Texte intégral
ELLE. 67 % des mères activent trouvent qu’il est difficile de concilier leurs vies professionnelle et familiale. Ce chiffre vous surprend-il ? Trouvez-vous normal que, en l’an 2000, on en soit encore à peser cette problématique largement résolue dans d’autres pays ?
LIONEL JOSPIN. Je ne suis malheureusement pas surpris par ce pourcentage. Elever des enfants, assumer l’essentiel des tâches ménagères, exercer une activité professionnelle : tout cela est effectivement très lourd à concilier. Des raisons profondes expliquent que cette problématique soit si difficile à dénouer : la façon dont le travail est organisé, l’état des structures d’accueil des enfants, le poids des représentations culturelles. Mais si les pays scandinaves ont réussi à résoudre en partie ces problèmes, c’est qu’ils ne sont pas insurmontables. Nous faisons certes moins bien que ces pays mais mieux que l’Allemagne ou l’Italie. Nous consacrons environ 50 milliards de francs par an, via la Cnaf, à l’accueil de la petite enfance. Il nous faut aller plus loin. Nous le ferons dans les mois et les années qui viennent.
ELLE. Malgré toutes leurs difficultés, 80 % des femmes refusent de choisir entre la maternité et le travail. Avez-vous l’intention de mener dans les années qui viennent une vrai « politique familiale féministe » ?
LIONEL JOSPIN. Les femmes ont raison de refuser ce choix. Et elles ont raison de porter ce refus dans le débat public. Je suis favorable à ce que vous appelez une « politique familiale féministe ». Nous avons donné à notre politique familiale deux objectifs pour avancer. D’abord, le développement des services d’accueil de la petite enfance. Je viens de confier à Pierre-Louis Rémy, délégué interministériel à la famille, la mission d’examiner l’ensemble des prestations familiales qui y sont consacrées. Ensuite, une meilleure organisation des différents temps de la vie. Le passage négocié aux 35 heures permettra d’améliorer cette organisation pour les femmes et les hommes.
ELLE. Etes-vous conscient de l’urgence qu’il y a à régler ces problèmes ?
L.J. Je suis conscient de tout cela. Mais la priorité du gouvernement, c’est d’abord l’emploi auquel nous consacrons des moyens élevés. Cette priorité a aussi bénéficié aux femmes. Il nous faut également réorienter notre politique sociale. Des décisions seront prises en ce sens au printemps 2000, à l’occasion de la prochaine conférence de la famille.
ELLE. En juillet, vous avez relancé la question de l’accroissement du nombre de crèches collectives. Où en est-on ?
L.J. Je veux effectivement accroître les possibilités d’accueil en crèches collectives, mais je veux aussi les adapter à l’évolution des besoins des parents. Il faut élargir les heures d’ouverture et développer l’accueil à temps partiel. L’Etat et les Caisses d’allocations familiales avanceront en ce sens. Il faut également changer l’organisation et le mode de travail dans les crèches.
ELLE. 40 % des femmes interrogées insistent sur la création de crèches d’entreprises.
L.J. Les entreprises peuvent déjà créer des crèches. Les financements de la Cnaf leur sont ouverts. Le complément de financement est parfois difficile à trouver auprès des collectivités locales ou de l’entreprise elle-même. Mais il n’est pas sûr que l’entreprise soit toujours le meilleur cadre pour assurer la garde des enfants. D’abord parce que, en dehors des grandes entreprises, le nombre d’enfants en bas âge du personnel peut très fortement varier au cours du temps. Il est donc préférable d’encourager les initiatives qui regroupent plusieurs entreprises. Ensuite, compte tenu du temps de transport dans les villes, ces crèches d’entreprise ne sont pas toujours une bonne solution pour les enfants eux-mêmes.
ELLE. La diminution de l’Aged, il y a deux ans, a fait hurler beaucoup de femmes, car elle pénalise les plus qualifiées.
L.J. Effectivement, cette mesure a pu pénaliser des femmes qualifiées ou très qualifiées et des couples de salariés. Mais les avantages accordés étaient tels qu’ils favorisaient considérablement les femmes des classes moyennes supérieures par rapport aux ouvrières ou aux employées. C’était une situation injuste. Nous avons hésité avant de trouver un équilibre, qui, je le croix, permet de concilier justice sociale et aide à la garde des enfants à domicile.
ELLE. Oui mais notre sondage indique que 57 % des femmes actives souhaitent une amélioration des aides financières et fiscales pour la garde des enfants à domicile. Ce qui veut dire que, si c’était possible, une majorité ferait garder ses enfants à la maison et pas seulement les femmes des classes moyennes supérieures…
L.J. Mon souci est d’assurer le libre choix entre les différents modèles de gardes d’enfants : crèche, assistante maternelle, garde à domicile. C’est un des objectifs de la « remise à plat » des prestations dont la conférence familiale se saisira. C’est dans ce cadre que nous étudions par exemple la possibilité de développer des chèques services.
ELLE. L'Ape a eu comme effet pervers de renvoyer en deux ans 230 000 mères d’enfants de moins de 3 ans, de milieu modeste, dans leur foyer. S’agissait-il d’une volonté gouvernementale délibérée comme on l’a beaucoup entendu ?
L.J. Cette décision a été prise par d’autres que nous, mais le débat a eu lieu alors que j’étais premier secrétaire du PS : nous avons toujours été opposés à une idéologie qui privilégie les femmes au foyer. Il ne s’agit pas de montrer du doigt les femmes qui ont fait le choix de l’Ape, mais il ne fait pas que cette allocation devienne un piège. Il faudrait trouver une modulation de l’Ape en fonction de l’âge des enfants ou des revenus de la mère. En même temps, il nous faut tout mettre en œuvre, en particulier en matière de formation professionnelle, pour aider les femmes qui ont interrompu leur activité quelques années à retrouver un emploi.
ELLE. 54 % des mères places leurs espoirs dans les 35 heures avec l’aménagement des horaires à la carte. Comment inciter les entreprises à aménager les horaires en fonction du temps familial ?
L.J. Il y a déjà dans la loi des 35 heures un certain nombre de dispositifs qui limitent les risques de distorsion dans les horaires. Les employeurs devront prévenir au minimum sept jours à l’avance de tout changement d’horaires. Les droits des salariés à temps partiel – dont 85 % de femmes – seront mieux protégés. Les partenaires sociaux devront être particulièrement attentifs aux accords qui seront signés pour qu’on veille à limiter ces risques qui se feraient aux dépens de la vie des femmes.
ELLE. La loi sur les 35 heures ne va-t-elle pas creuser encore les inégalités en générant du travail invisible pour les femmes ? A elles le mercredi pour les corvées de ménage, aux hommes la pêche à la ligne…
L.J. Il ne faut pas faire ce procès d’intention aux 35 heures ! On ne peut tout de même pas reprocher à cette loi d’enfermer les femmes dans leur rôle traditionnel – assumer un maximum de tâches –, sous prétexte qu’elle libère du temps pour les femmes. Le risque que vous évoquez, et dont je suis conscient, est lié à un état d’esprit masculin inhérent à notre culture latine. Il faut faire bouger les mentalités, les attitudes, par les associations, les journaux comme le vôtre, par la politique aussi. Dans les entreprises où les femmes sont majoritaires, il faut que des accords prennent en compte leurs demandes et que, progressivement, on modifie le comportement des hommes. Mais on ne va pas imposer dans l’entreprise des contraintes plus lourdes pour les femmes pour être sûr qu’elles ne vont pas être aliénées à la maison en tant que femmes !
ELLE. Les rapports sur l’égalité professionnelle convergent dans le même sens : au travail, les mères sont pénalisées. Comment changer les mentalités des chefs d’entreprise ? Eviter, par exemple, que les femmes qui reviennent d’un congé de maternité ne soient pas « placardisées » ?
L.J. Le Code du travail est là pour protéger les femmes. Il n’est pas toujours appliqué, et c’est inacceptable. Le rapport que j’ai demandé à Catherine Génisson éclaire ces manquements. Le Conseil supérieur de l’égalité professionnelle prendra appuis sur ses conclusions pour examiner les mesures de nature à mieux faire respecter la loi. De manière générale, c’est toute une conception de l’entreprise qui doit changer. Je vais vous donner un exemple – ou plutôt un contre-exemple. J’ai reçu les propositions des organisations patronales pour désigner les membres du Conseil économique et social. Sur dix-huit candidats, il n’y avait aucune femme. Il faut stigmatiser ce genre d’attitude. Il n’est pas étonnant que la culture d’entreprise soit masculine si les plus grandes organisations patronales considèrent qu’elles n’ont aucun nom de femme à proposer.
ELLE. Vous avez beaucoup œuvré pour que la parité soit inscrite dans la Constitution. Mais pour que les femmes puissent s’investir en politique, encore faudrait-il qu’elles en aient le temps et l’énergie. Ne serait-il pas concevable d’aider les femmes qui veulent s’engager en créant un statut de l’élu ?
L.J. Je crois qu’il faut être volontariste et avancer de tous les côtés. Il faut faire bouger les mœurs, changer la sociologie, la conception du partage des tâches, faire qu’il y ait plus de femme dans les fonctions électives… La mise en œuvre de la parité est un élément important de la modernisation de la vie politique. A la fin de l’année, un projet de loi créant les conditions de cette parité pour les élections sera adoptée par le Conseil des ministres. Si on dit que les femmes ne peuvent pas exercer des mandats politiques parce qu’elles sont trop prises par leurs charges familiales ou professionnelles, l’argument ne fera pas avancer la parité. Quant au statut de l’élu, son coût serait très élevé et il n’est pas possible de le créer uniquement pour les femmes. Mais c’est une démarche globale qui concerne les élus des deux sexes, et qu’il faut faire avancer.
ELLE. Seriez-vous prêt à impulser une grande campagne de sensibilisation des hommes au partage des tâches ?
L.J. L’Etat n’a pas à intervenir dans la vie privée des couples. Il n’est donc ni souhaitable ni envisageable de concevoir une campagne nationale d’information sur ce sujet. Pourtant, il faut que les mentalités évoluent. C’est pourquoi je pense que l’initiative revient aux associations de défense des femmes, aux mouvements de pensés, aux médias…
ELLE. Etes-vous concerné personnellement par le partage des tâches ? Faites-vous la vaisselle ?
L.J. En ce moment assez peu, pour être honnête… Mais j’ai été élevé par mes deux parents dans l’idée que garçons et filles étaient égaux devant les tâches de la maison. Nous étions quatre : deux garçons, deux filles, la parité était absolument établie. « On débarrasse la table », « on range sa chambre », « on fait la vaisselle » sont des phrases que j’ai entendues pendant toute mon enfance, très gentiment d’ailleurs, car mes parents étaient tous deux chaleureux et tendres. « Hé, les garçons, c’est pareil ! », disait constamment ma mère. Elle travaillait avec quatre enfants, elle a été sage-femme puis infirmière. Mon père était enseignant. J’ai donc été préparé au partage des tâches très tôt. Aujourd’hui, je vis une situation un peu particulière mais, dans les années où j’avais des responsabilités moins astreignantes, je pouvais aider avec bonne grâce, à condition qu’on m’y pousse… Cette marque de l’enfance ou de l’adolescence pourrait s’effacer facilement si on ne me rappelait pas à l’ordre… gentiment comme le fait ma femme. ?