Interview de M. Marc Vilbenoit, président de la CFE CGC, dans "L'Humanité dimanche" du 27 mars 1997, sur la contestation des cadres, notamment dans les conflits sociaux récents et les mesures pour l'emploi proposées par la CFE CGC en direction de l'encadrement.

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Média : L'Humanité Dimanche

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L’Humanité : Au Crédit foncier, les cadres se sont retrouvés à la pointe d’un conflit social majeur et de longue haleine. À quoi attribuez-vous cette mobilisation spectaculaire de l’encadrement ?

Marc Vilbenoît : Le problème est beaucoup plus profond que ce que des expressions comme « malaise » ou « blues » des cadres le laissent penser. Depuis deux ans, je sens monter un refus. Les cadres sont excédés, souvent furieux. Eux qui sont appelés à assumer des responsabilités décisionnelles doivent être toujours plus disponibles avec toujours moins de reconnaissance, qu’elle soit salariale ou promotionnelle. Ils doivent mettre en œuvre des orientations sur lesquelles ils n’ont aucune prise, aucune capacité d’inflexion ou de réflexion. Les temps de travail se sont dilatés au-delà du raisonnable. Des personnes sont licenciées parce qu’elles n’ont pas voulu travailler un week-end. Les cas de ce type sont légion.

Le personnel d’encadrement est comme tout le monde. Il ne comprend pas comment on peut multiplier les plans sociaux, restaurer la rentabilité des entreprises et ne pas être capable d’embaucher les jeunes ! Le maintien du niveau de chômage nonobstant les discours officiels, les exonérations et les allégements de charges des entreprises, demeure un facteur traumatisant qui contribue à la perte de lisibilité des choix effectués.

On ne sait plus où l’on va. Les plans sociaux se succèdent. La confiance est partie : les cadres ont vu trop d’entreprises aller dans le mur et sacrifier leurs salariés à la suite d’erreurs stratégiques des dirigeants. C’est un élément de fond qui explique leur participation de plus en plus active aux mouvements de contestation et de refus. Et là où il n’y a pas de conflit immédiat, on les voit souvent se réfugier dans une sorte de repli sur eux-mêmes, un « exil intérieur ».

Par un certain côté, je considère la lutte du Crédit foncier exemplaire. On demande aux cadres d’être de plus en plus disponibles. Et ils vont jusqu’au bout de cette démarche : quand l’entreprise est menacée, ils s’impliquent aussi dans sa défense !

L’Humanité : Cette attitude s’accompagne-t-elle d’une remise en question d’un certain modèle de l’entreprise ?

Marc Vilbenoît : On voit bien que l’entreprise-donjon, organisée autour d’un noyau minimum, est contestée. Jour après jour, la communauté de l’entreprise, que nous analysons comme une communauté double, celle des capitaux et des actionnaires et celle des salariés, apparaît illusoire dans bien des cas. La seconde composante de cette communauté étant systématiquement oubliée. Les cadres ne refusent pas de s’impliquer dans les politiques d’entreprise. Mais ils n’adhèrent plus à une démarche dont ils ne voient pas où elle conduit, sinon à exclure toujours davantage.

L’Humanité : Comment réagissez-vous à l’annonce de la fermeture de l’usine Renault de Vilvorde, en Belgique ?

Marc Vilbenoît : Dans cette affaire, nous sommes face à ce que j’appelle « un drame de la folie ordinaire ». Folie ordinaire d’un monde où la puissance financière se substitue de plus en plus au pouvoir des États, où l’emploi est un sous-produit d’ajustements économiques, et le personnel une charge dont il convient de s’affranchir. Faut-il admettre que l’objectif ultime de l’économie n’est que de produire des revenus financiers pour les actionnaires, et non pas de combiner travail, production, salaire et consommation pour le mieux-être matériel des citoyens ? Faut-il admettre que les entreprises n’ont aucune responsabilité sociale vis-à-vis de l’environnement humain et politique dans lesquels elles sont implantées parce que tel n’est pas leur but ? Faut-il admettre que les salariés n’ont aucun droit ? Je récuse ces présupposés. Je suis totalement partisan au contraire du renforcement du pouvoir des instances d’orientation et de contrôle dans lesquelles sont présents des salariés. D’ailleurs, au Crédit lyonnais, comme le montre un rapport parlementaire, j’observe que les seules questions pertinentes ont été posées par les représentants des salariés.

L’Humanité : De plus en plus, on remarque la présence de la CFE CGC dans les intersyndicales et les manifestations. L’unité syndicale est-elle devenue une dimension importante de votre action ?

Marc Vilbenoît : L’unité pour l’unité n’aurait pas de sens, mais elle est nécessaire pour faire échec à ce qui nous paraît le vrai danger : les plans sociaux, l’incapacité à insérer les jeunes. L’intersyndicale du Crédit foncier est un bel exemple de cette volonté de travailler en commun sur un objectif précis. Toutefois, entre syndicats, les différences d’analyses demeurent, ce qui est normal. Sur certains sujets, comme la maîtrise des dépenses de santé dont nous sommes partisans, nous ne sommes pas tous d’accord. Mais, sur d’autres, et ce fut le cas des fonds de pension, nous avons manifesté notre hostilité, avec d’autres organisations. En effet, nous considérons que certaines des dispositions envisagées portent gravement atteinte à nos régimes complémentaires de retraite.

Nous pourrons nous retrouver à nouveau sur d’autres objectifs bien cernés. Je pense aux salaires des fonctionnaires, ou à ce problème essentiel : la flexibilité. Pour l’instant, le patronat fait son deuil d’une flexibilité accrue dans les textes, mais il la met en place dans la réalité. Tous les outils existent déjà. De congrès en congrès, nos adhérents nous demandent de résister de manière très ferme à cette évolution. Certes, nous reconnaissons la nécessité d’adapter l’organisation de travail, et éventuellement les contrats de travail, aux nouvelles données technologiques et à la mondialisation de l’économie. Cela ne veut en aucun cas dire précariser davantage.

Cette adaptation doit être négociée dans la perspective d’un partage des gains de productivité entre l’entreprise, d’une part, grâce à une véritable réduction du temps de travail et vie personnelle ou sociale. La troisième part doit être consacrée à l’embauche de jeunes.

L’Humanité : Outre la réduction du temps de travail, quelles mesures proposez-vous pour l’emploi ?

Marc Vilbenoît : La première mesure à prendre en faveur de l’emploi consiste à activer la croissance. Or, les deux facteurs qui la soutiennent, consommation et investissements, sont faibles. Pourtant, on nous dit que les entreprises ont des résultats florissants. Elles ont restauré leurs trésoreries, leurs capacités de financement, et elles n’investissent pas. Pour redonner confiance, il faut donner les moyens de consommer et favoriser l’emploi. Or, il n’y a pas de politique salariale active, et l’allègement des prélèvements sur les revenus du travail se fait au compte-gouttes.

L’Humanité : Pensez-vous qu’il faut augmenter les salaires des cadres ?

Marc Vilbenoît : Des cadres et de tous les salariés, bien sûr. La part des salaires dans les richesses créées recule depuis dix ans. Par ailleurs, les cadres seraient particulièrement concernés par un allègement des prélèvements fiscaux sur les revenus du travail. Nous avons toujours bataillé pour la déductibilité de la CSG, qui est essentiellement payée par les salariés. Cela représente une vingtaine de milliards, qui pourraient servir à la consommation. En ce qui concerne la baisse de l’impôt sur le revenu, la loi de finances cette année, c’est « Secrets et Mensonges ». On nous reprend d’un côté ce que l’on nous donne de l’autre.

L’Humanité : Vous voulez alléger les prélèvements sur les revenus du travail. Souhaitez-vous également une taxation plus forte des revenus financiers ?

Marc Vilbenoît : Baisser les impôts sur les revenus du travail, cela ne veut pas dire forcément appauvrir l’État. Un certain nombre de revenus financiers sont insuffisamment taxés. Il faut rétablir l’équilibre.

Ces revenus financiers ne seront plus ce qu’ils étaient pour l’épargne moyenne, mais il n’y a pas que l’épargne moyenne. Par exemple, on est allé trop loin dans la baisse de l’impôt sur les sociétés.

L’Humanité : Comment vous situez-vous dans le débat sur la retraite à 55 ans ?

Marc Vilbenoît : Cette aspiration est principalement liée à l’état d’inquiétude dans l’entreprise des salariés âgés. Elle n’est pour nous ni souhaitable ni généralisable. En revanche, nous proposons un contrat de génération prévoyant l’élargissement de la retraite à 55 ans à tous les salariés volontaires, ayant déjà cotisé plus de 38 ans, et qui seraient remplacés par des jeunes. L’idée de laisser la place à un jeune est populaire, dans la mesure où le revenu de substitution est satisfaisant. Sur trois ans, le potentiel de salariés qui réunissent les conditions est de 200 000 personnes. On nous rétorque que cette mesure coûterait cher. Je n’en suis pas sûr. En France, chacun compte sa caisse, mais personne ne fait le bilan du coût social de l’exclusion, de la marginalisation et du chômage.