Texte intégral
Europe 1 : Monsieur le ministre, le secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan, s’est dit, à son arrivée à Bagdad, raisonnablement optimiste. Et vous ?
Hubert Védrine : Je pense que les choses ne sont pas définitivement jouées. Je pense qu’il n’est pas impossible qu’au tout dernier moment le président Saddam Hussein accepte les propositions, les positions, les demandes du Conseil de sécurité. Je dis cela parce que ces dernières années, depuis que la commission de contrôle travaille en Irak et a d’ailleurs des résultats considérables parce que l’on sait que cette commission a réussi à détecter et à démanteler plus d’armes de destruction massive que ce qui avait été détruit pendant la guerre du Golfe. Eh bien durant ces dernières années, à plusieurs reprises, il y a eu des crises – moins fortes que celle-ci, c’est vrai ! –, mais des crises pendant lesquelles les Irakiens refusaient tel ou tel contrôle. Finalement, après un bras de fer plus ou moins long, ils acceptaient. C’est vrai qu’en sens inverse, il y a l’épisode de 90/91 où là, Saddam Hussein n’avait rien accepté du tout jusqu’au bout.
Europe 1 : Eh oui ! Pourquoi voudriez-vous qu’il accepte cette fois ?
Hubert Védrine : Je n’en sais rien. Je ne fais pas de plans sur la comète. Je dis simplement que compte tenu de ce qui s’est passé ces dernières années, et compte tenu du travail qu’ils ont finalement laissé faire en Irak par la commission de contrôle qui, à l’heure actuelle, tient sous surveillance entre deux et trois cents établissements et contrôle sans entrave plus de soixante sites, compte tenu de cela, on ne peut pas dire aujourd’hui de façon absolue, à 100 %, qu’il refusera complètement. On ne sait pas encore, il faut reconnaître qu’il y a une vraie incertitude sur ce point, mais on ne peut pas démontrer complètement l’un ou l’autre à ce stade, encore ce matin.
Europe 1 : Ce débat-là, entre l’Irak et les Nations unies, vous diriez que c’est un débat de fond ou un débat de protocole sur la manière de visiter les sites qui peut s’arranger si chacun y met du sien ?
Hubert Védrine : Non, il y a quand même un problème de fond qui est celui du contrôle et du démantèlement des armes de destruction massive. Ce n’est pas un problème de forme ou de protocole. La commission depuis qu’elle travaille a démantelé tous les préparatifs irakiens en matière d’arme nucléaire. D’autre part, elle a démantelé, pensent-ils, à peu près complètement ou complètement leur système balistique, ont déjà détecté et détruit des stocks chimiques ou bactériologiques. Mais il y a un soupçon extrêmement fort, partagé par tous les membres de la commission d’enquête et pas uniquement ceux qui sont de nationalité américaine sur l’existence de stocks, de réserves encore dans ce domaine. C’est un vrai sujet de fond puisqu’il est clair que l’Irak, compte tenu de la responsabilité prise en envahissant le Koweït il y a quelques années, doit accepter ce démantèlement des armes avant que l’on puisse décider que les conditions pour lever l’embargo sont réunies. C’est un vrai sujet de fond qui est une sorte de préalable obligé à la construction d’une sécurité régionale.
Europe 1 : Si les inspecteurs des Nations unies peuvent visiter les derniers sites et découvrent qu’il n’y a rien, est-ce que pour vous, l’Irak cesse d’être un pays à part ?
Hubert Védrine : Il y a un article 22 de la résolution qui avait édité l’embargo qui dit que lorsque le contrôle aura été effectué entièrement et les armes de destruction massive démantelées, il faudra lever l’embargo et la position française depuis toujours, a toujours été extrêmement nette, il n’y a pas de résolution cachée. Pour nous, il n’y a pas de résolution indiquant que quand tout aura été contrôlé et si Saddam Hussein est encore au pouvoir, nous utiliserons ce prétexte pour ne pas lever l’embargo. Ce n’est pas notre position.
Europe 1 : Les armes peuvent avoir été cachées ou transférées dans d’autres pays.
Hubert Védrine : Oui, il peut y avoir des spéculations sur tous les sujets, mais c’est précisément pour cela que le Conseil de sécurité a créé en 1991 une commission d’enquête qui est importante, qui a des moyens considérables et qui doit pouvoir aller partout sans entrave. C’est le cœur de la crise actuelle.
Nous parlions du fond, vous me posez la question de la forme. Il est vrai qu’à l’heure actuelle, le débat porte sur les modalités et il porte sur les modalités de l’inspection éventuelle des huit sites dits « présidentiels » dont les Irakiens ne voulaient même pas entendre parler, il y a quelques semaines, et dont ils acceptent maintenant le principe. Mais il n’y a pas encore d’accord sur les modalités d’inspection. Et c’est là-dessus que travaille Kofi Annan à Bagdad en ce moment. Donc, ce sera à la commission de dire, le moment venu : « nous disons au Conseil de sécurité que, selon nous, tout a été contrôlé et démantelé » ou alors ils ne le diront pas, mais c’est à partir de ce que dira la commission que le Conseil de sécurité aura à prendre ses responsabilités.
Europe 1 : Si Saddam Hussein maintient son refus, sa position, son image n’en sera que plus forte dans le monde arabe… Cela ne devrait pas l’inciter au compromis.
Hubert Védrine : Il y a des arguments dans les deux sens, en effet. On ne peut pas conclure absolument aujourd’hui. C’est vrai que, d’un côté, on peut le penser, mais rappelons quand même que ce ne sont que des spéculations, que tout cela n’est fondé ni sur des certitudes, ni sur des déclarations précises. Il peut se poser en héros, il peut se poser en martyr, mais de là à faire endurer à son peuple les frappes dont il est menacé par les États-Unis en plus, il y a de quoi réfléchir.
Europe 1 : Mais pour vous, c’est vraiment la visite de la dernière chance ou pas ?
Hubert Védrine : J’évite toujours d’employer ce genre d’expressions dramatiques. Si c’est un échec complet, en effet. On ne voit pas bien ce qui peut être encore tenté sur le plan politico-diplomatique. Sait-on jamais, il y aura peut-être telle ou telle initiative encore après. Si c’est une réussite claire, il n’y a pas de problème. Si c’est entre les deux, une sorte de proposition de compromis qui n’est pas exactement ce qui avait été demandé, mais qui est quand même intéressante, là, cela méritera une réunion du Conseil de sécurité et une appréciation. Donc, c’est difficile de vous dire samedi matin qu’il n’y a plus aucune autre possibilité après puisqu’il y a vraisemblablement encore une phase d’évaluation des conclusions de l’avis de Kofi Annan par le Conseil de sécurité.
Europe 1 : Pour vous, les bombardements ne seront pas dans cette hypothèse inévitable ?
Hubert Védrine : Cela dépend de ce qui aura été dit par les Irakiens. Le caractère inévitable ou non, comme les États-Unis le disent constamment, en se mettant en avant, ils disent qu’ils décideront, qu’ils apprécieront donc… Comme ce n’est pas notre raisonnement, je ne peux pas vous dire s’ils sont inévitables ou pas. Nous avons mis en avant depuis le début le fait que les frappes militaires, dans ce cas de figure, ne nous paraissaient pas de nature à régler le problème qui est devant nous.
Europe 1 : Les États-Unis ne critiquent pas la France. Cela ne veut pas dire que la France ne critiquera pas les États-Unis si ce pays déclenche une attaque…
Hubert Védrine : Le premier point est très important et vous avez vu d’ailleurs dans votre extrait, là, que le président Clinton prenait soin d’associer le président français en quelque sorte à sa déclaration. C’est un hommage rendu à l’activité de la diplomatie française depuis le début qui a été la plus tenace, la plus obstinée et je crois, on peut le dire, la plus inventive en ce qui concerne les éventuelles modalités d’inspection pour essayer de trouver un débouché. Vous avez également raison de souligner que tout cela n’a été critiqué par absolument personne, a été soutenu par tout le monde, y compris par des pays qui ont pris par hypothèse une position de principe différente sur ce qu’ils feraient dans l’hypothèse de frappes. Les efforts actuels et jusqu’à maintenant de diplomatie, de soutien à la diplomatie ont été approuvés par, je crois, le monde entier. C’est d’ailleurs l’autre raison qui fait que Kofi Annan est passé par Paris avant d’aller à Bagdad. Quant à ce que nous ferons dans les hypothèses suivantes, nous réservons complètement notre position parce que cela dépend complètement de ce qui va se passer maintenant. Cela dépend du contexte dans lequel telle ou telle décision sera prise, cela dépend du fait de savoir si les Irakiens ont fait ou non un geste significatif et cela dépend de la façon dont les États-Unis et les autres membres du Conseil de sécurité auront décidé de répondre à ce geste. Donc on ne peut pas évaluer… C’est une affaire très délicate qui va se passer mercredi, jeudi… C’est une évaluation très sensible à faire en fonction des vraies réponses que nous n’avons pas encore.
Europe 1 : La France pourrait, dans une certaine hypothèse, approuver les Américains ou ça, vous l’excluez ?
Hubert Védrine : Nous avons dit à plusieurs reprises que nous pensons que le recours des frappes aériennes n’était pas la solution adéquate. Là-dessus, nous n’avons pas de raison de changer de position.
Europe 1 : Vous savez ce que dit votre collègue du gouvernement, Jean-Pierre Chevènement, si les Américains ont décidé de frapper, eh bien, rien ne les en empêchera.
Hubert Védrine : Ce sont des commentaires libres. D’ailleurs souvent, quand il fait ce type de commentaires, il rappelle qu’il parle au nom du président de son parti, mais ce sont des appréciations de – comment dire ? – de commentateur, vous voyez ?
À l’heure actuelle, je crois qu’en réalité, on ne peut pas exclure qu’il y ait une vraie réponse des Irakiens. On ne peut pas le prouver, je ne suis pas naïvement confiant. Je dis simplement que l’on ne peut pas prouver que ce mouvement n’aura pas lieu compte tenu de tout ce que les Irakiens ont accepté du côté de la commission de contrôle toutes ces dernières années et je ne crois pas que le président Clinton ait pris sa décision définitive. C’est une décision quand même compliquée à prendre et lourde de conséquences. Les arguments mis en avant par de très nombreux pays dans le monde, notamment la France – mais pas que la France –, sont quand même des arguments qui préoccupent les autorités américaines sur l’efficacité des frappes. La situation que cela créerait en Irak, et dans le monde arabe, et toute une série de répercussions méritent quand même examen. Donc, c’est cela qui me fait dire aujourd’hui que les choses ne sont pas irrémédiablement jouées. Mais, de toute façon, nous le saurons très vite.
Europe 1 : Vous êtes sur la même ligne… Le Gouvernement est sur la même ligne que le président de la République. En cas de bombardements, est-ce qu’il ne risque pas d’y avoir au sein du Gouvernement deux attitudes, ceux qui se tairont et puis ceux qui condamneront ?
Hubert Védrine : Non. Dans n’importe quelle hypothèse, que ce soit une réussite de Kofi Annan ou le contraire ou dans les hypothèses intermédiaires, il y aura une position de la France… et une seule ! Il y aura une position des autorités françaises qui serait élaborée par le président de la République et par le Gouvernement.
Europe 1 : Point final.
Hubert Védrine : Comme cela a été le cas depuis le début.