Interview de M. Jacques Delors, membre du bureau politique du PS et ancien président de la Commission européenne, dans "Le Nouvel Observateur" le 24 avril 1997, sur la dissolution de l'Assemblée nationale, "l'échec économique" du gouvernement et l'appréciation "en tendance" des critères du passage à l'Euro.

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Circonstance : Annonce par le Président Chirac de la dissolution de l'Assemblée nationale le 21 avril 1997

Média : Le Nouvel Observateur

Texte intégral

Le Nouvel observateur : L’européen que vous êtes pense-t-il comme Jacques Chirac que la construction européenne demandait cette dissolution ?

Jacques Delors : La réponse est non. Clairement non. Le calendrier concernant les principales échéances européennes est connu depuis longtemps. Notamment celui de l’euro. Cela fait deux ans que les quinze ont décidé que la liste des pays qualifiés pour la monnaie unique serait établie au début du printemps 1998. Au vu des résultats obtenus en 1997 sur les critères prévus pour l’admission. Jacques Chirac ne peut pas faire semblant de découvrir aujourd’hui ce calendrier.

Le Nouvel observateur : Mais n’est-ce pas justement une bonne idée de mettre les décisions sur l’euro à l’abri des turbulences électorales ?

Jacques Delors : Des élections législatives à la date prévue, c’est-à-dire en mars prochain, ne mettaient nullement l’euro en danger. D’autant plus que l’opposition entre les pro et les anti-euro passe à l’intérieur de la droite comme de la gauche. De toute façon, avant le passage à la monnaie unique, il y aura un débat politique. Certains pays, comme l’Allemagne, l’ont prévu expressément. Je voudrais souligner en outre qu’il y a d’autres échéances européennes tout aussi importantes et beaucoup plus proches. Les 16 et 17 juin, le Conseil européen d’Amsterdam doit réviser les traités dans le but d’adapter le cadre institutionnel à une Europe qui comptera un jour jusqu’à 30 membres. Enfin, début juillet, la commission présentera son agenda pour l’an 2000 qui comportera des éléments clés pour la construction européenne. Notamment des avis sur les demandes d’admission dans l’Union européenne de dix pays de l’Europe de l’Est et du Centre. Je vous rappelle au passage que Jacques Chirac a proposé à trois d’entre eux, la République tchèque, la Pologne et la Hongrie, d’entrer dans l’Union européenne dès l’an 2000. Et cela sans demander l’avis de nos partenaires. Le Gouvernement français aurait eu besoin, dès les prochaines semaines, de tout son temps pour faire prévaloir ses positions dans les négociations en cours.

Le Nouvel observateur : Le respect par la France des critères de Maastricht – en particulier en matière budgétaire – risque quand même de nécessiter des décisions appelant une plus forte adhésion populaire ?

Jacques Delors : Je récuse là encore totalement l’argument. Le Gouvernement a soigneusement laissé filtrer des chiffres attestant d’un très fort dérapage budgétaire. Ce n’était qu’une manipulation pour conduire l’opinion à accepter la dissolution. Je sais de par mon expérience qu’à cette époque de l’année les services font toujours plusieurs scénarios. Je ne suis pas dans le secret des dieux mais je pense que notre déficit budgétaire pour 1997 au sens de Maastricht sera sans doute au-dessus de 3 % du produit intérieur brut mais au-dessous des 3,8 % qu’on nous a laissé entendre. En tout cas, je demande au gouvernement de jouer la transparence. On ne peut quand même pas prendre une décision aussi grave qu’une dissolution en fonction d’un chiffre que l’on fait circuler dans la presse. Et si jamais la situation était aussi grave, cela ne voudrait dire qu’une chose : la gestion de ce gouvernement n’a pas été bonne.

Le Nouvel observateur : De toute façon le traité de Maastricht n’ouvre la porte de la monnaie unique qu’aux pays affichant un déficit budgétaire ne dépassant pas 3 %.

Jacques Delors : Il ne faut pas raconter d’histoire. Le traité de Maastricht fixe en effet une limite en matière de déficit budgétaire. Pas par intégrisme. Mais tout simplement parce que si l’on veut un euro stable au service de l’emploi, il faut que les pays membres de l’Union monétaire maîtrisent leurs comptes publics et sociaux, ce qui aurait été en tout état de cause nécessaire. Mais le traité prévoit aussi que cette limite peut être appréciée en « tendance », c’est-à-dire en fonction des efforts que les pays candidats à l’entrée dans l’Union économique font pour se rapprocher de ce niveau et pour le respecter dans la durée. Vous verrez qu’à l’heure des choix, quand les Quinze décideront des pays aptes à l’euro, c’est cette approche qui prévaudra.

Le Nouvel observateur : Quelle est alors selon vous la raison de cette dissolution ?

Jacques Delors : Cette décision n’a été prise que pour des raisons de tactique politique. Il s’agit de faire taire les divergences qui divisent la majorité actuelle sur la question européenne et sur la politique économique. Avec cette dissolution, Chirac veut masquer un échec : le scénario envisagé par son gouvernement en matière économique et sociale ne donne pas les résultats escomptés. Dans la campagne la droite va encore une fois tenter de faire porter le chapeau aux socialistes en oubliant qu’elle est au pouvoir depuis maintenant quatre ans. Mais les fautes dont les Français paient aujourd’hui le prix sont bien celles de MM. Balladur et Juppé : d’abord une augmentation massive des impôts – environ 2 % du PIB depuis 1993 – qui a plombé la croissance et ensuite une soumission absolue à cette « pensée unique » pourtant si décriée par le candidat Chirac. Comment voulez-vous que l’on retrouve la croissance quand on gère l’économie tous freins serrés, à la fois sur les plans fiscal et monétaire ?

Le Nouvel observateur : La déclaration de Lionel Jospin, qui ne se dit pas prêt à prendre des mesures de rigueur supplémentaires pour limiter le déficit budgétaire à 3 %, ne risque-t-elle pas de faire apparaître le PS en retrait sur les engagements européens de la France ?
 
J. Delors : Il s’agit vraiment d’un faux procès, Lionel Jospin se situe dans le droit-fil de la politique européenne mise en œuvre par François Mitterrand. Il est aussi dans la ligne du traité de Maastricht, qui je vous l’ai dit prévoit une interprétation en « tendance » du critère de déficit budgétaire. Mais surtout Lionel Jospin n’a fait que répéter ce qu’il avait déjà-dit, à savoir que les socialistes ne se contenteront pas d’une Europe qui ne marche que sur une jambe. Le traité ne prévoit pas seulement une union monétaire. Il définit également line union économique qui permettra aux différents pays membres de coordonner leurs politiques, pour assurer la croissance. Voilà ce que demande Lionel Jospin.

Le Nouvel observateur : Les Allemands, eux, en tout cas, réaffirment régulièrement qu’en matière de déficit budgétaire, ce sera 3 %.

J. Delors : Je dis que tous ceux qui prétendent, comme Theo Waigel, le ministre de l’économie allemand, que le couperet doit tomber à « 3 % », ne sont pas dans l’esprit du traité. Je préfère penser que cet intégrisme budgétaire reflète surtout des préoccupations de politique intérieure allemande. Il s’agit de rassurer une opinion publique réticente à l’idée d’échanger le deutschemark contre l’euro. Certains ont peut-être aussi des arrière-pensées suspectes : ils font du toujours plus parce qu’ils ne veulent pas que les pays du Sud – l’Italie, l’Espagne, le Portugal – montent dans le premier train de l’euro. Je dis que cette position est inacceptable. Même l’Allemagne risque de dépasser légèrement les 3 % de déficit budgétaire. Et on peut le comprendre, compte tenu du coût de sa réunification.

Cela dit, le gouvernement français ferait bien de regarder ce qui se passe en Allemagne. Pour sortir de crise, Helmut Kohl accentue la concentration avec l’opposition et avec les syndicats. Il met au point un véritable plan de réformes. En France, on dramatise. En Allemagne, on travaille.

Pour conclure, je voudrais que les Français aient en tête les points suivants. Qui a relancé la construction européenne ? François Mitterrand, au Conseil européen qu’il présidait. Ont suivi l’objectif 92 du marché unique, l’Acte unique, le développement des politiques communes (agriculture, développement régional, recherche). Qui a ratifié solennellement le traité de Maastricht : le peuple français par référendum. Ce traité, dans sa partie consacrée à l’Union économie et monétaire, précise l’esprit et la dynamique politique qui doivent présider aux décisions à prendre en avril 1998. Et pas simplement des critères purement comptables. Il s’agit de l’Union économique et monétaire et non seulement de la monnaie unique. Cela implique que le pacte dit de stabilité et de croissance soit complété par les conditions de mise en œuvre de l’Union économique, c’est-à-dire d’une stratégie coopérative de croissance et de création d’emplois. Cela reste à faire.