Interview de M. Robert Hue, secrétaire national du PCF, à Europe 1 le 6 juillet 1999, sur l'opération de fusion entre Totalfina et Elf Aquitaine, la restructuration industrielle dans le secteur pétrolier français et les privatisations.

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Média : Europe 1

Texte intégral

Q - R. Hue pouvez-vous m'aider à faire une addition : combien font 5 + 7 ?

- « 12 pourquoi ? »

Q - Parce que 5 + 7 aujourd'hui ça fait 4. Regardez : si Totalfina et Elf, numéro 5 et 7 du classement mondial des pétroliers fusionnent, eh bien ils mettront au monde le quatrième pétrolier du monde. 5 + 7 = 4. Pas mal.

- « Oui mais écoutez, derrière ces chiffres, derrière ces fusions, il y a quelque chose de terrible qui se passe. D'accord, il y a des gens qui, aujourd'hui, vont voir des actions bien mieux placées ; il va y avoir une rentabilité financière qui va certainement être forte pour des gens et d'autres vont voir leurs emplois supprimés. Je ne suis pas contre les coopérations. En l'occurrence, lorsque j'ai rencontré les salariés de Elf il y a quelques semaines, l'idée de coopération - y compris avec des groupes comme Total - pouvait s'imaginer. Mais là, nous avons affaire à une fusion avec des conséquences immédiates sur l'emploi. Et je trouve qu'il faut prendre en compte cette question essentielle pour le pays. »

Q - Elf c'est une réussite ?

- « Elf ce n'est pas une réussite quand on supprime des emplois pour rentabiliser les fonds de pension américains. Non, à mon avis, M. Jaffré a conduit Elf à une situation capitalistique financière telle qu'aujourd'hui on est dans la situation que nous connaissons. Je suis pour qu'on prenne en compte effectivement le développement, le besoin énergétique - Elf ce n'est pas rien, c'est l'énergie en France aussi - mais en prenant en compte l'intérêt des salariés. »

Q - Vous avez toujours dit, en tout cas pendant la campagne européenne si j'ai bien entendu : il faut tenir compte des réalités etc. Aujourd'hui les marchés poussent à la concentration en matière énergétique. On voit bien qu'il n'y a pas grand chose à faire. Est-ce que vous préférez Shell à Total ?

- « Mais moi je suis pour préserver au maximum les intérêts nationaux et européens. Donc effectivement, j'étais pour des coopérations avec Total. Et les salariés eux savaient qu'il y avait un danger du côté de Shell, c'est incontestable. Mais ce que je veux dire aujourd'hui c'est : est-ce l'intérêt national, est-ce l'intérêt de la France qui est servi, ou l'intérêt de financiers, de la rentabilité financière ? Moi, si c'est pour l'intérêt de la France je suis d'accord. Mais quand c'est pour l'intérêt d'un certain nombre d'actionnaires qui vont voir leurs profits largement rentabilisés, au détriment de l'emploi, je ne suis pas d'accord ! Et je regrette que le Gouvernement n'utilise pas - j'ai entendu D. Strauss-Kahn le dire il y a peu de temps - son action spécifique - golden chair, vous le savez - pour conditionner toute évolution de ce groupe, parce qu'on peut imaginer des évolutions, au refus de toute suppression d'emploi. Je ne dis pas que l'action spécifique doit bloquer définitivement toute évolution, mais je dis qu'au moins, là, exerçons un droit, un pouvoir d'empêcher les suppressions d'emplois. »

Q - Est-ce que ça veut dire que R. Hue donne un accord conditionnel à la fusion Totalfina-Elf ?

- « Ce n'est pas à moi de donner un accord conditionnel. Je dis qu'il faut toujours conditionner quand on a un pouvoir et que le Gouvernement a un pouvoir… »

Q - Non, mais comprenons : c'est non ou oui à certaines conditions si elles peuvent être rétablies ou respectées ?

- « C'est non si c'est au détriment de l'emploi et au détriment donc de l'intérêt national et donc au détriment et au profit par ailleurs d'actions, de fonds de pensions. Ça je ne suis pas d'accord. Je suis pour que l'on imagine des coopérations, des développements... Je vois bien qu'il faut coopérer, je vois bien qu'il faut constituer des groupes suffisamment forts. Mais à condition que ça ne se fasse pas au détriment de l'intérêt national. »

Q - M. Desmarest, le PDG de Totalfina a annoncé qu'il faut réduire en trois ans, pour être précis, 3 % des effectifs - soit 4 000 sur 130 000 – donc 2 000 en France, plus des embauches.

- « Non, le plus des embauches il l'a chiffré, il ne donne pas ça, non non. Il a le mérite de dire les choses sans ambiguïté, avec un certain cynisme je l'avoue. Il dit : moi ça marche la fusion mais c'est 2 000 suppressions d'emploi en France - 4 000 au total et 2 000 en France. Eh bien moi ça ne marche pas ! Hier le Premier ministre était à Lille en disant : la priorité des priorités c'est l'emploi et on fait des efforts, on va créer un peu plus d'emplois-jeunes, un peu plus d'emplois peut-être avec les 35 heures. Et puis on a un véritable tonneau des Danaïdes quand dans le même temps on annonce des fusions qui se multiplient mais… »

Q - 2 000 emplois en trois ans avec des recrutements...

- « …ce qui est terrible avec ce système capitaliste c'est qu'en fait toute évolution se traduit par la mise en cause de progrès humains et de situations humaines. Ces fusions qui se multiplient, avec, à chaque fois à la clé, les privatisations, il y a des milliers de suppressions d'emplois. Ça ne peut pas continuer comme ça ! »

Q - Donc vous pensez que le gouvernement Jospin qui a été consulté, qui a accepté le projet a autre chose à faire ? Vous ne lui donnez pas raison ?

- « Non. Je pense qu'il faut qu'il utilise tous ses pouvoirs. En l'occurrence on a le sentiment qu'on laisse faire. On a un pouvoir dans cette entreprise, avec une action spécifique ; utilisons ce pouvoir au moins pour empêcher qu'il y ait des suppressions d'emplois. Je suis convaincu qu'on peut imaginer une évolution de ce groupe; qui se traduise évidemment avec un peu moins de rentabilité financière pour les fonds de pension – notamment anglo-saxons - et puis par ailleurs, en sauvegardant l'emploi. On a une région, en Aquitaine, tout ce secteur va être déstabilisé par cette… »

Q - La fusion Totalfina-Elf prévue, va contre l'intérêt national ?

- « Je pense que quand il y a suppressions d'emplois au bout, oui. L'intérêt national c'est quoi ? J'entendais D. Strauss-Kahn qui dit : l'intérêt national c'est de permettre que ne soit… »

Q - Une restructuration des entreprises françaises…

- « … que ne soit pas mise en cause… »

Q - ... une adaptation à la mondialisation.

- « Non, j'ai cru comprendre qu'il disait : voilà, j'utilise mon droit de veto en quelque sorte, mon action spécifique, s'il y a une mise en cause de l'indépendance énergétique de la France. Moi je dis que l'intérêt national c'est aussi l'emploi. Quand on dit : priorité à l'emploi en France, c'est là que… »

Q - Mais puisque vous êtes contre, qu'allez-vous faire ?

- « D'abord ce que je fais c'est ce que je dis chez vous. C'est pas rien à mon avis de dire que là il n'est pas trop tard - je dis : il n'est pas trop tard car les choses ne sont pas engagées encore - pour que le Gouvernement français utilise cette action spécifique pour au moins empêcher qu'il y ait ces suppressions d'emplois. »

Q - Sinon ?

- « Eh bien sinon on continuera d'exercer les pressions nécessaires sur les salariés – parce qu'on n'a pas d'autre moyen - pour être entendu. Un gouvernement de gauche qui ne ferait qu'écouter les actionnaires et les gens détenant les fonds de pension et qui oublient les suppressions d'emplois, cela ça ne marche pas ! Ce n'est pas une démarche de gauche. »

Q - Regardez au passage : le CAC 40 a établi un nouveau record hier de la Bourse de Paris. Il vaut plus de 1 000 milliards d'euros, soit 6 600 milliards de francs disent Les Echos de ce matin.

- « Ça c'est la fuite en avant du libéral-capitalisme. Moi ce n'est pas ma tasse de thé et je le dis ! »

Q - Vous avez vu que le Crédit Lyonnais par exemple, privatisé, ça a marché et l'Etat a retrouvé près de 50 milliards, une partie des sommes perdues. Il y a 3,4 millions actionnaires en France. Vous pensez que c'est un succès populaire ça ?

- « Mais je pense que, quand des salariés, les citoyens prennent des actions, c'est qu'ils pensent aussi se préserver par rapport à des dangers futurs. Il y a à mon avis aussi à se préserver par rapport à des dangers futurs. Il y a quand même, une inquiétude forte par rapport au problème du chômage en France. »

Q - Vous voulez dire que ces actionnaires du Crédit Lyonnais privatisés sont des gens inquiets ?

- « Mais ça a été la même chose pour les Télécom. Je crois que, si on imagine que, quand on a le pouvoir d'achat qui n'augmente pas on peut trouver à travers une démarche d'action populaire une préservation, je ne dis pas que c'est la réalité, mais ça explique un certain nombre de choses. »

Q - Deux grandes décisions et vous protestez avec la véhémence qu'on vous connaît, mais vous gouvernez avec L. Jospin et vous soutenez le Gouvernement ! Encore une des contradictions du PC !

- « Si la contradiction pour le parti communiste c'est d'être dans le Gouvernement, c'est une contradiction qu'il assume. Nous avons dit que nous assumions cette responsabilité d'être dans le Gouvernement non pas pour nous taire, et vous sentez bien que je ne me tais pas, mais pour. faire valoir un certain nombre de critiques et être entendus. Sur les 35 heures par exemple : je suis convaincu que nous allons être entendus sur mi certain nombre de choses, car les 35 heures telles qu'elles sont définies, là, avec la deuxième loi qui se profile, si on ne prend pas en compte davantage un certain nombre de demandes faites par les syndicats, par nous-mêmes - je pense aux heures supplémentaires, je pense à... Moi par exemple, ce délai supplémentaire d'un an je pense que ce n'est pas une bonne chose. »

Q - Mais les 35 heures c'est une bonne chose ?

- « Bien sûr ! Les 35 heures c'est une grande réforme de civilisation, à condition qu'elles soient réellement une réforme de civilisation, c'est-à-dire qu'elles améliorent la situation, les conditions de vie des gens, et que ça crée de l'emploi. Pour le moment ça ne crée pas assez d'emploi. »

Q - Si le Premier ministre décide de remanier ou de réaménager son Gouvernement, est-ce que vous trouveriez logique, Monsieur Hue, qu'il ajoute un ou deux Verts ou qu'il transfère l'autre ? Est-ce que vous demanderez ou demanderiez un poste de plus pour le PC ?

- « Je ne vois rien dans la situation issue des élections européennes qui puisse aller dans le sens d'un remaniement bouleversant les rapports de forces. Donc on peut prendre en compte un certain nombre d'idées qui se sont exprimées. En termes de modification du rapport de forces au Gouvernement. On peut imaginer qu'il y ait un ministre Vert supplémentaire. Pourquoi pas dans ces conditions effectivement, dans le cadre du rapport des forces un ministre communiste supplémentaire. »

Q - Un mot : on voit bien que sous nos yeux et en six mois, il y a une accélération formidable du capitalisme français. La mondialisation gagne, les économies françaises, l'industrie changent, s'adaptent, les banques etc. Le PC garde sa stratégie d'un univers qui est obsolète - industriel et ouvrier. Est-ce qu'il a encore une stratégie le PC ?

- « Mais oui. C'est pas obsolète que de vouloir que des gens aient un emploi dans ce pays ; que des gens puissent bénéficier du fruit de la richesse créée. Là, aujourd'hui, tout va à l'actionnaire mais pas aux petits actionnaires, aux gros ! Ça ne va pas aux salariés ! Eux, les salariés, le bénéfice de ce régime capitaliste c'est des emplois supprimés. Eh bien moi je continue d'être franchement communiste et fermement communiste car je pense que cette société-là il faut la changer ! »

Q - Et vous ne pensez pas qu'on peut terminer comme on a commencé : pour devenir plus forts, une fusion avec le PS ?

- « Non, non, non. C'est surtout dans cette identité communiste que s'affirmera une véritable gauche plurielle. »

Q - J'espère que vous allez passer de bonnes vacances ?

- « Certainement. »

Q - Vous allez camper, vous allez...

- « Non, non je vais dans le Lot. »

Q - Dans votre maison avec votre 2CV…

- « Avec ma 2CV oui. La 2CV c'est une belle image de la France aussi. »