoral sa puissance, il faut l'utiliser. C'est le cas avec cette liste Bouge l'Europe !

Q - Ce n'est un secret pour personne que la composition de votre liste suscite des discussions entre communistes. S'agit-il d'ailleurs seulement de la liste ou de quelque chose de plus profond qui toucherait la mutation ?

Robert Hue. Je peux dire même, et sans aucune gêne, que certains communistes ont contesté la démarche de cette liste, la démarche d'ouverture à la société du Parti communiste, et sa mutation. Je respecte ces critiques. Ce n'est pas parce qu'elles sont peu nombreuses qu'elles doivent être méprisées ou ignorées. Mais, très majoritairement, les communistes approuvent la stratégie de mutation. Parce qu'elle nous permet de faire vivre en France un parti et une force communistes. Elle permet de faire vivre et d'élargir l'influence des idées antilibérales, anticapitalistes.

Elle nous permet non pas d'être moins communistes, mais d'être des communistes de notre temps. Porteurs de modernité politique. Outre communistes pour nous, c'est être ouverts, radicalement anticapitalistes et constructifs. C'est vrai la liste Bouge l'Europe ! Comme notre choix européen, ce sont des signes forts, palpables de notre mutation. Et l'intérêt que cela suscite en France, mais aussi dans d'autres pays – comme j'ai pu le vérifier dans mes déplacements à l'étranger – est très encourageant.

Le soir dans les rencontres, il y a des camarades, des communistes, qui pensent que notre démarche peut être de nature à affaiblir l'identité du Parti. Je leur dis combien on voit que le rapport à la société est une question essentielle. Je leur dis, dans une formule que j'ai déjà employée à plusieurs reprises, que la société bouge et qu'il faut bouger avec elle, sinon elle bouge sans nous. Ça ne contribue pas à affaiblir, à atténuer la démarche communiste, mais ça lui donne un sens moderne, en pleine correspondance à notre époque.

Cette modernité est possible parce qu'elle s'appuie sur toute l'histoire du Parti communiste. Ce n'est pas la première fois que le Parti communiste est confronté à des mutations fortes. Lorsqu'il s'est agi de construire le concept de Front populaire, il y a eu aussi une mutation importante, pour passer d'une situation de relatif repli à une situation d'ouverture. Nous sommes, aujourd'hui, dans des conditions différentes, enrichis par une longue et souvent dramatique expérience, dans une étape similaire. Et je pense que de cette mutation sortira un Parti plus fort, plus influent, une force politique communiste plus marquée.

Q - L'entreprise de rénovation va donc continuer. Vous avez dit, devant quelques journalistes, c'était à l'occasion de votre voyage en Corse, qu'après le 13 juin l'expérience de Bouge l'Europe ! trouverait un prolongement – c'est aussi ce qu'assure Fodé Sylla.

Robert Hue. Délibérément, je ne veux pas anticiper, parce que nous sommes à quelques jours d'une élection et pas dans la préparation d'un congrès. Pour le moment, il faut obtenir un bon résultat le 13 juin, pour qu'il y ait le plus grand nombre de candidates et de candidats élus, et chaque voix va compter. Et puis il y aura le travail au Parlement européen, où nous allons, avec tous nos partenaires de la liste, défricher et ouvrir de nouveaux chemins à partir des orientations sur lesquelles nous avons mené campagne.

Enfin, c'est vrai, on peut penser qu'après le 13 juin l'expérience inédite de Bouge l'Europe ! trouvera de nouveaux développements. Mais il s'agit d'une décision inscrite dans un choix stratégique de mutation et non pas un coup médiatique. Alors ensemble, et les communistes en premier lieu, avec ceux qui ont été leurs partenaires sur la liste, mais aussi leurs partenaires dans les urnes, nous tirerons les enseignements pour l'avenir. Dans cette campagne nous aurons beaucoup semé. Je crois même que l'on peut commencer à récolter. Mais il reste encore une semaine avant le 13 juin. Et ce n'est pas le moment de relâcher l'effort parce qu'évidemment un bon résultat le 13, ça pèsera dans le bon sens à gauche.


LIBERATION : 9 juin 1999

Q - Vous vous êtes offert la campagne la plus chère des européennes (40 millions de francs). Vous espérez être celui qui fera le plus de voix ?

Notre campagne coûte plus cher parce que nous faisons différemment des autres. Mes 86 colistiers sont en campagne et, au final, nous aurons tenu 1 400 initiatives publiques dans le pays. Ça se paie. La liste de François Hollande dépense 37 millions pour une campagne plus traditionnelle autour de la tête de liste.

Q - Vous croyez vraiment que l'argent fait le bonheur électoral ?

L'Europe nécessite bien qu'on y mette des moyens. S'il y a, dimanche, l'abstention qu'on nous prédit, on ne pourra pas nous reprocher de ne pas avoir fait le maximum pour mobiliser.

Q - Qu'avez-vous appris pendant cette campagne ?

J'ai eu confirmation d'une réalité sociale qui, du fait de l'absence de mesures structurelles suffisantes de la part du gouvernement de la gauche plurielle comme de la part de l'ensemble des pays de l'Union – l'échec du sommet de Cologne sur ce plan est patent – ne peut pas ne pas préoccuper. Deux ans après sa prise de fonctions, le gouvernement Jospin est crédité de bons sondages qui ne doivent pas dissimuler l'expression d'une forte urgence sociale. Mon objectif est de convaincre que cette élection peut aussi permettre d'adresser un signal au gouvernement. Notre ambition est de servir de relais au mouvement social. La liste que je conduis est celle du mouvement social. C'est aussi un élément de sa cohérence.

Q - Elle ne l'a pas toujours manifestée. En particulier sur le Kosovo...

Pensez-vous qu'il y a cohérence entre les positions de François Hollande et celles de Jean-Pierre Chevènement sur le Kosovo et sur l'Europe ? Ceux qui s'attendaient à ce que figurent sur ma liste des compagnons de route se sont aperçus que nous débattons beaucoup, et certains se sont reconnus compagnons de doute. Et alors ? On critiquait beaucoup le PCF quand on lui attribuait une démarche monolithique ; aujourd'hui qu'il s'ouvre, on ne va pas lui reprocher d'avoir des hommes et des femmes qui ne pensent pas toujours comme lui. Moi, je ne veux plus de l'alignement, de l'uniformité.

Q - Cette liste préfigure-t-elle le PCF qui sortira du XXXe Congrès de l'an 2000 ?

Non, mais elle aura des lendemains, c'est sûr. Parce que c'est une démarche stratégique et non un coup médiatique. C'est un choix de réhabilitation de la politique. Une société coupée de la politique, c'est dangereux pour la démocratie. Le Parti communiste doit être le moteur d'une démarche qui vise à rassembler le mouvement associatif antilibéral pour donner un prolongement politique au mouvement social, pour construire une radicalité positive. Le vote communiste peut être à la fois un geste de protestation sociale vis-à-vis de la politique gouvernementale et un vote radical et constructif d'ancrage à gauche.

Q - Vous voulez le beurre et l'argent du beurre : protester contre la politique du gouvernement et tirer le meilleur du bilan Jospin ?

Ce n'est pas le beurre et l'argent du beurre. La force d'un vote ne peut pas être seulement dans la protestation, elle doit aussi trouver un prolongement dans la construction. Une partie du bilan Jospin me convient, celle à laquelle nous avons contribué le plus; par exemple la lutte contre l'exclusion et 1e chômage.

Q - C'est le bilan à la carte ?

Parce que le résultat est à la carte. Je suis satisfait du bilan des ministres communistes. Mais il faut un mouvement social qui pousse pour se dégager de la pression libérale pour aller plus loin. Ce que je reproche à la politique gouvernementale, c'est qu'elle ressemble parfois au tonneau des Danaïdes : il y a un effort pour créer des emplois, mais, en même temps, il y a des plans sociaux avec des centaines de milliers de suppressions d'emploi chaque année, liés à une politique tournée vers les marchés financiers et les privatisations. Ce n'est pas bon. Nous voulons contribuer à ancrer à gauche la politique du gouvernement.

Q - C'est ce que disent aussi vos amis de la liste LO-LCR ?

Mais eux ne proposent rien.

Q - Vous aviez commencé la campagne en engageant le fer avec Cohn-Bendit, vous pensez avoir gagné ce duel ?

C'est Cohn-Bendit qui s'est fixé comme objectif de dépasser le PCF. Ce n'est pas une façon unitaire et constructive de se comporter, Moi, mon objectif n'a jamais été de l'empêcher de faire les 10 % que les écologistes avaient obtenus en 1989.


LE MONDE : 10 juin 1999

Q - Lors des dizaines de rencontres auxquelles j'ai participé en sillonnant la France pendant plusieurs semaines, la question qui sans doute est le plus souvent revenue était : « À quoi vont servir ces élections ? Que vont-elles changer dans ma vie ? Vont-elles permettre de mieux répondre à mes problèmes, aux urgences ? »

Ces questions expriment moins une indifférence à l'Europe qu'un doute sur sa capacité à apporter des réponses aux attentes de changement. Un doute qu'alimente l'insatisfaction provoquée par les politiques européennes actuelles. S'ajoute à cela le sentiment très profond que, de toute façon, le simple citoyen est finalement impuissant face à des institutions et des mécanismes de décision non seulement éloignés de lui mais coupés de ses préoccupations.

C'est pourquoi le problème est moins, selon moi, d'« expliquer » l'Europe aux Français que de redonner du sens à sa construction. Cela implique de travailler à ouvrir des chemins politiques permettant aux citoyens de se réapproprier les enjeux européens, pour que le besoin de changement trouve une expression concrète dans les politiques européennes. Comment mieux faire partager cette volonté qu'en partant des réalités vécues, des problèmes de la vie, du mouvement de la société ? À partir des questions si prégnantes de l'emploi, de la citoyenneté, de la capacité du politique à s'imposer face aux forces économiques – en l'occurrence face aux marchés financiers.

Que l'Europe soit l'affaire des citoyens. Et, indissociablement, que la politique soit d'abord citoyenne. Telle a été l'ambition de la constitution de la liste « Bouge l'Europe ! ». Pourquoi ne pas le dire, une liste constituée sur de telles bases est une « exception » politique et culturelle dans le paysage français. Elle bouscule cadres et schémas bien établis. Elle manifeste une autre manière de faire de la politique, parce qu'elle dit que les partis politiques n'ont pas réponse à tout et qu'il est temps de trouver les formes d'intervention politique du mouvement social. Il est vrai que, précisément à cause de son parti pris féministe et citoyen, cette liste a surpris.

Beaucoup se sont interrogés sur sa cohérence. En fait, toutes celles et tous ceux qui la composent, qu'ils soient membres ou pas du Parti communiste, identifient le « besoin d'Europe » qu'ils expriment clairement dans le besoin d'un changement de cap de la construction européenne actuelle. Tous, comme militants, comme responsables d'association, syndicalistes, féministes, militants des sans-droits, antiracistes ou comme créateurs, ont fait l'expérience que leurs aspirations, leurs énergies, leurs valeurs, leurs désirs, leur conception solidaire de la société et du monde se heurtent aux choix ultralibéraux qui dominent aujourd'hui en Europe, et a des conceptions de la vie politique qui tiennent à distance les citoyens des lieux de décision. De ce point de vue, s'il est bien un espace politique, social, ou se tend la contradiction entre potentiel et progrès humain et domination des marchés financiers, entre potentiel démocratique et renoncement du politique, c'est bien l'Europe ! Le sommet de Cologne vient d'en faire, hélas, une démonstration renouvelée. Après Vilvorde et l'arrivée de la gauche plurielle en France, le sommet d'Amsterdam avait, il y a un an, fixé l'emploi pour priorité des priorités. À Luxembourg, quelques lignes directrices avaient été fixées. Même timides, elles étaient bonnes à prendre. Cologne devait déboucher sur un pacte pour l'emploi. Où sont les engagements chiffrés, contraignants, vérifiables en termes de création d'emplois, de formation ? Quel signal pour les 18 millions de chômeurs, les 50 millions de pauvres ?

En revanche, les contraintes sur les budgets et les dépenses sociales et l'investissement public sont bien là, avec le pacte de stabilité et les menaces de la Banque centrale européenne. Des contraintes qui se présentent comme coulées dans le bronze, insensibles aux évolutions politiques et aux mouvements sociaux. N'est-ce pas justement cela qu'il faut changer si on veut vraiment une politique de gauche ? Si on veut, tout simplement, cesser de parler de l'Europe sociale, mais la faire ? Ne faut-il pas accepter, enfin, que puissent être remis en question, démocratiquement, des choix faits par d'autres majorités et des gouvernements de droite, ou sous influence ultralibérale ? Cette évidence démocratique n'a pas encore touché l'Europe.

Renégocier le pacte de stabilité libéral actuel pour en faire un pacte de progrès, incitant à la réorientation de l'argent et des capitaux vers l'emploi, la formation, l'investissement utile, le crédit pour les créations d'emplois ; redéfinir les missions et les pouvoirs de la BCE, fixer des critères de convergence incitant à l'harmonisation vers le haut des normes sociales – en matière de salaire minimum, de réduction du temps de travail, d'égalité entre les sexes –, élaborer des directives permettant de s'opposer aux licenciements collectifs et à la précarisation croissante...

Voilà bien des objectifs concrets pour une Europe sociale, par-delà les discours et les effets d'estrade. Voilà des axes de travail pour la prochaine conférence intergouvernementale chargée de réviser les traités, l'an prochain.

Qu'attend-on pour mettre en place une taxe Tobin sur les mouvements de capitaux, une législation et des normes fiscales concertées pour faire, obstacle aux délocalisations et au dumping social ? Faudra-t-il un Tchernobyl alimentaire, après l'affaire des farines animales en Belgique et le scandale de la « vache folle » pour réorienter la politique agricole et sortir de ce productivisme imposé par la baisse des prix et la pression à la rentabilité capitaliste ?

Puis il y a eu le Kosovo, la guerre. Je ne suis pas de ceux qui pensent que la solution pour faire reculer Milosevic était facile mais je suis sûr, pour ma part, qu'elle devait être politique et qu'il était possible de ne pas se laisser entraîner dans la stratégie de l'OTAN. Les Européens sauront-ils, pour la reconstruction de la paix – autrement difficile que la guerre – et pour prévenir de telles tragédies, mettre en commun leurs efforts ? Non pas sous la houlette – voire la férule – américaine, mais avec leurs valeurs propres.

Dans le manifeste de la liste « Bouge l'Europe ! », les quatre-vingt-sept candidates et candidats disent leur ambition commune d'une Europe, puissance pacifique, capable de s'affirmer face à l'empire américain. Une Europe qui ait la volonté de peser dans la mondialisation pour promouvoir d'autres valeurs que la loi de la jungle, de la concurrence sauvage, de la « libre circulation »  des capitaux. Ces questions ne concernent pas l'Europe comme une entité lointaine. Elles interpellent aujourd'hui des gouvernements majoritairement dirigés par des forces sociales-démocrates.

Je n'approuve pas ceux qui accueillent avec une moue péjorative tout propos appelant à lier les problèmes concrets des Français avec le vote européen du 13 juin. « C'est trop franco-français », disent-ils avec dédain... Eh bien non ! C'est, me semble-t-il, tout au contraire aller à l'essentiel. Car c'est poser trois questions-clés celle de la possibilité d'avancer dans le changement en France, celle de ce que l'Europe peut apporter à la France, et celle de ce que la France peut apporter à l'Europe. Des solutions toutes faites pour répondre à ces questions, personne n'en a ! Mais j'ai, nous avons des propositions qui prennent appui sur ce qui résiste et bouge dans la société, en France et en Europe, à partir de la contestation croissante du libéralisme.

La liste « Bouge l'Europe ! » apporte du neuf en ce sens qu'elle est l'expression d'une dynamique possible entre mouvement social et politique, parce qu'elle rend visible une conception « non professionnelle » de la politique. Une conception citoyenne, qui prétend naturellement s'approprier aussi les enjeux européens. Une conception qui fait du vote et de l'élection de députés européens relais du mouvement social un acte réellement utile pour ancrer à gauche les choix politiques en France et en Europe. Avec la certitude que ce qui bouge et a bougé dans cette campagne, avec cette liste, ne s'arrêtera pas le 13 juin.