Interview de M. Laurent Fabius, président de l'Assemblée nationale, à TF1 le 20 juin 1999, sur le bilan de l'élection européenne, la situation au Kosovo et ses propositions de réforme, notamment en matière de fiscalité et de retraites.

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Média : Emission Public - Site web TF1 - Le Monde - Télévision - TF1

Texte intégral

Michel FIELD
Bonsoir à toutes, bonsoir à tous, merci de rejoindre le plateau de « Public ». Laurent FABIUS, bonsoir. Merci d'avoir accepté cette invitation. C'est l'occasion dans cette émission de revenir sur ce séisme politique qui secoue aujourd'hui le paysage français, du résultat des élections européennes. Nous y consacrerons la première partie de l'émission. Et puis si vous le voulez bien, dans la deuxième partie de l'émission, on parlera plus précisément de votre rôle au sein du Parti socialiste, de votre avenir et puis aussi du chantier des réformes que vous voudriez voir adoptées par le gouvernement de Lionel JOSPIN. Mais tout de suite, c'est la première émission politique que vous faites depuis le procès du sang contaminé. Ce procès vous a judiciairement innocenté. Est-ce que, à vos propres yeux, il vous a permis de faire toute la lumière sur les choix qui ont été les vôtres et est-ce que pour vous, une page est tournée. Ou est-ce qu'il reste ou il restera toujours quelque chose de ces moments que vous avez traversés ?

Laurent FABIUS
Il restera toujours quelque chose parce que ça a été des moments extrêmement difficiles. Je me suis imposé toutes ces années, presque dix ans, un devoir de réserve, de pudeur. Et puis maintenant, non seulement j'ai été innocenté mais réhabilité. C'est une période nouvelle qui s'ouvre. Ca change un homme, c'est sûr.

Michel FIELD
En quoi ça vous a changé ? Vous sauriez le dire ?

Laurent FABIUS
Comme toute épreuve très difficile qu'on vit, on mesure la fragilité des choses, on attache beaucoup plus de prix à l'humain, on écoute bien davantage, on pense bien davantage aux autres et puis après, on pense de nouveau au futur.

Michel FIELD
Une interruption de publicité et puis on démarre l'élection sur le résultat des élections européennes.

PAUSE PUBLICITAIRE

Michel FIELD
Retour sur le plateau de « Public ». Laurent FABIUS, le président de l'Assemblée nationale, est mon invité. Je vous propose de revenir sur les grands moments de cette semaine marquée par un véritable séisme à droite, une recomposition à gauche.

AGENDA DE LA SEMAINE

Michel FIELD
Laurent FABIUS, revenons si vous le voulez bien, sur le bilan de ces européennes, d'abord sur le plan national, on parlera du plan européen dans un deuxième temps. D'abord l'abstention, le nombre de bulletins blancs, de bulletins nuls, des votes de protestation – on peut compter cela aux extrêmes, le vote des chasseurs. Bref, d'abord la leçon du scrutin. On dirait un vaste désaveu pour la classe politique.

Laurent FABIUS
Je crois qu'il y a trois scrutins en un et au fond, on a la confirmation que les Français sont très intelligents parce qu'à partir d'un vote, ils émettent des messages assez subtils. Le premier scrutin, c'est celui que vous venez de dire, c'est-à-dire c'est un scrutin de défiance, défiance vis-à-vis de l'Europe, défiance vis-à-vis des politiques. Cette campagne a été d'un ennui mortel, il faut bien le dire. Et quand on voit les taux d'abstention alors qu'on se console en disant : il y a encore plus d'abstention dans certains autres pays, mais non, partout c'était horrible. Quand on sait que le Parti socialiste, qui a réalisé un bon score, qui est le premier, il fait moins de 10  des inscrits, ça veut dire une défiance qui s'est exprimée.

Michel FIELD
Le score du PS aurait été meilleur si votre ami Jack LANG avait dirigé la liste ?

Laurent FABIUS
Je crois que François HOLLANDE a fait une très bonne campagne et Jack aurait été aussi un très bon leader…

Michel FIELD
Comment vous comprenez qu'on parle d'un succès du Parti socialiste alors qu'il a fait moins que vous il y a dix ans en menant la liste aux européennes et qu'à l'époque, on avait dit : tout juste passable, votre résultat… Il y avait deux points de plus quand même.

Laurent FABIUS
Vous n'êtes pas très aimable ou vous êtes rétroactivement aimable… c'est vrai que j'avais réalisé un score plus élevé mais les conditions n'étaient pas les mêmes. Et de toutes les manières, là, je crois que HOLLANDE s'est bien débrouillé. Bon, on a un scrutin de défiance ; on a en même temps un scrutin de camouflet et ce qu'il y a de très étonnant, c'est qu'il est à l'égard de l'opposition, alors que d'habitude c'est plutôt les partis au gouvernement qui sont désavoués. Et j'attribue ça essentiellement à la division. Et puis on a un scrutin d'approbation, je crois, dans l'ensemble, pour la majorité plurielle. Donc, il y a toutes ces leçons en même temps ajoutées – vous avez montré des images de monsieur PASQUA – ajoutées au fait que je crois que dans cette élection, ce sont les listes qui avaient une certaine cohérence qui s'en sont sorti. Et les listes attrape-tout, qui étaient un petit peu de toutes les couleurs, les gens les ont récusées. Donc il y a tous ces messages. En ce qui concerne l'abstention en tout cas, c'est très mauvais signe et ça veut dire que l'Europe est trop distante, ça veut dire qu'on l'explique mal et ça veut dire qu'il faut corriger le tir sérieusement.

Michel FIELD
De tradition, il n'y a pas eu de concrétisation politique des résultats aux européennes. On avait vu le score de Philippe de VILLIERS, ça n'avait pas abouti à un parti pesant les 12  de voix ; ça avait été la même chose pour Antoine WAECHTER. Est-ce que vous pensez que sur la base de ces leçons-là, la tentative de Charles PASQUA et Philippe de VILLIERS aujourd'hui est par avance condamnée ?

Laurent FABIUS
Ah ça c'est autre chose. C'est vrai que dans le passé, quand il y a eu de bons scores aux élections européennes, ça n'a pas eu de traduction politique. Là ce qu'on voit à droite, c'est qu'en un an, à partir de trois familles politiques, il y a maintenant six partis. C'est quand même extraordinaire de voir ça.

Michel FIELD
Vous parliez dans un de vos meetings de l'année du clonage pour l'opposition.

Laurent FABIUS
Oui, ou des dédoublements. Bon, le RPR, il y en a deux ; l'UDF, il y en deux ; le Front national, il y en a deux, grosso modo. Et ça va leur poser évidemment des problèmes effrayants. La question qui se pose si on réfléchit un petit peu plus, c'est de savoir si le gaullisme qui a été une très grande aventure, de GAULLE, un immense personnage, qui a finalement brouillé les cartes de la droite française, est-ce que ce n'est pas cette époque qui se termine. Vous savez, quand j'étais étudiant, on apprenait les grandes familles de la droite française, la droite centriste, la droite libérale et puis la droite qu'on appelait bonapartiste ou autoritaire. Bon, de GAULLE a recouvert tout ça et d'une certaine manière brouillé les cartes, d'abord parce qu'il n'y avait pas que des gens de droite qui votaient pour de GAULLE ; et puis de GAULLE avait une dimension tellement…

Michel FIELD
Mais là, il n'y a pas que des gens de droite qui votent pour PASQUA, il y a Max GALLO, entre autres…

Laurent FABIUS
Oui, resterait à définir exactement les positions de GALLO. Mais donc la question, c'est maintenant, est-ce qu'on en revient pas à un étiage finalement traditionnel et historique de la droite, avec trois familles qui sont à peu près de la même… enfin trois partis qui ont à peu près le même nombre de voix, c'est-à-dire le parti de monsieur SARKOZY, qui maintenant a pris un peu de recul ; le parti de monsieur PASQUA et le parti de monsieur BAYROU. Et du même coup, à partir du moment où ils sont trois, où leurs positions idéologiques ne sont pas très claires, ils vont avoir, me semble-t-il, de grandes difficultés, à essayer de créer quelque chose d'uni.

Michel FIELD
Pour vous, le score qu'a fait François BAYROU est un succès ? Les commentateurs rappellent qu'il n'a jamais fait que 80.000 voix de plus que Simone VEIL alors que ça avait été considéré comme un échec ; là aussi, il y a des perspectives qui changent…

Laurent FABIUS
Arithmétiquement, ça se discute, mais je crois que BAYROU a fait une campagne cohérente. On peut discuter sa cohérence, de même qu'on peut discuter la cohérence de PASQUA ou la cohérence de COHN-BENDIT, mais on avait le sentiment qu'il y avait une certaine cohérence. Alors que les listes panachage ont été récusées dans une certaine mesure par les électeurs.

Michel FIELD
Alors officiellement je ne doute pas que l'homme de gauche que vous êtes se réjouit de la baisse électorale du Front national…

Laurent FABIUS
Officiellement et officieusement…

Michel FIELD
Mais le stratège que vous êtes doit se dire que ce n'est pas forcément une bonne affaire pour la gauche puisque l'affaiblissement du Front national, c'est aussi la fin des perspectives triangulaires qui étaient assez juteuses électoralement pour le Parti socialiste.

Laurent FABIUS
Non, je crois que là encore il faut entendre le son des électeurs. Le fait que le Front national se soit divisé et au total baissé, je pense que c'est une bonne nouvelle pour la démocratie. Bon. Est-ce que ce qui est la base du mouvement de monsieur LE PEN, est-ce que les idées de base ont régressé, ça je n'en sais rien et c'est ça qu'il faut continuer à combattre. Quels seront les effets électoraux de tout ça…

Michel FIELD
C'était une épine dans le pied de la droite républicaine qui risque de faire moins mal maintenant.

Laurent FABIUS
Je ne sais pas, vous savez, c'est tellement compliqué. Je pense qu'il ne faut pas jouer à ce genre de jeu…

Michel FIELD
Vous n'y jouez jamais, vous ?

Laurent FABIUS
Non. Je suis en désaccord avec ce genre d'idées, je les combats. Voilà.

Michel FIELD
Alors passons à la gauche maintenant parce que le succès est quand même aussi lourd peut-être de problèmes – on l'a vu là dans la manière dont Daniel COHN-BENDIT…

Laurent FABIUS
Lourd mais quand même plus confortable.

Michel FIELD
Oui, mais à terme, est-ce qu'il n'y a pas justement un rééquilibrage qui va devoir avoir sa traduction politique. Bon, Daniel COHN-BENDIT, c'était le soir des élections, mais aujourd'hui dans le JOURNAL DU DIMANCHE, Dominique VOYNET hausse un peu le ton et les Verts commencent à réclamer finalement une part plus importante peut-être de l'attention même du Premier ministre dans la politique gouvernementale.

Laurent FABIUS
Alors à mon avis, il y a deux aspects. D'abord, la gauche et la droite dans leur composition ne sont pas symétriques. C'est un des grands problèmes de la droite en ce moment. A gauche, vous avez un parti qui est plus important que les autres en nombre qui est le Parti socialiste, qui a subi une grave défaite en 93 mais la gauche est assez vite remontée, pourquoi ? D'abord parce qu'on a fait un effort d'approfondissement des idées, ensuite parce que vous avez au sein de la gauche un parti qui est plus fort que les autres ; et puis vous avez des règles communes qui sont acceptées par tous, de sorte que quand la gauche remonte, il y a une traduction électorale. A droite, pour les raisons que j'ai dites tout à l'heure, vous n'avez pas cette symétrie. Vous avez maintenant trois mouvements qui ont à peu près le même équilibre et vous n'avez pas d'acceptation de règle commune. Ce qui fait que ce qui à gauche, est un rassemblement, une dynamique, à droite risque d'être une division. Alors maintenant par rapport à ce que vous dites, je pense qu'il faut que le Parti socialiste tout en se réjouissant des résultats qu'il a obtenus, refuse, récuse absolument tout triomphalisme. Gardons à l'esprit la leçon des scores précédents et des élections précédentes. A chaque fois que le Parti socialiste donnait le sentiment d'être dominateur, les électeurs le lui rappelaient durement. Et j'approuve tout à fait ce qu'a dit François HOLLANDE je crois samedi, en disant : il faut rester très modestes. Alors vis-à-vis des Verts, évidemment comme il s'agit d'élections européennes, Lionel JOSPIN n'a pas changé la composition du gouvernement…

Michel FIELD
Avec Dominique VOYNET à l'intérieur comme elle le dit…

Laurent FABIUS
Pourquoi pas à terme…

Michel FIELD
Entre autres choses… je crois qu'il y a un sourire derrière tout ça…

Laurent FABIUS
Oui, il y a un sourire. J'ai lu sa déclaration d'une double façon. Il y a ce qu'elle veut dire, et que j'approuve, consistant à exprimer l'idée suivante : les Verts, ils ont vocation à occuper d'autres postes que celui de l'environnement, ce que je crois tout à fait raisonnable ; j'ai vu aussi l'autre aspect, c'est-à-dire qu'il pourrait y avoir à l''environnement quelqu'un qui ne soit pas Vert. Bon. Parce que l'écologie est devenue quelque chose de suffisamment fondamental pour que les grands partis, en particulier le Parti socialiste, s'en préoccupe sans cesse davantage. Mais le fait qu'aux municipales, au niveau du gouvernement, comme à d'autres élections, si on fait la gauche plurielle, il faut que chacun soit respecté, j'en suis tout à fait d'accord. Qu'est-ce qui plaît dans la gauche plurielle ? C'est que les valeurs sont mises en commun et qu'il n'y a pas d'enrégimentement et qu'on respecte les uns et les autres. Et je crois que ce message-là, il faut bien le garder à l'esprit.

Michel FIELD
Mais sur les trois dossiers un peu chauds : régularisation des sans-papiers, moratoire sur le nucléaire et moratoire sur organismes génétiquement modifiés, Lionel JOSPIN serait avisé de donner des gages aux Verts par rapport à la nouvelle force électorale ?

Laurent FABIUS
Je ne pense pas qu'il faille se définir en terme de gages mais sur le troisième, ma position est celle des Verts. Je pense qu'en ce qui concerne les OGM, le problème est si difficile et les risques si importants que la notion de moratoire, c'est-à-dire faire prévaloir la sécurité sur tout autre aspect, faire prévaloir la dimension humaine sur tout autre aspect, c'est vraiment la ligne qu'il faut avoir à l'esprit et je pense que ce serait une position sage.

Michel FIELD
Alors sur les deux autres dossiers, les sans-papiers ?

Laurent FABIUS
Les sans-papiers, le gouvernement a pris une position, une loi a été votée ; je suis président de l'Assemblée nationale, je pense qu'il faut appliquer la loi ; évidemment l'appliquer d'une manière humaine mais l'idée consistant à dire : tous ceux qui arrivent en France, peuvent être régularisés – on en a beaucoup discuté, vous vous le rappelez, au moment de la loi – n'est pas l'idée qui a été retenue et c'est très bien. Ca n'empêche pas d'avoir une attitude très humaine vis-à-vis de personnes qui se trouvent en grande difficulté. Quant au nucléaire, là il y a une différence de position entre les socialistes et puis les Verts. Les Verts récusent totalement le nucléaire ; nous, nous pensons que c'est une énergie qui est nécessaire, par rapport à laquelle il faut prendre des précautions, par rapport à laquelle il faut énormément de transparence, probablement plus qu'il n'y en a aujourd'hui mais nous ne pensons pas qu'on puisse comme ça, dire, le nucléaire, on le raie d'un trait de plume.

Michel FIELD
Le score de Robert HUE, c'est pour vous la preuve que le Parti communiste français est comme un astre mort, qui brille encore mais…

Laurent FABIUS
Il y a une culture communiste, ça existe. Moi vous savez, je suis élu en Seine-Maritime, en Normandie, dans une circonscription ouvrière, très industrielle et d'une façon générale, dans ce département industriel, il y a une tradition communiste, une culture communiste. Mais évidemment, il s'est passé tellement de choses, ce qui s'est passé à l'Est, la chute du Mur, les réflexions sur l'histoire du communisme qu'il y a des difficultés d'adaptation. Robert HUE qui est un homme que j'apprécie humainement et politiquement beaucoup, essaie courageusement de faire prendre une évolution à son parti mais évidemment les électeurs sont parfois un peu déboussolés et les militants aussi. Mais je pense que, sans avoir de conseil à donner, si les communistes se raidissaient, ils auraient des difficultés bien plus grandes encore.

Michel FIELD
Encore un mot pour revenir sur la situation du RPR, bon, c'est un peu le naufrage en ce moment… cette semaine en tout cas… Je crois que vous avez un problème de micro, donc on va vous en donner un en attendant de pouvoir l'échanger…

Laurent FABIUS
Bon, vous voulez que je recommence depuis le début ?

Michel FIELD
Non, non, on va faire croire qu'on a tout entendu depuis le début. Vous pourriez peut-être donner des conseils à vos adversaires du RPR parce que vous avez connu quand même un Parti socialiste divisé, où les rivalités d'hommes l'emportaient…

Laurent FABIUS
Oui… je n'ai pas de conseil à donner, je crois qu'il faut être très modeste.

Michel FIELD
Comment on en sort ?

Laurent FABIUS
Je crois qu'il faut d'abord travailler à mettre au point ses idées. Au fond, vis-à-vis de la droite, les gens disent : trop d'hommes et pas assez de projets, c'est un petit peu ça. Il faut d'abord travailler sur le fond ; il faut se donner des règles communes de désignation des candidats, d'acceptation d'une camaraderie minimale, enfin que les choses fonctionnent, même si chacun a sa diversité ; et puis bon… mais enfin, je ne vais pas le lancer dans des conseils…

Michel FIELD
Je vous le demandais parce que j'ai lu l'éditorial de Bernard-Henri LEVY dans LE POINT ; il parle de Nicolas SARKOZY en disant « c'est le FABIUS de droite ». Donc je me disais qu'il y avait peut-être…il dit d'ailleurs que c'est plutôt un compliment sous sa plume…

Laurent FABIUS
Bon eh bien merci à Bernard-Henri LEVY. Je ne sais pas. Dans la campagne, je retiendrai le côté énergique de Nicolas SARKOZY. Maintenant, faites-moi grâce que le résultat, je le lui laisse.

Michel FIELD
Le bilan de ces européennes sur le plan européen, il est moins souriant…

Laurent FABIUS
Non, il n'est pas moins souriant, il est mauvais. D'ailleurs c'est une chose qui m'a frappé le soir de l'élection, peut-être que ça vous a frappé aussi. Les commentateurs ou les hommes politiques sont venus avec la mine grave ou souriante, etc, et ont expliqué deux choses parfaitement contradictoires : point numéro un, ce qui est regrettable dans cette campagne, c'est qu'on n'ait jamais parlé de l'Europe ; point numéro deux, leur réaction était exactement limitée au score intérieur. Or la réalité, c'est que pour nous, la gauche, les résultats européens ont été très mauvais et alors que nous escomptions avoir la majorité au plan du Parlement, ce sera une majorité de droite. Elle s'explique par des raisons diverses. Je pense que beaucoup d'électeurs ont voulu donner un coup d'arrêt à leurs gouvernements qui sont des gouvernements de gauche. Et le côté très positif de ce qui s'est passé en France, c'est alors que d'habitude ces élections sont des sanctions vis-à-vis du gouvernement, là, il a été dit au gouvernement de Lionel JOSPIN : eh bien il faut continuer, c'est bien.

Michel FIELD
Mais on peut lire aussi ces résultats comme une défiance vis-à-vis de la tendance je dirais… la plus libérale de la social-démocratie, finalement c'est un peu la tendance qu'en France vous incarnez, ce serait peut-être la tendance dont vous êtes le plus proche dans la social-démocratie européenne qui a subi un échec.

Laurent FABIUS
Non, je pense que c'est plus compliqué. C'est l'histoire du manifeste de monsieur BLAIR et monsieur SCHRÖDER, c'est tout ça… Si monsieur BLAIR a eu un très mauvais résultat en Angleterre, c'est parce que d'une part il n'a pas fait campagne – ce n'est jamais recommandé – et d'autre part, les Anglais qui ont voté, ils ont moins de 20 % je crois, ont dit non à l'Europe. Si SCHRÖDER a eu un mauvais résultat, c'est essentiellement parce que – je ne veux pas être discourtois à son égard – mais les débuts de son gouvernement n'ont pas été quand même extraordinaires, vous vous rappelez les difficultés avec les Verts, toute une série de problèmes. Bon. Je n'approuve pas ce manifeste ; je crois en plus qu'au moment où il a été publié, c'était déplacé…

Michel FIELD
C'était un mauvais coup à Lionel JOSPIN ?

Laurent FABIUS
Ca n'a pas eu d'efficacité de toutes les manières…

Michel FIELD
Mais c'était un peu voulu comme ça ? Ca fait bizarre, ils étaient le jeudi soir à la tribune ensemble à Paris et le samedi, ils sortent un…

Laurent FABIUS
Ca faisait désordre comme on dit. Pluralité, ça ne veut pas dire incohérence. Mais si on va au fond, il y a des choses dans la dimension de BLAIR que moi je trouve intéressantes. Par exemple lorsque BLAIR dit : il faut alléger les impôts et les charges, je pense que sur ce point-là, il a raison et c'est une des évolutions que doit prendre la gauche européenne…

Michel FIELD
On y reviendra dans la deuxième partie.

Laurent FABIUS
En revanche, gauche moderne, oui, mais il y a moderne dans gauche moderne et aussi gauche ; et quand on laisse tomber complètement l'aspect de gauche, les électeurs ne s'y retrouvent pas. Et donc il faut garder cette dimension sociale, ce que fait bien le gouvernement.

Michel FIELD
Aujourd'hui est marqué par je dirais la conclusion en tout cas officielle de la guerre au Kosovo bien que sur le terrain évidemment les choses soient d'une complexité et que les tensions se multiplient ; vous aviez formulé des inquiétudes au début des frappes ; quelle conclusion, quel bilan en tirez-vous ? Est-ce que pour vous, ça aurait pu se passer autrement ?

Laurent FABIUS
On peut toujours penser que ça aurait pu ou dû se passer autrement. Mais je pense que la cause de la guerre était juste ; c'est la première guerre, on l'a dit, de légitime défense des droits de l'homme et cette cause-là est juste même si on peut discuter telle ou telle modalité. Moi en 1992, c'est-à-dire il y a sept ans, j'avais recommandé peut-être vous en souvenez-vous, à l'époque dans un autre contexte, que déjà on emploie des frappes contre MILOSEVIC parce que je sentais qu'avec lui les choses étaient impossibles sans le rapport de force. Bon. Là, on vient de gagner la guerre ; maintenant il reste à réussir la paix et ça va être très difficile et il faut qu'on y mette vraiment tous nos moyens. Difficile parce que d'abord, il y a à reconstruire le Kosovo, à faire en sorte que ces gens qui ont été traités d'une façon absolument inhumaine, retrouvent leur foyer, retrouvent leur maison, que tout ça soit reconstruit ; il faut éviter qu'il y ait des exactions vis-à-vis des Serbes, il faut désarmer l'UCK, il faut reconstruire la Yougoslavie et puis il faut s'occuper des pays voisins, l'Albanie, la Macédoine, l'ensemble des Balkans. C'est un travail considérable, ça prendra quinze ans, ça prendra vingt ans et il faut que l'Europe s'y mette. On a beaucoup dit, et c'est vrai, que l'Europe avait été à la fois présente et absente dans le conflit. Lorsqu'on sait que sur trente-cinq satellites qui observaient le champ des opérations, il y en avait trente-trois qui étaient américains, que 90 % des avions étaient américains. L'Europe a voulu faire des choses, elle a fait des choses mais en même temps, elle n'avait pas tout à fait la force et la puissance et l'organisation. Maintenant comme il s'agit de la reconstruction et de la paix, il faut que nous soyons présents et durablement présents.

Michel FIELD
La manière dont la Russie s'est rappelée finalement au bon souvenir de l'Occident…

Laurent FABIUS
Oui, mais ça c'est une des choses que j'avais dites dès le début ; il fallait absolument qu'on mette la Russie dans le coup. Elle pose des problèmes parce que là-bas, vous savez bien que l'Etat est complètement désorganisé, que le gouvernement a des difficultés de toutes sortes, que les fins de mois ne sont pas assurées, que les généraux parfois agissent de leur propre chef mais c'est quand même une énorme puissance et on ne peut pas avoir une solution durable sans la présence de la Russie. C'est pourquoi il était absolument essentiel que l'ONU soit là et pas simplement l'OTAN.

Michel FIELD
D'où les inquiétudes que vous aviez formulées au départ, c'était essentiellement lié à ça ? Au court-circuitage de l'ONU ?

Laurent FABIUS
C'était lié à trois choses. D'abord la guerre, c'est toujours quelque chose d'épouvantable. Et le sentiment qu'on allait faire la guerre comme ça, c'est quelque chose, pour moi, qui était très lourd à porter, même si j'ai approuvé, tout à fait, l'intervention. Deuxièmement, l'OTAN, oui, mais la règle internationale, c'est l'organisation des Nations unies avec la Russie, et c'était le troisième aspect. Il fallait mettre les Russes dans le coup. Les Français ont beaucoup insisté pour que les Russes soient associés et ils ont eu raison.

Michel FIELD
Retour sur la politique intérieure ; les chantiers de réforme que vous souhaitez, votre avenir politique personnel dans la deuxième partie de « Public » après une courte page de publicité.

PAUSE PUBLICITAIRE

Michel FIELD
Retour sur le plateau de « Public » en compagnie de Laurent FABIUS, le président de l'Assemblée nationale et évidemment toutes nos excuses pour ces petits problèmes de micro qui ont été réparés pendant la pause publicitaire. Certains commentateurs et confrères l'ont noté : à l'annonce de votre venue sur ce plateau, il y a eu une certaine nervosité dans l'entourage de Lionel JOSPIN, comme si les braises de vos conflits anciens n'attendaient qu'à être rallumées à la moindre occasion, peut-être moins dans vos rapports personnels avec Lionel JOSPIN, qu'avec les entourages. Où est-ce qu'on en est de cette affaire ?

Laurent FABIUS
Non, les choses vont très bien. Nous avons eu dans le passé, un passé lointain…

Michel FIELD
On s'en souvient…

Laurent FABIUS
Vous vous en souvenez…

Michel FIELD
Vous aussi…

Laurent FABIUS
Bien sûr, des différences et même des différends. Mais je crois que c'est une des grandes forces de la gauche, qui explique d'ailleurs une partie des succès actuels, que les principaux responsables ont su surmonter tout cela et établir de bonnes relations, ce qui est le cas.

Michel FIELD
Pour vous, Lionel JOSPIN est le candidat naturel des socialistes aux prochaines présidentielles ?

Laurent FABIUS
Bien sûr.

Michel FIELD
Et vous le dites sans regrets ?

Laurent FABIUS
C'est un fait, c'est une situation. Vous êtes philosophe, vous avez en mémoire Aristote. Aristote parle du moment opportun… Eh bien je crois que c'est très très important en politique. Il y a des thèmes qui sont opportuns à certains moments et il y a des candidatures qui sont opportunes à certains moments…

Michel FIELD
Mais en même temps, votre marge de manoeuvre à vous au sein du Parti socialiste… si à chaque fois que vous avancez, ce qui est finalement aussi votre rôle comme leader, des idées, des hypothèses de travail et si à chaque fois une partie du Parti socialiste dit : c'est une façon de marquer Jospin à la culotte… Comment vous allez faire ?

Laurent FABIUS
Il ne faut pas s'arrêter à ça, quitte à ce que deux ans plus tard, on reprenne ces idées-là. Moi j'ai eu le temps de réfléchir à tout ça et je vais faire trois choses. D'abord, je suis président de l'Assemblée nationale, ça c'est ma fonction, c'est ce à quoi je consacre mon temps. Donc mon rôle est de faire en sorte que l'Assemblée nationale tourne. Deuxièmement, nous avons un gouvernement de gauche, dirigé par Lionel JOSPIN et ma tâche est d'aider à ce qu'il réussisse. Donc j'apporte des idées, je donne un sentiment, je discute avec le Premier ministre, avec des ministres. Et puis troisièmement, c'est vrai que l'avenir du pays me passionne, donc j'y réfléchis et je vais essayer d'être un de ceux qui le construisent, voilà.

Michel FIELD
Mais comment faire ? Prenons un exemple, la fiscalité. Au moment où vous dites : il faut veiller à ne pas surcharger les entreprises, ce serait contre-productif, immédiatement, on entend ça comme une critique des décisions ou de la politique de Dominique STRAUSS-KAHN.

Laurent FABIUS
Oui, mais en même temps, on baisse la taxe professionnelle, c'est ce que je demande depuis quelques années. Je vais continuer. Pourquoi ? Je ne me situe pas par rapport à tel ou tel, ça n'aurait aucun sens ; la France a énormément d'atouts. Quand on regarde la situation qui est la nôtre par rapport aux vingt ans qui viennent, on est peut-être entré dans une période de vingt ans qui peuvent être vingt années positives, à condition que… on y viendra dans un instant. Mais l'une des difficultés qu'on a, c'est que nos taxes à la fois pour les entreprises et les impôts pour les personnes et aussi pour certaines entreprises, sont trop lourdes, il suffit de faire la comparaison. Or comme on est maintenant dans une société ouverte où les personnes peuvent aller d'un endroit à un autre, où les entreprises peuvent se délocaliser comme on dit, il faut qu'on fasse attention pour que nous surchargions pas en particulier l'activité économique.

Michel FIELD
Sous peine de voir ce qu'on voit pas mal, c'est-à-dire des jeunes entrepreneurs aller à Londres ou en Allemagne plutôt qu'en France.

Laurent FABIUS
Bien sûr et il faut faire très attention à ça. Mais il ne suffit pas de dire ça ; si on veut alléger les impôts – et c'est un thème qui commence à être repris d'ailleurs au niveau gouvernemental – il faut regarder aussi du côté de la dépense publique parce que sinon vous allez creuser les déficits. Et donc il faut faire en sorte que nos dépenses soient plus efficaces. Et là-dessus, à l'Assemblée et dans d'autres cercles, on travaille là-dessus. Donc cette idée que la gauche moderne doit avoir un Etat efficace mais qui ne pèse pas trop par les charges et par les impôts sur les entreprises et sur les personnes, c'est une idée que moi je porte d'une façon très forte et qui je crois, petit à petit, progressera.

Michel FIELD
Mais la dépense publique que vous proposez finalement ou de réduire ou de rationaliser, ça engage, ça, une réforme de l'Etat ; ça veut dire qu'il faut l'évaluer autrement que ce qu'elle est évaluée aujourd'hui.

Laurent FABIUS
Mais elle n'est pas évaluée. C'est quelque chose qui me frappe chaque année lorsqu'on présente le budget. Bon, des sommes colossales entre 1.500 et 2.000 milliards ; et on ne présente que l'objectif en terme de finances et pas l'objectif en terme de résultats. C'est-à-dire un ministère dit : l'année dernière, j'avais 200 milliards, cette année j'ai 205 milliards, c'est mieux. Au nom de quoi ? Ce qui compte, c'est qu'il y ait davantage de résultats. Pas exactement au sens d'une entreprise puisqu'on est dans le domaine public, mais que des résultats dans le domaine public soient associés à l'action de l'Etat, c'est fondamental. Et c'est à la gauche de faire ça parce qu'au fond, quand on est de droite d'une manière un peu doctrinaire, à chaque fois qu'on voit l'Etat, on est très réticent. Nous, nous pensons qu'il y a une place pour l'Etat, pas la place centrale, prédominante et omniprésente, mais une certaine place ; mais à condition donc qu'il soit efficace cet Etat. Donc ça veut dire évaluer les résultats. Ca veut dire beaucoup de choses, par exemple qu'en matière d'effectifs dans la fonction publique, il faut non pas qu'on raisonne année par année mais qu'on soit capables de se projeter sur cinq ans, sur dix ans, et les organisations syndicales le souhaitent aussi, pour qu'on ait une certaine visibilité. Donc c'est tout ça qui doit être fait, qui a commencé d'être fait mais qui est important pour donner un visage peut-être plus moderne, plus ouvert, plus européen de la gauche.

Michel FIELD
Dans ce qu'il reste de temps à la législature, pour vous il faudrait que un, deux, trois grands chantiers de réforme soient engagés par le gouvernement et lesquels ?

Laurent FABIUS
Oui, absolument. Alors d'abord le gouvernement va être jugé évidemment sur le chômage et la sécurité. Et là, en matière d'emploi notamment, l'évolution qu'on a depuis l'arrivée au pouvoir de Lionel JOSPIN, est une évolution positive. Il faut l'amplifier parce que c'est le chantier qui est majeur, c'est tout le problème de la croissance, le problème des charges etc. Bon. Mais maintenant nous avons deux ans et demi, presque trois ans avant les prochaines élections et la question stratégique qui se pose, c'est : est-ce que ce temps va être mis à profit pour disons passer un peu entre les gouttes de la pluie ou bien est-ce qu'il faut prendre quelques problèmes de fond dans la lignée de ce qui a déjà été fait. Je suis convaincu que c'est la deuxième piste que va prendre le gouvernement et il aura raison à la foi du point de vue des intérêts du pays et du point de vue électoral parce que si nous ne faisions pas ça, dans deux ans et demi, on serait fondé à nous demander : écoutez, vous avez eu une bonne croissance, qu'est-ce que vous avez fait ? Donc quels chantiers prendre en plus de ceux qui sont essentiels, que je rappelais d'un mot ? Il y a la question dont je parlais des impôts et des charges et de la dépense publique ; il y a la question absolument centrale de l'aménagement des territoires ; on l'a vu dans les élections, les ruraux pour beaucoup d'entre eux, ont le sentiment d'être méprisés et dans les villes, nous avons des problèmes, des problèmes de sécurité, des problèmes de mauvaise intégration ; donc il y a une politique de la ville et une politique du territoire rural très ambitieuse et rapide à mettre en oeuvre. Troisième élément…

Michel FIELD
On ne peut pas dire que ce soit un élément déterminant pour l'instant de la politique gouvernementale. Votre ami proche, Claude BARTOLONE, qui est ministre de la Ville, on n'a pas l'impression que c'est un axe prioritaire du gouvernement aujourd'hui.

Laurent FABIUS
De même que Jean GLAVANY ou que madame VOYNET, ils ont posé les axes mais peut-être, c'est mon souhait, je pense qu'on doit être plus forts dans cette direction pour qu'on n'ait pas le sentiment, je le répète, de ruraux qui notamment en matière de services publics, se sentent un petit peu à l'écart et de villes où il y a encore des ghettos et de difficultés de toutes sortes. Il y a un autre aspect que je crois un chantier absolument magnifique pour le futur et qu'on a abordé d'ailleurs au G8 ma surprise mais à ma surprise positive, c'est que j'appelle disons… l'éducation continuelle. C'est vraiment la clef du 21e siècle. Jusqu'en 1970 et à partir de ce qu'a fait Jules FERRY, on a tout mis sur la formation initiale, on s'occupait uniquement de la formation initiale des jeunes. A partir de 70, c'est une loi de 71 qu'on a appelée loi DELORS, on s'est occupé de la formation après l'initial, mais là on entre dans une période absolument nouvelle où il va falloir que tout le monde, en permanence, du début à la fin de la vie, ait à sa disposition la totalité des connaissances et puisse se remettre en cause et avoir accès à ce savoir continu. Et là, ça veut dire qu'il faut qu'on lance une initiative peut-être aussi puissante que celle qu'a lancée Jules FERRY il y a un peu plus d'un siècle. Ca veut dire des baccalauréats avec unités capitalisables ; ça veut dire sur Internet, une Education nationale aidant à cette éducation continuelle ; ça veut dire la possibilité de disposer de capitaux, de formation pour pouvoir, si on n'a pas réussi pendant ces premières études, le faire ensuite ou beaucoup plus tard, ça veut dire tout ça. Et c'est une piste magnifique où la France peut être tout à fait la première et qui est la clef de ce qui va venir. Donc nous avons trois ans pour le faire, pour l'engager. C'est tout à fait dans les idées de la gauche et ça, c'est aussi un terrain qui prépare le futur. Et puis il y a un quatrième terrain – on y a fait allusion d'un mot tout à l'heure – c'est tout ce qui concerne l'Europe. Les Français nous ont passé des messages pendant l'élection, maintenant il faut construire. Construire en matière de défense, construire en matière sociale, en matière environnementale, avec une difficulté… c'est que tout ce qu'on a fait depuis trente ans en matière européenne, ça a été fait sur la base du couple franco-allemand. Je considère maintenant que ce couple va avoir malheureusement des difficultés à fonctionner…

Michel FIELD
En tout cas ce n'est plus le moteur de la construction européenne qu'il a été.

Laurent FABIUS
Malheureusement.

Michel FIELD
Et comment expliquez-vous alors que… finalement il y a une sorte de paradoxe, MITTERRAND et KOHL on fait un couple incroyablement dynamique sur la construction européenne sur la base de grands désaccords idéologiques…

Laurent FABIUS
Et SCHIMDT et GISCARD…

Michel FIELD
Et JOSPIN et SCHRÖDER, non.

Laurent FABIUS
Parce que l'Allemagne et la France ne sont plus les mêmes qu'avant. Je ne crois pas que ce soit une question d'hommes. Du côté allemand, c'est une génération qui n'a plus à s'excuser de la guerre ; or la construction européenne, c'était pour les Allemands, être arrimés dans la paix. Aujourd'hui, les Allemands sont arrimés dans la paix. L'Allemagne aujourd'hui, c'est une Allemagne unie qui a 40 % de produit intérieur brut de plus que la France et l'élargissement qui va arriver, c'est l'élargissement vers d'autres pays, la Tchéquie etc, qui sont normalement dans l'hinterland allemand. Et c'est un autre état d'esprit, ce qui fait que l'Allemagne risque de devenir un peu anglo-saxonne. Dans le même temps, nous les Français peut-être – c'est un de nos vieux travers – nous avons été un peu arrogants, nous n'avons pas toujours saisi les chances qu'il fallait. Ce que je veux dire, c'est qu'il faut continuer bien sûr, le couple franco-allemand, qui est absolument fondamental, mais si on veut avancer au plan européen – et c'est essentiel pour les années qui viennent – je crois qu'il va falloir reprendre une construction européenne peut-être avec le noyau initial plus les pays du sud pour qu'on avance à six, à huit ou à dix sur une base renforcée. Ce n'est pas à vingt ou à vingt-cinq qu'on va pouvoir construire l'Europe de la défense, modifier l'Europe de l'environnement, défendre l'Europe de l'emploi. Donc l'Allemagne et la France, oui, mais au sein d'un ensemble un petit peu plus vaste. Et ça, il faut l'engager bien sûr explicitement dans les mois qui viennent.

Michel FIELD
Je voudrais revenir au problème de la pression fiscale et des baisses de charges des entreprises, pas seulement ; baisse ciblée de la TVA demandait François HOLLANDE il y a quelques heures dans une réunion du Parti socialiste. Comment on fait concrètement avec je dirais les contraintes de l'économie nationale d'un côté et puis cette question de la non harmonisation des fiscalités européennes de l'autre ?

Laurent FABIUS
C'est une des difficultés. D'abord la politique nationale, revenons un instant sur elle, bon, les résultats sont bons. On a une amélioration quand même sensible en matière d'emploi ; on a des excédents extérieurs, l'inflation n'existe plus. On a devant nous, je le disais tout à l'heure, peut-être… on avait parlé des trente glorieuses, puis des trente difficiles, on a peut-être si on ne fait pas de bêtises, quinze ou vingt années qui peuvent être extrêmement positives à condition que la croissance bénéficie aussi à ceux qui ont le moins, parce que c'est déjà très difficile lorsqu'on est au chômage ou lorsqu'on a des ressources modestes, d'être dans cette situation mais si on vous dit : ça va mieux, ça va mieux sauf pour vous, non… donc ça, c'est la dimension des socialistes et de la gauche. Mais par rapport à votre question, il y a deux terrains en matière fiscale sur lesquels il faut avancer, celui qu'a souligné à juste titre François HOLLANDE, c'est-à-dire la TVA qu'on avait toujours promis de baisser et qu'il faut baisser en particulier sur les travaux d'entretien dans le bâtiment parce que ça crée de l'emploi et c'est positif et puis ça évite aussi du travail au noir. Et je pense qu'il faudrait s'occuper de la taxe d'habitation qui est un impôt à la fois lourd et très injuste. Comment on fait ? Les autres pays sont très réticents, en tout cas certains d'entre eux, lorsqu'on leur demande une harmonisation fiscale. Harmonisation, ça ne veut pas dire que tout le monde fera la même chose mais nous, nous ne pouvons pas arriver en disant aux Allemands et aux Anglais : il faut augmenter vos impôts. Ils diront non et ils auront raison. Donc il faut à la fois que nous essayions qu'il y ait une fiscalité plus juste entre le travail et le capital et que nous soyons très attentifs à nos propres dépenses.

Michel FIELD
Comment ça se fait que ça résiste autant, la réforme de la fiscalité en France puisque c'est quand même un thème omniprésent dans le discours de l'opposition quelle qu'elle soit et c'est un thème qu'on oublie dès lors qu'on est au gouvernement.

Laurent FABIUS
Il y a déjà eu des choses qui ont été changées. Quand je vous disais que la taxe professionnelle était allégée, c'est quelque chose de très important. Simplement, on ne peut pas regarder du côté des impôts sans regarder du côté de la dépense ; et là, il y a une pesanteur de l'Etat qui est considérable et il faut que l'Etat sache se remettre en cause et être plus efficace. C'est que souhaite faire d'ailleurs le ministre de l'Economie mais là, je pense que le Parlement doit l'y aider.

Michel FIELD
Mais on va vous accuser de tendances libérales…

Laurent FABIUS
Non, pas du tout. On va m'accuser de tendances efficaces. J'accepte l'accusation et je la partage avec beaucoup d'autres. Mais là, le Parlement a son rôle à jouer. Il faut, à partir de sommes qui sont importantes, qu'on les utilise mieux. Je ne demande pas une réduction des moyens sociaux, pas du tout, je crois que c'est essentiel qu'il y ait des interventions dans plusieurs domaines parce qu'on a besoin de soutenir ceux qui n'ont rien ou d'avoir une action en direction de l'éducation, du social etc. Mais il s'agit que les gens en aient pour les sommes qu'ils consacrent, voilà.

Michel FIELD
Autre dossier, et dossier brûlant pour le gouvernement, celui des retraites. Et là-dessus, on a entendu votre voix de manière un peu plus singulière peut-être que celles d'autres socialistes. Alors la solution de fonds de pension spécifiques qui permettraient de compléter finalement le système classique de répartition, avec un certain système de capitalisation, c'est celui qui a vos faveurs ?

Laurent FABIUS
On ne peut pas traiter évidemment la question de la retraite en deux minutes, mais quelques pistes. D'abord, je crois qu'on va être amenés nécessairement à traiter cette question. Je pense que le gouvernement a l'intention de le faire à partir de la fin de l'année ou du début de l'année prochaine et il a raison. En même temps, il ne faut pas projeter des prévisions tellement noires que les gens se disent : mais voilà, tout est fichu et je n'aurai pas de retraite. On sera obligé d'aller vers une multiplicité de pistes. Ca veut dire quoi concrètement ? Il faut garder le système de répartition parce que c'est lui qui permet vraiment la base des choses mais je ne suis pas du tout hostile à ce qu'il y ait un complément, pas une substitution mais un complément de ce que j'ai appelé – n'entrons pas dans les détails techniques – les fonds partenariaux des retraites. C'est-à-dire qu'on associe vraiment les gestionnaires sociaux à la gestion de tout ça. Je pense qu'il faudra rapprocher d'une certaine façon public et privé mais tout est dans la discussion. Je pense qu'il y aura lieu probablement de distinguer les personnes actuellement à la retraite – pas question de toucher la moindre chose de ce qu'ils ont – et les personnes qui sont entrées déjà dans le monde du travail ; autre chose est pour ceux qui ne sont pas encore entrés dans le monde du travail ; mais en ayant à l'esprit deux éléments : la question de la retraite, ce n'est qu'une partie du problème des personnes âgées ou des seniors dans la société et je trouve que ce serait une grave faute que de prendre uniquement la question de la retraite. On a des personnes qui vivent plus longtemps, ce qui est quelque chose de formidable, et qui sont en forme plus longtemps, donc il faut qu'ils soient actifs. Et puis on a, alors là très âgées, des personnes qui sont en situation de dépendance. Et il faut traiter ces deux questions-là et se demander quelle société on veut installer pour que les seniors soient à leur place. Et l'autre aspect qu'il ne faut pas perdre de vue, et parfois dans certains rapports, on perd ça de vue, c'est qu'on dit : mais il faut allonger l'âge de la retraite. On a parlé de quarante et quelques années etc. Mais savez-vous que déjà aujourd'hui, alors que l'âge de la retraite est à soixante ans, en fait la plupart des gens prennent leur retraite avant, cinquante-sept ans etc… Et il ne s'agit pas de remplacer les retraites par des chômeurs. Donc tout ça est d'une complexité considérable. Tellement complexe que mon souhait et j'espère que ce n'est pas un voeu pieux, serait qu'on puisse avoir sur ces questions, si possible, autant qu'il est possible, une approche multi-partisane. C'est-à-dire que le gouvernement, après avoir discuté avec les uns et les autres, avance ses propres suggestions, ses propres positions et qu'on essaie, peut-être pas sur tous les points mais en tout cas sur un certain nombre de points, de travailler de manière pluri-partisane ensemble. C'est quand même l'avenir du pays qu'on est en train de préparer. Et comme je crois qu'on a besoin de créativité, c'est vraiment un mot clef dans la société française, de liberté, on n'aboutira à cela que si par ailleurs on est capable d'assurer les sécurités à la population. Et parmi ces sécurités, il y a la sécurité de la retraite. Donc c'est un grand dossier. Je sais que Lionel JOSPIN y est attaché. Il a raison. Il va le prendre, je pense, à bras le corps, et c'est quelque chose qu'il faut faire dans l'intérêt de la nation.

Michel FIELD
Dernier thème qu'on aura le temps d'évoquer ce soir, les trente-cinq heures. Alors vous avez une position favorable à la diminution du temps de travail. Pour vous, elle est historiquement dans le mouvement même… et en même temps, ce n'était peut-être pas forcément exactement avec ces modalités-là…

Laurent FABIUS
Ma position est celle-ci : je crois qu'il y a un mouvement historique effectivement de réduction de la durée du travail parce que nos grands-parents travaillaient soixante-heures, nos parents peut-être cinquante heures et que là, avec les progrès de productivité qui existent, on travaille moins, on le constate. Toute la question est d'organiser cela et de le faire premièrement d'une façon souple parce que ce n'est pas la même chose d'avoir une entreprise de dix personnes ou d'être à la tête de PEUGEOT ou de RENAULT. Deuxièmement, avec comme objectif l'emploi parce que c'est ça qui est la clef et pour la société française, c'est vraiment ça qui est la clef ; et troisièmement, c'est de l'allier sans mettre à bas la compétitivité parce que s'il s'agit de faire fermer les entreprises, on aura fait l'inverse de ce qu'on souhaite. Donc on est en train de travailler – et Martine AUBRY fait un très très gros travail là-dessus – sur : comment arriver à un certain équilibre mais qui devra être nécessairement nuancé. Et ce à quoi vous faisiez allusion, c'est que j'ai lancée l'idée – je ne suis pas le seul d'ailleurs – que dans certains domaines, ce n'est peut-être pas les trente-cinq heures, c'est peut-être un jour supplémentaire de repos parce que là, ça change quelque chose pour les salariés concernés. Si vous pouvez, un jour par semaine ou un jour toutes les deux semaines, avoir un repos, imaginez pour une femme, elle peut s'occuper davantage des enfants, pour un homme, il peut s'occuper davantage des enfants et puis il y a la vie de famille. Donc je crois qu'il faut, à partir de cette évolution historique, garder à l'esprit beaucoup de souplesse et ne jamais perdre de vue que l'objectif est l'emploi. Bon. Voilà tout ce qui est sur la table, à partir de quoi il va falloir élaborer la deuxième loi, ce qui n'est pas facile.

Michel FIELD
Ca fait beaucoup d'idées et en vous écoutant, je me demandais : ce n'est pas frustrant finalement d'être au perchoir quand on a tant d'idées et qu'on pourrait agir de façon peut-être plus active qu'en donnant la parole à tel ou tel collègue ? Sans vouloir réduire le travail du président de l'Assemblée nationale.

Laurent FABIUS
Non, mais écoutez, j'espère qu'on peut faire les deux sans être accablé sous la tâche.

Michel FIELD
L'activité même que vous avez pu connaître comme ministre, comme Premier ministre, elle ne vous manque pas ?

Laurent FABIUS
C'est tout à fait autre chose si vous voulez…

Michel FIELD
Les mains dans le cambouis comme ça, ça ne vous manque pas ?

Laurent FABIUS
J'aime bien agir, j'aime bien contribuer à la décision. Là, c'est plutôt une position comme on dit d'influence. Et puis mon rôle est de faire en sorte que la majorité et l'opposition se sentent à l'aise et d'organiser le travail au Parlement. Mais bon, il faut des phases. Aujourd'hui, c'est la phase Assemblée nationale.

Michel FIELD
Et combien de temps vous aimeriez qu'elle dure ?

Laurent FABIUS
Un certain temps.

Michel FIELD
Mais pas trop longtemps ?

Laurent FABIUS
Ecoutez, pas plus d'une vingtaine d'années.

Michel FIELD
Demain, c'est la fête de la musique, on conclura par ça. C'est une initiative de votre ami Jack LANG. Elle fête ses dix-huit ans. Elle s'est internationalisée…

Laurent FABIUS
C'est un succès formidable, oui.

Michel FIELD
Vous faites quelque chose… une petite sauterie au Palais Bourbon.

Laurent FABIUS
Ah pas une petite sauterie, pas du tout ; nous ouvrons les grilles de l'Assemblée nationale du côté de la Seine et il y a HIGELIN, puis Cheb MAMI, l'un à 8h30, l'autre à 10h30 et je pense que c'est bien d'ouvrir cette maison de la démocratie pour la musique.

Michel FIELD
Bien Laurent FABIUS, merci. La semaine prochaine, vous le savez sans doute, c'est la dernière de « Public ». Je voulais essayer de trouver un invité qui soit un petit peu… je ne sais pas… emblématique de cette émission, ayant à la fois un grand rôle dans la vie politique nationale et puis peut-être un petit peu atypique. Eh bien j'ai été comblé puisque resté silencieux depuis sa fracassante démission, Philippe SEGUIN a accepté et je l'en remercie, d'être mon invité pour la dernière émission. Donc Philippe SEGUIN sera mon invité dimanche prochain, votre prédécesseur au perchoir. Vous avez un mot à lui dire ou une question à lui poser ?

Laurent FABIUS
Bonne chance.

Michel FIELD
Laurent FABIUS, merci.