Texte intégral
L’Hebdo des socialistes : « Il est grand temps… » est le titre de votre dernier livre. A qui s’adresse ce cri d’alarme ?
Martine Aubry : Ce titre traduit, à mon avis, le sentiment d’une grande majorité de nos concitoyens. Ils sont nombreux à considérer que ce pays marche aujourd’hui sur la tête. Lorsque Renault annonce la fermeture brutale de l’usine de Vilvorde et un plan social en France, ses actions flambent à la Bourse ! Alors que notre pays est riche, les inégalités et le chômage ne cessent de progresser. Il n’est pas admissible que 5 % des Français les plus riches détiennent 40 % des richesses, et les 25 % les plus pauvres moins de 1 %, alors que 2 millions de personnes vivent dans la rue ou dans un logement insalubre. Il n’est plus concevable non plus que les besoins essentiel – éducation, santé, logement, sécurité – soient de moins en moins bien assurés. On pourrait multiplier les exemples. Ainsi, face au modèle libéral, le Parti socialiste a une responsabilité historique importante : proposer un autre modèle de développement.
L’Hebdo des socialistes : Quel modèle de société voulez-vous mettre en place ?
Martine Aubry : À l’évidence, il faut dépasser le libéralisme. Ce n’est plus seulement en corrigeant ses effets néfastes que l’on répondra aux attentes des français. Il faut bien considérer que le marché s’organise sur ce qui est rentable à court terme et pas nécessairement pour répondre aux besoins. Le modèle économique issu des 30 glorieuses s’est largement appuyé sur l’accroissement de la population et l’accès de tous aux biens de consommation durables comme l’automobile, l’électroménager, l’assurance… Aujourd’hui, la plupart d’entre nous a acquis ces biens, ce qui fait que nous sommes globalement dans un marché de remplacement. De surcroît, les gains de productivité ont réduit la part des salariés et donc des consommateurs. On voit bien que la relance de la consommation, pourtant nécessaire, c’est plus suffisante. Un autre modèle de développement est donc une nécessité pour couvrir les besoins immenses de notre société. Ce sont les besoins nouveaux de services aux personnes qui sont très créateurs d’emplois, ceux liés à l’environnement, au logement, à l’éducation, à la santé, à la sécurité. Il faut que nous retrouvions la politique, offrions des perspectives et un sens à la société en proposant une alternative au modèle libéral. C’est ce que nous devrons faire à travers nos propositions, à notre prochain congrès de l’automne. C’est, par exemple, ce que nous faisons en proposant de relancer fortement le processus de réduction du temps de travail.
L’Hebdo des socialistes : Ce que le PS propose – une loi-cadre pour les 35 heures en deux ou trois ans – va tout à fait dans le bon sens, à condition de trouver les moyens pour que cette réduction du temps de travail soit véritablement créatrice d’emplois. Nous avons un véritable problème avec le niveau de la masse salariale. La part des salaires dans la valeur ajoutée a perdu près de dix points en 10 ans alors que les prélèvements sur les salariés n’ont jamais été aussi importants. Alors comment financer ? Si l’on souhaite soutenir la consommation et donc la croissance, on ne peut évidemment pas abaisser aujourd’hui les salaires. Le processus de négociations entre les partenaires sociaux permettra de trouver ces moyens de financement. Si les entreprises doivent mettre sur la table les gains de productivité et une partie de la baisse des charges sur les bas salaires, il ne me paraît pas anormal de demander aux salariés moyens et supérieurs de renoncer à une partie de leurs augmentations futures. L’État pourra abonder par des incitations financières. Mais la question du temps de travail c’est aussi un choix de société. Le temps libéré doit permettre de se former, d’avoir accès à la culture, de mieux s’occuper des enfants, et de militer aussi. Et surtout, ce temps libéré créera de nouveaux besoins très créateurs d’emplois.
L’Hebdo des socialistes : Il y a un débat sur l’emploi des jeunes, notamment sur la proposition socialiste de faire embaucher 700 000 jeunes. Comment celle-ci sera financée ?
Martine Aubry : Il est important que le PS ait fixé une priorité à l’emploi des jeunes. Une société ne peut pas fonctionner si elle n’offre plus de perspectives d’emploi à sa jeunesse ou simplement des stages diplômants comme le fait Alain Juppé. Il faut bien comprendre que c’est à partir de cet autre modèle de développement et du triptyque salaire/fiscalité/réduction du temps de travail que nous créerons une nouvelle dynamique. C’est, du reste, tout l’enjeu de la réforme fiscale, que Lionel Jospin a déjà proposée lors de la campagne présidentielle. En rééquilibrant les prélèvements entre les revenus du capital, qui aujourd’hui échappent à l’impôt, et les revenus du travail, on dégagera plusieurs dizaines de milliards pour répondre aux besoins essentiels. L’abaissement du coût du travail favorisera également ce mouvement d’embauches, un appel d’air profitable à tous et en particulier aux jeunes à qui on proposera des emplois dans les administrations, les services publics et les associations.
L’Hebdo des socialistes : Qu’attendez-vous des propositions socialistes sur l’immigration ?
Martine Aubry : Le Parti socialiste doit dire haut et fort qui si nous sommes d’accord pour maîtriser les flux migratoires et lutter contre le travail clandestin, nous devons défendre très clairement nos valeurs : les droits de l’homme et le respect de la personne. Nous ne l’avons sans doute pas fait suffisamment. Le PS doit dire aussi que l’immigration n’est pas le problème numéro un de notre pays. Ce n’est pas en fragilisant une fois de plus 3,5 millions d’étrangers vivant en France qu’on va régler les problèmes de l’emploi, du logement ou de l’insécurité des Français.