Texte intégral
En France, il faut le plus souvent qu’une crise soit survenue pour que les politiques aient recours aux scientifiques : les deux mondes sont coupés l’un de l’autre, regrette Claude Allègre, le ministre de l’éducation nationale, dans une contribution écrite pour un important essai collectif à paraître le 2 janvier chez Albin Michel : les Chances des Français. Dans cet ouvrage de Michel Gouilloud et Alain Schlumberger, une trentaine de scientifiques veulent rompre avec le pessimisme illustré par le succès du livre de Viviane Forrester L’’Horreur économique. Avec Claude Allègre, ces savants ont voulu dresser un audit encourageant des possibilités nationales. Voici les meilleurs extraits de cette prise de position.
« Le scientifique doit être au cœur même de la décision politique. Les Américains l’ont au demeurant bien compris ; depuis trente ans, surtout avec les démocrates, il y a toujours cinq ou six scientifiques de premier plan au cœur du « gouvernement ». John Deutch est, bien sûr, un de ceux-là, mais le sous-secrétaire d’État à la défense, le Scientific advisor et trois ou quatre autres experts renommés, forment un véritable aréopage. Son rôle est de réfléchir sur le moyen terme, d’une part, et d’autre part, de rester constamment en prise avec la communauté scientifique, afin d’assurer, non seulement une sorte de veille technologique, mais aussi de savoir qui, dans tel domaine ou tel État, vient de réussir une percée.
Ce rôle est capital. Or, en Europe, le monde scientifique est coupé de celui des décideurs politiques(...).
Les élites françaises n’ont pas de formation scientifique ; elles ont seulement passé des examens de sélection. Il n’y a pas, en conséquence, de culture de l’innovation chez les patrons français ; ce n’est pas que nos chercheurs ne trouvent pas, qu’ils ne déposent pas de brevets, c’est vraiment qu’on ne prend pas, en France, le risque de les exploiter.
Les brevets déposés par Pierre-Gilles de Gennes sur les écrans à cristaux liquides ont été exploités par des Japonais, les brevets d’Aigrain sur les diodes à semi-conducteurs sont exploités par la General Electric. Et si le jeune Fink, de l’école de physique-chimie, a inventé un procédé à ultrasons permettant d’obtenir une définition remarquable sur l’imagerie, c’est une société américaine qui va exploiter son brevet. Se lancer dans le capital-risque, c’est accepter d’investir cinq fois pour obtenir un retour sur investissement une fois mais boire la tasse les quatre autres fois. Ce n’est donc pas une façon de faire très française (...).
La remise en cause permanente de connaissances et de principes tenus pour intangibles est à la base même du progrès scientifique. À la limite, on pourrait dire que toutes les découvertes ont été déclenchées par la question : mais pourquoi ne fait-on pas le contraire de ce qui est pratiqué ?
Or, à l’intérieur d’une structure de pouvoir, d’un gouvernement, la remise en cause de comportements, de façons de faire, de normes et de concepts fondamentaux relève du sacrilège. La simple tentative de discuter d’une décision ou même d’un projet passe, a priori, pour une perte de temps, une démarche contre-productive. Alors que, selon moi, gouverner aujourd’hui dans nos sociétés, c’est conduire une immense entreprise de recherche (...).
En France, on a tendance à prendre comme figures de proue – jusqu’au sein du gouvernement lui-même – des scientifiques qui ont arrêté leurs recherches depuis la découverte qui a fait leur renommée. En outre, on se garde bien de les impliquer dans des situations où ils seraient en mesure soit d’apporter leurs connaissances, soit d’établir des contacts avec les spécialistes voulus.
Il y a, en réalité, deux manières de gouverner. La manière « citoyenne » d’une part, et la pratique des « podestats » – pour faire référence à l’Italie du Moyen-Âge – de l’autre. Pratique qui consiste à faire appel à des professionnels de la politique, tels nos chers anciens élèves de l’ÉNA qui – sauf rarissime exception – n’ont jamais fait même une vraie carrière de fonctionnaire, qui n’ont pas de pratique professionnelle un tant soit peu substantielle. Je crains que l’histoire ne soit très cruelle envers ces professionnels de la politique, envers ces gens qui sont restés vissés sur leur chaise, qui – s’ils étaient américains – n’auraient pas traversé l’Atlantique d’est en ouest.
Quant à nos ingénieurs, ils sont très bons, très compétitifs, quand il n’y a pas de vraie… compétition. Quand Colbert est à la barre. Je pense, bien sûr, à nos réalisations en matière de centrales nucléaires, de Concorde, d’Airbus, de TGV, de Minitel, etc. Or, que sont en train de faire nos amis Américains, sinon d’investir autant que faire se peut la Commission de Bruxelles, afin de faire sauter de l’intérieur ces structures coordonnées grâce auxquelles Lester Thurrow nous assurait que nous, Européens, allons aborder en tête le troisième millénaire ?
Quand ils nous demandent d’ouvrir le marché des télécommunications, est-ce vraiment pour nous permettre de faire valoir chez eux ce que nous avons pu réaliser en France et en Europe, ou pour nous attirer dans un marché de dupes, bref pour nous tondre la laine sur le dos ? Il ne s’agit évidemment pas de refuser la mondialisation ; mais encore faut-il que nous nous battions avec nos armes, nos atouts, notre héritage culturel, et non pas uniquement sur le terrain du voisin.
Nous n’avons pas à faire de complexes a priori. Je dirais volontiers, par exemple, que si nous avions réintégré nos grandes écoles dans notre ensemble universitaire, nous ne serions pas décrochés comme nous le sommes par rapport au système universitaire américain.
Voilà un pays qui dépense pour son enseignement supérieur entre trois et quatre fois plus en pourcentage de son PIB que nous ne le faisons en France par rapport à notre produit intérieur brut ou que, d’ailleurs, ne le fait l’Allemagne, et où la différence de coût, entre une année d’enseignement à Harvard et dans une petite université du Wyoming est de 1,5 quand elle est de 6 entre un an de cours à l’X et dans une université normale française.
L’université est un temple outre-Atlantique, elle est le lieu où passent – accourent nécessairement les plus grands politiques, les plus grands industriels, les plus grands artistes, etc. Elle est intimement intégrée dans la vie de la cité. L’université américaine a été faite par les autorités américaines pour les étudiants américains. Quand l’université française et européenne a été faite par les professeurs pour les professeurs. Aux États-Unis, le professeur a pour but, pour fonction, de servir l’étudiant ; en France, le professeur est le point central, et l’étudiant un disciple (…).
La Commission de Bruxelles juge essentiel de mettre sur pied des comités scientifiques et des programmes de recherche sur la lutte contre le sida. Alors que dans chacun des grands et moins grands pays de l’Union européenne, des équipes travaillent là-dessus d’arrache-pied.
En revanche, faire circuler des informations techniques, technologiques, dans des revues qui puissent servir de références pour les entreprises des quinze pays d’Europe ne semble pas être jugé déterminant par les instances de l’UE. Alors que, selon moi, la première chose à faire est de permettre – c’est-à-dire, de financer – la circulation d’informations entre les entreprises, à commencer par les PME, et les chercheurs.
Les Chances des Français, Albin Michel, à paraître le 2 janvier 1998
L’Oréal sauve l’honneur
Les 20 premiers déposants de brevets en France en 1996 :
1. Nom du déposant : Philips Electronics NV ; nationalité : Pays-Bas ; nombre de dépôts : 774.
2. Nom du déposant : Canon KK ; nationalité : Japon ; nombre de dépôts : 717.
3. Nom du déposant : Siemens AG ; nationalité : Allemagne ; nombre de dépôts : 588.
4. Nom du déposant : Eastman Kodak Co. ; nationalité : États-Unis ; nombre de dépôts : 445.
5. Nom du déposant : IBM Corp. ; nationalité : États-Unis ; nombre de dépôts : 428.
6. Nom du déposant : NEC Corp. ; nationalité : Japon ; nombre de dépôts : 410.
7. Nom du déposant : Matsushita ; nationalité : Japon ; nombre de dépôts : 364.
8. Nom du déposant : Robert Bosch Gmbh ; nationalité : Allemagne ; nombre de dépôts : 327.
9. Nom du déposant : Sony Corp. ; nationalité : Japon ; nombre de dépôts : 326.
10. Nom du déposant : AT & T Corp. ; nationalité : États-Unis ; nombre de dépôts : 316.
11. Nom du déposant : Bayer AG ; nationalité : Allemagne ; nombre de dépôts : 315.
12. Nom du déposant : BASF AG ; nationalité : Allemagne ; nombre de dépôts : 269.
13. Nom du déposant : Hewlett-Packard Co. ; nationalité : États-Unis ; nombre de dépôts : 268.
14. Nom du déposant : L’Oréal ; nationalité : France ; nombre de dépôts : 266.
15. Nom du déposant : Toshiba KK ; nationalité : Japon ; nombre de dépôts : 257.
16. Nom du déposant : Motorola Inc. ; nationalité : États-Unis ; nombre de dépôts : 253.
17. Nom du déposant : Toyota Jidosha KK ; nationalité : Japon ; nombre de dépôts : 252.
18. Nom du déposant : Hoechst Ag ; nationalité : Allemagne ; nombre de dépôts : 247.
19. Nom du déposant : Agfa Gevaert NV ; nationalité : Allemagne ; nombre de dépôts : 232.
20. Nom du déposant : General Electric Co. ; nationalité : États-Unis ; nombre de dépôts : 230.
Après L’Oréal, Rhône-Poulenc Chimie (166 brevets déposés), Peugeot et Renault (160 brevets chacun), Thomson (155), l’Institut français du pétrole (152) et le CEA (147) figurent parmi les premières entreprises françaises déposant des brevets.
Le paradoxe – encore un autre – est que la science européenne est revenue au niveau de la science américaine. Mais, d’une part, le marché de la science reste situé en Amérique et non pas en Europe – les chercheurs de nos pays continuent d’aller exploiter leurs découvertes outre-Atlantique – et d’autre part, ce qui se passe dans la sphère de la recherche scientifique en Europe ne pénètre pas dans l’industrie européenne, à l’exception du secteur de la chimie (…).
Cette nécessité de l’évaluation se fait très particulièrement sentir dans des domaines où les certitudes sont rares, par exemple, celui de l’environnement. Si les scientifiques se mettent à prédire des catastrophes écologiques parce qu’ils pensent qu’elles sont, somme toute, possibles mais surtout parce que leur perspective va leur valoir des crédits de recherche, alors c’est un énorme risque qu’ils font courir à la science.
D’évidence, une telle pratique relève du lobbying écologiste, pas d’une démarche scientifique. Pourtant, que de sottises on a solennellement proférées sur l’effet de serre et la montée des mers, sur l’assèchement ou les aléas de la découverte des réserves de pétrole dans le monde !