Article de M. François Hollande, premier secrétaire du PS, paru dans "Le Monde" du 17 septembre 1999, sur les mutations du capitalisme, la globalisation des échanges et l'impuissance publique face à la dérégulation des marchés, intitulé "L'horreur imaginaire".

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Circonstance : Parution de "La Gauche imaginaire et le nouveau capitalisme" de MM. Laurent Mauduit et Gérard Desportes, chez Grasset, septembre 1999

Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

Texte intégral

La mode est à « l'horreur ». Une filmographie pour adolescents en mal de sensations fortes en témoigne, comme le retour mondialisé de Halloween. Rien d'étonnant que le « fais-moi peur » finisse par tout envahir, y compris l'activité éditoriale. Après le vigoureux et salubre cri de Vivianne Forester sur L'Horreur économique vient - après beaucoup d'autres - le livre de Laurent Mauduit et Gérard Desportes qui délivre le théorème de « l'impuissance publique » face à l'omnipotence des marchés. Non qu'il n'y ait pas de bonnes raisons de s'effrayer. Que l'on s'arrête aux annonces de suppressions d'emplois par des entreprises prospères ou à la concentration du capital dans de nombreux secteurs.

Aussi, nul ne fera reproche à Laurent Mauduit et Gérard Desportes de peindre avec acuité les mutations d'un capitalisme qui, brisant les « murs » et sapant les bases des Etats-providence, n'a jamais été aussi impérial et disposé d'armes aussi redoutables que les fonds de pension. Mais de là à conclure que le politique aurait capitulé, les acteurs publics, démissionné, et la social-démocratie, renoncé... C'est établir un peu tôt un constat de décès de l'histoire humaine, pour dresser trop vite le procès de la gauche « plurielle » en France.

A l'évidence, la globalisation des échanges, le poids de la finance, la dérégulation des marchés ont décuplé les forces du libéralisme et rendu plus difficiles les moyens de la régulation par les Etats-nations comme par les institutions internationales. Les socialistes sont les premiers interpellés. Inspirateurs ou fondateurs des grands mécanismes de la redistribution et disciples plus ou moins zélés des doctrines keynésiennes sur le plan économique, ils sont plus que d'autres conscients que ces instruments ne peuvent plus être utilisés comme ils l'ont été pendant quarante ans ; ils doivent être repensés, corrigés et affinés pour retrouver une efficacité au service des mêmes objectifs. Certains ont même théorisé cette prise de conscience sous le vocable de « troisième voie », avec le risque d'ailleurs de donner le sentiment d'accompagner le processus de l'adaptation plutôt que de l'organiser pour en changer le sens. Mais, d'autres, notamment en France depuis 1997 avec la gauche « plurielle », ont fait le choix non pas de contourner la réalité - elle dispose de cordes de rappel inélastiques - mais de l'affronter pour maîtriser, dans le cadre national mais aussi européen, une évolution qui n'a rien de fatale.

Nos auteurs auraient pu utilement se livrer à un exercice d'évaluation, même sévère, de cette tentative. Leur ouvrage aurait pu alors souligner nos succès : la diminution continue du chômage, les créations volontaristes d'emplois, les 35 heures, la lutte contre toutes les formes d'exclusion, mais aussi leurs limites : la multiplication des emplois précaires, l'insuffisante prévention des plans sociaux, les écarts dans la diffusion du savoir.

Mais au lieu de procéder à cette recherche critique, la démonstration tourne au systématisme et perd de sa pertinence : les emplois-jeunes, « un trompe-l'oeil » ; les 35 heures, une victoire de la flexibilité ; la loi contre les exclusions, un « écran de fumée » ; la couverture-maladie universelle, « une illusion » ; la contribution sociale généralisée, « une forme de recul de l'impôt républicain » ; jusqu'au PACS, pour lequel le gouvernement aurait « multiplié les concessions au lobby catholique ». Tout, depuis juin 1997, ne serait que reniement : Vilvorde, l'euro, les privatisations, les impôts... Et le premier ministre d'aujourd'hui ne serait rien d'autre qu'un Juppé aimable puisque « chez  Jospin, on colloque, on séminaire, on table ronde », mais pour faire la même chose ! La gauche ne serait plus qu' « un rêve » ; son gouvernement, « un organisateur de spectacles » ; son programme, une « bande-annonce » ; ses lois, des « artifices » ou même des « mensonges ». La politique n'aurait plus de contenu ; la République, plus de défenseurs ; la démocratie, plus d'acteurs.

De Guy Debord et la société du spectacle au début des années 60, jusqu'aux souverainistes aujourd'hui qui nient la réalité du clivage social, la trame n'est pas nouvelle. Mais que deux journalistes affutés sur le plan économique et déniaisés sur le plan politique aient fini par imaginer que la gauche, pour être fidèle à elle-même, devait pour toute éternité s'identifier à une banque centrale nationale, à des déficits publics sans limites, à un taux élevé de prélèvements obligatoires et à une appropriation collective des moyens de production en dit long sur les efforts que les socialistes doivent accomplir pour convaincre que la « social-démocratie », c'est à la fois plus et mieux que cette boîte à outils, que l'on aurait par ailleurs tort de ranger au magasin des accessoires.

Depuis 1997, grâce au soutien de la demande, la croissance est de retour, 750 000 emplois ont été créés, la politique budgétaire est active sans que l'endettement public ne s'alourdisse, les services publics (éducation, santé...) sont financés tandis que les prélèvements sur les ménages diminuent, l'Europe monétaire se construit alors que les taux d'intérêt n'ont jamais été aussi bas. Mais, ces résultats ne font pas un but en soi ; ils fournissent un socle permettant une politique de solidarité plus redistributive. Le temps libéré par les 35 heures comme le pouvoir d'achat retrouvé peuvent fournir une occasion de vivre différemment dans notre société, à condition qu'elle retrouve le plein-emploi. C'est la perspective, mais c'est surtout la manifestation, d'une volonté.

Mais la faiblesse essentielle du livre tient à la vacuité de ses propositions. Une fois dressé le tableau épouvantable du nouvel âge du capitalisme et posé le postulat quasi planétaire de l'équation stricte entre la droite et la gauche, où est l'issue « républicaine » ? Dans l'affirmation d'une solution « nationale », comme si l'euro était aujourd'hui l'ennemi ? Dans la renationalisation des grands groupes, comme si le caractère public effaçait la concurrence ? Dans la levée des tabous budgétaires, comme si les règles de l'endettement ne s'imposaient pas à tous ? Dans l'alourdissement de l'ISF, comme si les capitaux pouvaient être embastillés ? Non, mais dans l'affirmation d'une régulation mondiale. C'est le grand enjeu de la décennie : poser des règles, les faire respecter et opposer à la globalisation des marchés une organisation politique et économique capable de lui tenir tête. Ce n'est pas un projet plus insensé que l'idée d'une protection sociale au siècle dernier.

Depuis l'origine même du socialisme, il en est toujours qui ont condamné le réformisme au nom de l'impossibilité de corriger l'ignominie du marché, et qui ont jugé comme une « trahison » les efforts des sociaux-démocrates pris dans le terrible « exercice du pouvoir ».

Comment prétendre, expérience faite, que ceux qui ont tenu bon face à ces annonciateurs de la fin du monde n'ont pas eu raison. Au terme d'un siècle de drames et de progrès, ce combat qui a toujours puisé dans l'imaginaire, n'a pas perdu son sens. Par leur interpellation, Laurent Mauduit et Gérard Desportes voulaient nous faire réfléchir... Ils feront simplement réagir.