Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, dans "Turkish Daily News" du 19 février 1998, sur le développement des relations franco-turques, l'invitation de la Turquie à la conférence européenne sur l'élargissement de l'Union et la nécessité de réunifier Chypre avant la procédure d'adhésion.

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Circonstance : Visite en France de M. Süleyman Demirel, Président de Turquie, les 19 et 20 février 1998

Média : Turkish daily news

Texte intégral

Turkish Daily News : Les relations entre la France et la Turquie ont été relancées pendant la visite du président Mitterrand en avril 1992. Pendant les dernières années, les relations bilatérales étaient bonnes mais toujours au deuxième plan par rapport aux relations entre la Turquie et l’Union européenne. Votre visite en Turquie a replacé l’intérêt sur les questions bilatérales. À l’occasion de la visite du président Süleyman Demirel, pensez-vous qu’il faudrait développer un partenariat stratégique ? À votre avis quels pourraient être les termes d’un tel partenariat ?

Hubert Védrine : Les liens entre nos deux pays remontent à plusieurs siècles, Nos relations sont riches et anciennes. Mais jamais elles n’avaient connu un essor aussi spectaculaire, dans tous les domaines, qu’au cours des années 1990. Juste un chiffre pour illustrer ce propos : plus de 200 entreprises françaises sont aujourd’hui implantées sur le marché turc, alors qu’elles étaient à peine plus de 10 il y a dix ans.

Sans nul doute, la visite d’État en France du président Demirel va marquer une nouvelle étape dans le développement de nos relations. Elle peut être considérée comme historique puisqu’elle est la troisième visite de ce niveau en cinq siècles de relations diplomatiques : ce fut d’abord le sultan Abdul Aziz, reçu en 1867 par Napoléon III, puis le général Cevdet Sunay, président de la République de Turquie, reçu par le général de Gaulle en 1967 et aujourd’hui, le président Demirel.

Nos deux pays vont saisir l’occasion de cette visite d’État pour conclure un plan d’action qui, sous le nom « France-Turquie 2000 », fixe les objectifs de notre coopération à moyen terme dans le cadre du partenariat franco-turc. Il sera suivi ultérieurement d’un programme d’action visant à mettre en œuvre ces objectifs.

Turkish Daily News : S’agissant des relations économiques et commerciales, quels sont les grands projets français, en particulier dans le domaine de l’énergie et de l’industrie de défense ?

Hubert Védrine : La France a confiance dans les capacités, le dynamisme et l’avenir de la Turquie. En témoignent le dynamisme de nos hommes d’affaires, qui sont les premiers investisseurs étrangers dans le pays, et l’essor de nos échanges commerciaux, qui nous placent désormais au 4e rang de vos fournisseurs. Mais nous pouvons encore accroître notre présence économique en raison de notre savoir-faire dans un certain nombre de secteurs prioritaires pour nos deux pays, notamment l’énergie, les transports ou les télécommunications. La réalisation de ces projets dépendra naturellement des décisions économiques du gouvernement turc en matière de grands projets et de privatisations.

Nous souhaitons aussi diversifier notre implantation en l’étendant aux PME-PMI, sur la lancée de l’exposition Fransa’96 (Istanbul-mai 1996) et permettre la multiplication de partenariats entre nos entreprises petites et moyennes et leurs homologues turques.

Au-delà, les relations entre la France et la Turquie s’appuient sur une vision à long terme et des intérêts communs. En effet, la Turquie est aujourd’hui au cœur d’enjeux stratégiques et économiques majeurs. Son rôle essentiel dans la redistribution des grands axes énergétiques nous conduit à renforcer notre coopération dans ce secteur stratégique, en particulier dans le cadre du groupe de travail franco-turc sur l’énergie. Par ailleurs, la Turquie, qui participe à l’architecture européenne de sécurité comme membre de l’OTAN, associée à l’UEO, peut aussi développer son industrie de défense. Cet objectif ouvre des champs de coopération, qui pourraient d’ailleurs s’inscrire dans le cadre de la construction de l’Europe de l’armement.

Turkish Daily News : L’invitation de la Turquie à la Conférence européenne – qui n’est plus une plate-forme des négociations sur l’élargissement – était interprétée par Ankara comme une « demi-mesure » qui remplace la demande d’une « stratégie de pré-adhésion » formulée auparavant par la Turquie. Pensez-vous que l’Union européenne doive répondre plus clairement à la Turquie si elle fait partie du plan d’élargissement de l’Union ou non ?

Hubert Védrine : À Luxembourg, les Quinze ont lancé le processus d’élargissement et la Turquie est partie à ce processus ; c’est là l’essentiel. Je sais que la Turquie attendait plus. J’ai déjà eu l’occasion de dire que l’Union aurait pu adopter une attitude plus positive, mais ceci ne doit pas conduire à sous-estimer la portée des propositions qui ont été faites à la Turquie : d’une part, je le répète, le processus d’élargissement l’englobe ; d’autre part, elle est invitée à la Conférence européenne à Londres le 12 mars, au même titre que tous les autres candidats ; enfin, elle bénéficie d’une « stratégie de rapprochement » qui est, de facto, une stratégie de pré-adhésion adaptée à sa situation.

Turkish Daily News : Après le Sommet de Luxembourg, la France a répété à plusieurs occasions sa volonté de trouver, pendant la nouvelle présidence britannique, une solution satisfaisante sur la question de la Turquie. Quelles sont vos suggestions concrètes pour dépasser l’impasse concernant les relations entre la Turquie et l’Union européenne ?

Hubert Védrine : Il n’y a pas, à notre sens, « d’impasse » dans les relations euro-turques. Le Conseil de Luxembourg a suscité à Ankara de vives réactions, nous en sommes bien conscients. Mais il ne faut pas accréditer l’idée d’une « rupture » et il faut maintenant regarder vers l’avenir. Cela veut dire que nous devons continuer à travailler ensemble, pour surmonter les difficultés et les incompréhensions. Bien sûr, c’est aux Turcs de décider de ce qu’ils veulent faire. Nous leur conseillons cependant de ne pas négliger l’occasion qui leur est offerte de participer pleinement au processus européen, à travers la Conférence européenne ou à travers le dialogue euro-turc qui doit être relancé.

Turkish Daily News : Vous avez visité la Turquie et la Grèce en janvier. Envisagez-vous une initiative ou bien un rôle de la France afin d’améliorer les relations entre les deux pays ?

Hubert Védrine : La France, comme tous ses partenaires européens, est très préoccupée par les crises récurrentes entre deux pays avec lesquels elle entretient des liens d’amitié anciens et solides, engagés tous deux dans l’aventure européenne, l’un comme membre plein, l’autre jouissant d’une association privilégiée dans le cadre de l’Union douanière, deux pays, enfin, alliés au sein de l’OTAN et associés par le biais de l’UEO. Leur contentieux persistant les handicape et met en danger la sécurité et la stabilité de la Méditerranée orientale. Il pèse sur le fonctionnement de l’Union européenne et sur le développement de sa politique, notamment méditerranéenne.

Aussi, est-ce le même message que la France adresse à Athènes et à Ankara : la reprise du dialogue est une impérieuse nécessité. La France se tient à la disposition de ses deux partenaires et alliés pour toute action qu’ils jugeraient utile en vue de favoriser la détente dans leurs relations mutuelles. Elle souhaite que les contentieux entre les deux pays soient résolus dans le respect du droit international et en utilisant, si nécessaire, les procédures qu’offre ce dernier. À cet égard, l’interview donnée par M. Pangalos au journal turc Milliyet, à la fin du mois de janvier, ainsi que les récentes propositions d’Ankara en faveur d’un règlement pacifique des différends en Égée laissent espérer le retour à une logique de détente et d’apaisement entre les deux pays que nous voulons encourager et consolider

Turkish Daily News : Les négociations d’adhésion avec Chypre vont commencer en 1998. Chypre, pour le moment reste divisé. Est-ce que la France envisage sérieusement une adhésion effective d’une seule partie de Chypre ?

Hubert Védrine : La France a constamment réaffirmé, y compris à Luxembourg, que l’adhésion devrait profiter à l’ensemble de l’île, ce qui signifie que l’objectif devrait être l’adhésion de l’île réunifiée ; en d’autres termes, la France reste fidèle à l’objectif consistant à créer un État fédéral chypriote, bizonal et bicommunautaire.

Je rappelle que c’est lors du Conseil des ministres du 6 mars 1995, sous présidence française, que l’Union a adopté un accord dont les éléments sont indissociables : la mise en œuvre d’une Union douanière avec la Turquie et l’ouverture de négociations avec Nicosie, six mois après la fin de la CIG, étant entendu que l’adhésion de Chypre à l’Union européenne devait contribuer à la paix civile et à la réconciliation, et se faire au bénéfice de l’ensemble de l’île. Les conclusions de Luxembourg reflètent cette volonté de l’Union de contribuer à la paix et à la réconciliation à Chypre, à travers la perspective d’adhésion. Je demeure convaincu que, malgré les difficultés, les chefs des deux communautés sauront saisir la chance historique qui s’offre à eux de faire entrer Chypre réunifiée dans l’Union européenne.

Turkish Daily News : La Turquie et la France ont, jusqu’à présent, des opinions convergentes sur la question de l’Iraq. Est-ce que c’est possible que les deux pays mènent une action commune pour intégrer l’Iraq aussitôt que possible dans la communauté internationale en s’assurant que Bagdad ne représente pas un risque de sécurité et un potentiel d’instabilité dans la région ?

Hubert Védrine : La France et la Turquie ont des positions très proches dans la crise actuelle. Nos deux pays ont dépêché en Iraq, presque simultanément, la semaine dernière, un émissaire porteur d’un message clair aux autorités iraquiennes.

Soucieux de l’application stricte des résolutions, nous appelons les Iraquiens à laisser la Commission spéciale accéder aux sites présidentiels, selon des modalités à définir, qui tiendraient compte de la dignité de l’Iraq. Un compromis doit se dégager, qui permettrait de trouver une issue pacifique à l’impasse dans laquelle nous nous trouvons. Nous ne cessons de travailler en ce sens, en concertation étroite avec nos partenaires du Conseil de sécurité, comme avec le secrétaire général des Nations unies qui devrait se rendre sur place et, d’une manière générale, toutes les parties intéressées.

La France, comme la Turquie, mesure les risques d’une détérioration de la situation dans le Golfe. C’est la raison pour laquelle nous entendons tout mettre en œuvre pour parvenir à une solution diplomatique et éviter un recours à la force qui serait lourd de conséquences pour la population iraquienne, la stabilité de toute la région et pour l’activité des Nations unies en Iraq.