Interviews de M. Jean-Marie Le Pen, président du Front national, dans "Présent" des 12, 13 et 14 mars 1997, sur les positions et propositions du FN sur la réforme de l'armée, le service national, la reprise des essais nucléaires, les équipements militaires et la politique de défense, intitulées "L'armée de la France en péril".

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Média : Présent

Texte intégral

Date : 12 mars 1997
Source : Présent

Présent : L’État-Chirac a entrepris une réforme complète de l’armée française dans son recrutement, sa formation, sa composition. Cette réforme en cours n’est-elle pas dominée par des considérations de commodité, de budget, de démagogie électorale, davantage que par le souci d’une meilleure adaptation aux missions permanentes et aux éventuelles missions occasionnelles d’une armée française ?
N’est-il pas urgent de rappeler, et de rétablir dans les esprits, la nature exacte des missions permanentes de l’armée ?

J.-M. Le Pen : Je vais, si vous voulez, reprendre la fin de la question : quelles sont les missions permanentes de l’armée nationale, en l’occurrence de l’armée française ?
Cette question postule d’abord qu’il y ait une nation, dont l’armée soit le bras séculier, chargé en priorité et essentiellement de la défense de la nation elle-même, et de son peuple. C’est la mission principale. Il est certain que les gens qui ont renoncé à l’idéal de la nation et même au concept de nation se sont ralliés peu ou prou à l’inter-nation (photos). Or monsieur Chirac trahissant ses engagements électoraux et trahissant le patronage dont il se réclame, celui du général De Gaulle, se rue dans la servitude, tout à la fois européiste et mondialiste.
Alors, pour ma part, je serai plus sévère que votre question, car les considérations de commodité de budget, de démagogie électorale, d’adaptation aux missions permanentes, constituent selon moi un rideau de fumée destiné à masquer l’essentiel, à savoir la transition entre la France et l’Europe fédéraliste. Pour mes adversaires de la nation, et de la nation française en particulier, il importe que les Français ne se rendent pas compte que le cadre fondamental, cadre historique de leur peuple, est en voie de démontage et de disparition. Alors on leur donne des arguments contingents, occasionnels, mais la vérité c’est que les tenants affirmés ou déguisés du mondialisme veulent transformer les structures de notre société. Il s’agit là d’une démarche révolutionnaire dont les communistes même n’auraient pas rêvé pouvoir l’accomplir, et il faut que ce soit un « idiot utile » ou un complice qui s’en charge après avoir acquis la confiance des benêts de la droite saumonée. En effet, il n’y a pas de défense nationale, ni d’armée, sans esprit de défense, et sans esprit de défense nationale. Quand on laisse subsister une armée nationale à côté des politiques antinationales, on s’expose à la révolte militaire. D’où la nécessité pour les néo-collabos de démonter l’armée en même temps qu’on se rallie à l’Euro. À l’OMC, à la Commission de Bruxelles et à ses ukases. Soulignons une nouvelle fois que l’Europe dont il s’agit n’est pas du tout l’Europe dont rêvaient certains idéalistes après la guerre, qui estimaient que les nations traditionnelles n’avaient plus une dimension adaptée à notre temps et qu’il fallait y substituer une autre nation ; l’Europe avec toutes les prérogatives nationales, monnaie, forces armées, frontières, etc.
Cette utopie, que pouvait expliquer le traumatisme des trois guerres intereuropéennes en moins d’un siècle, est aujourd’hui dépassée, puisqu’on voit bien que les dirigeants de l’Europe d’aujourd’hui n’ont jamais songé à contrôler les frontières. Bien au contraire, ils veulent supprimer, et telle est la grenouille de la fable, devenir aussi gros que le bœuf mondial. Ils veulent absorber tous les autres pays à l’extérieur de la péninsule européenne, telle que définie géographiquement et historiquement pour y ajouter la Turquie, le Maghreb, Israël bien sûr, et puis, de fil en aiguille, l’Afrique noire, le marché sud-américain, le Mercosur, que sais-je encore ? Mais à ce moment-là, la France, grosse du monde entier, aura depuis longtemps éclaté, tout comme l’Europe probablement ! N’est-ce pas d’ailleurs ce qui est recherché par les fils de Big Brother ?
Alors, il est vrai que les novations technologiques, la disparition de la menace militaire soviétique, rendaient nécessaire, une adaptation et même une refonte de notre armée, de notre outil militaire. Il est clair que notre armée a fait la preuve dans les crises récentes, et quel que puisse être le mérite de ses cadres, de son inefficacité, de son inadaptation, tout particulièrement dans la malheureuse affaire d’Irak. Je dis malheureuse parce que nous y avons pris beaucoup de risques. Nous avons là participé à une mauvaise action, en tous les cas à une mauvaise action contre le prestige de la France et, on peut même dire à la limite, contre les droits de l’homme, et sous couvert cynique du drapeau des droits de l’homme ! Mais enfin, c’est un sujet à part.
Dans les faits, il a fallu écrémer l’armée française pour être en mesure d’envoyer de l’autre côté de la Méditerranée un porte-avion poussif et une division constituée à la hâte ! Il a fallu emprunter un canon par-ci, des véhicules par-là, déshabiller l’armée française pour envoyer un contingent apte à intervenir.

Présent : Quid du service militaire ?

J.-M. Le Pen : Il est vrai que l’évolution des techniques rendait le service militaire obsolète, quelles que soient ses qualités. On peut certes regretter que les jeunes Français, et pourquoi pas les jeunes Françaises, ne puissent plus éventuellement acquérir dans l’armée l’éducation civique que ne leur donne pas l’école. Encore une fois, l’armée, même si elle a, comme l’a dit Lyautey, un rôle social, ce rôle social reste secondaire par rapport à son rôle principal. En effet, le but de l’armée n’est pas de soigner les bébés, même si nous avons montré que nous étions capables de le faire en Indochine, en Algérie ou ailleurs, ce n’est pas davantage d’enseigner dans les écoles, ce n’est pas non plus de soigner les malades et de donner à manger aux populations. Ce sont là des tâches nobles mais évidemment transitoires ! Le but de l’armée, c’est de combattre l’ennemi, de le tuer, en acceptant le risque de l’être soi-même. C’est ce qu’il ne faut pas perdre de vue. Or, les missions militaires de l’armée exigent aujourd’hui, pour un pays comme la France, un instrument moderne, compétitif, au niveau de ses adversaires éventuels. Le coût des armements modernes, les périodes de formation nécessaires, étaient dès lors exclusives d’un service militaire dont on sait par ailleurs qu’il était devenu non seulement parfaitement inégalitaire, mais encore périmé et désuet. Car le service militaire conçu comme il l’était, avec des différences de missions extraordinaires, ne correspondait à rien. On pouvait servir dans l’infanterie à Verdun pour 400 francs par mois, de la même manière que l’on pouvait être coopérant, comme monsieur Léotard, au Liban, à 12 000 francs par mois et se mettre en permission quand on avait envie de le faire… Alors il est certain que cet impôt, qui est en temps de guerre l’impôt du sang et anobli, comme tel, est en temps de paix un impôt tout court. C’est-à-dire beaucoup plus proche, somme toute, de la corvée d’ancien régime que d’une tâche noble et exaltante. C’est pourquoi, il me paraît légitime de demander que les contribuables que sont les citoyens soient mis dans ce domaine sur un pied d’égalité. C’est pour cela d’ailleurs que j’ai été, je crois pouvoir le dire, le promoteur de l’idée de l’armée professionnelle. Depuis plus de vingt ans, nous souhaitons une armée professionnelle de haute qualité technique, appuyée sur un service militaire volontaire masculin et féminin, capable de donner à l’armée professionnelle sa base populaire de « garde nationale », plus exactement de « réserve active » de soldats citoyens volontaires, en vue de la défense du territoire. Prévoyant, comme nous voulions le faire de recruter des éléments suffisamment nombreux et de qualité, il fallait que les jeunes y trouvent quelques avantages. En effet, les hommes ne sont pas des anges. Bien sûr on trouvera toujours sûrement quelques héros, quelques fils ou filles de bonne qualité, dans tous les milieux d’ailleurs, désireux de servir, de se former eux-mêmes, et pas seulement sur le plan technique, aux difficultés de la vie, qui seraient volontaires. Mais un tel recrutement serait insuffisant pour donner les effectifs nécessaires. Voilà pourquoi nous demandons que les volontaires bénéficient d’abord d’une rémunération convenable, qui ne soit pas indécente comme l’étaient les rémunérations précédentes, ainsi que d’avantages importants sur le plan du recrutement de la fonction publique et autres… J’ai ainsi proposé que ceux qui avaient accepté d’accomplir leur service militaire puissent bénéficier de points supplémentaires dans les concours de recrutement de la fonction publique. Il me paraît légitime que ceux qui se destinent au service de l’État apportent la preuve de leur attachement à la nation, la preuve aussi de leur capacité à servir dans tous les sens du terme. Car le service public ne devrait pas être synonyme de sinécure, mais bien plutôt de dévouement au bien public. Je suis sûr que si on pratiquait de cette manière, on obtiendrait à la fois les effectifs et la qualité nécessaire à cette rénovation de l’armée. Malheureusement je crains que le projet de Jacques Chirac n’aille exactement à rebours de cette vision…

Présent : Pourtant certains de vos détracteurs vont dire : Chirac semble avoir compris le message puisqu’il supprime le service militaire…

J.-M. Le Pen : Ce serait faire preuve d’une évidente mauvaise foi ! Comme je vous l’ai déjà expliqué, la suppression du service militaire doit se concevoir justement comme une adaptation de l’armée à des missions modernes et actuelles. Ce n’est évidemment pas le cas et il est évident que le gadget que constitue le « rendez-vous citoyen » a de quoi conforter toutes les inquiétudes. Car porté sur les fonts baptismaux par monsieur Million, le ministre Million, qui n’a jamais fait de service militaire, il y a de quoi s’inquiéter…
Le « rendez-vous citoyen » se révèle être au bout du compte un hochet dérisoire et onéreux. Le résultat concret de la réforme Chirac, c’est que notre armée perd ses hommes, ses cadres, et donc son savoir-faire à vitesse grand V, de la même manière que notre industrie d’armement se trouve au bord de l’asphyxie avec des commandes de matériels qui se font au compte-gouttes. Je l’ai dit et souligné à de nombreuses reprises depuis un an : sous le terme pudique de restructuration et celui menteur de professionnalisation, se cache en fait la grande misère de l’armée française.
En vérité, Jacques Chirac poursuit son entreprise méthodique de destruction de notre armée, en mettant en œuvre son plan « armée de moitié ». Cette politique confirme sa soumission au nouvel ordre mondial. Voilà pourquoi, selon nous, il est urgent de doter notre pays d’une politique de défense cohérente, fondée prioritairement sur la défense de l’intérêt national, dont les axes principaux doivent être la reconstruction de nos armées, et l’encouragement d’un véritable esprit de défense. Or, c’est exactement l’inverse que fait Jacques Chirac. J’en veux pour preuve le sommet de Nuremberg de décembre dernier, où il a commencé à brader les éléments essentiels de notre défense auprès de nos amis allemands et de l’Otan, et envisagé de sous-traiter la maîtrise de notre outil nucléaire.


Date : 13 mars 1997
Source : Présent

Présent : Le principe pour l’armée française, d’un commandement français, aux ordres d’un seul État français n’est-il pas en train d’être abandonné par les projets de l’État-Chirac (par exemple d’intégration à l’OTAN ; ou encore, indirectement mais sûrement, de monnaie unique) ? – D’autre part, dans quelle mesure et sous quelles conditions ce principe peut-il connaître des exceptions limitées (alliances, opérations combinées) ?

J.-M. Le Pen : Il ne vous étonnera sans doute pas que j’ai eu, depuis trente ans, des démarches exactement inverses de celles de monsieur Chirac ! Souvenez-vous : quand monsieur Chirac et ses amis voulaient, face à la menace soviétique, tenir la France à l’extérieur de l’Alliance atlantique, j’étais pour ma part partisan de ce que l’armée française soit intégrée à la grande alliance contre le communisme. À l’inverse, maintenant que le danger militaire soviétique a disparu, au moins provisoirement, je suis partisan de sortir de l’OTAN, ou de rester à l’extérieur de l’OTAN, qui, en réalité, est en train de se muer en bras armé du nouvel ordre mondial. Je note que ceux qui ont souhaité nous y faire rentrer, avec d’ailleurs une kyrielle d’autres pays, l’ont fait avec une arrière-pensée manifeste, qui montre bien le caractère de bras armé du mondialisme, du nouvel ordre mondial, que revêt désormais l’Organisation du traité de l’Atlantique nord. Bien évidemment, une armée nationale est d’abord et avant tout une armée aux ordres de l’État français. Elle ne peut être intégrée dans un dispositif international ou étranger qu’avec sa propre structure. Nous avons déjà participé à des alliances diverses, aussi bien au cours de la Première guerre mondiale que de la Deuxième ou sur d’autres théâtres d’opérations et cela s’est fait, non sans difficultés. Cependant il est évident que notre position nationale n’est pas obtuse ni fermée. Elle peut parfaitement, une fois d’ailleurs défini l’ennemi, et s’être mis d’accord sur les conditions de notre sauvegarde commune, se trouver en mesure de participer à un système d’alliance. Cela n’est ni invraisemblable ni incompatible avec notre vision. Mais on ne peut l’envisager que si l’on a une armée qui se trouve à un haut niveau à la fois technique et moral.
Précisons-le une fois encore : notre défense ne peut être que nationale. Une grande fusion européenne serait une erreur. Pour preuve : les intérêts des Allemands et des Français ne sont pas les mêmes en Europe centrale ou dans l’Afrique des grands lacs. Alors, oui, nous pouvons envisager des actions communes avec nos amis européens, mais ça ne peut être que dans le cadre d’une alliance et d’un objectif défini préalablement. Cela n’empêche pas, bien au contraire, d’avoir des états-majors intégrés et quelques grandes unités communes, sur le modèle de la brigade franco-allemande, qui, eux, soient capables d’être opérationnels dans des délais très brefs.

Présent : L’emploi trop fréquent et trop exclusif de l’armée à des opérations à but humanitaire ne comporte-t-il pas le risque d’estomper dans les cœurs le sens, le respect, l’estime des valeurs proprement militaires, et l’honneur qui leur est dû ?  Et dans ce cas, comment y remédier en temps de paix ?

J.-M. Le Pen : Oui. J’ai dit tout à l’heure quelle était la mission principale d’une armée, avec les risques qui s’y attachent et l’honneur redoutable que l’on peut en tirer. L’ingérence, dont monsieur Kouchner fait à nos pays un devoir dans les affaires des pays étrangers, nous fait courir le risque de faire perdre à l’armée et à la jeunesse le sens de la mission de l’armée nationale. L’armée nationale est en principe chargée de défendre le territoire ; c’est sa première mission, défendre la liberté, l’indépendance de la nation, la liberté et la sécurité des citoyens et éventuellement leur prospérité. Car, en cas d’agression, de conflit, l’armée est l’instrument de cohésion et d’encadrement indispensable qui permet de faire face à des troubles graves, qu’ils éclatent ou surviennent à l’intérieur ou à l’extérieur de nos frontières, ou menaçant l’intérêt supérieur du pays en nous coupant de nos approvisionnements stratégiques. De même, en cas de catastrophe naturelle ou industrielle, il faut être prêt. Pourquoi alors ne pas créer, en temps de paix, avec certains éléments de réserve volontaires, un corps d’intervenants humanitaires qui serait en quelque sorte différent de l’armée, utilisant les mêmes disciplines et techniques ; moi j’ai fait ça quand j’étais président de la Corpo, j’ai organisé, monté un commando de volontaires étudiants, que j’ai emmené dans la Hollande envahie par les eaux et nous avons été en mesure de rendre de grands services. Je me rappelle d’ailleurs que ceux que nous avons rendus au maximum l’ont été en liaison avec une unité amphibie américaine qui n’avait pas d’infanterie, à laquelle nous avons servi d’infanterie, tandis qu’eux nous servaient de cavalerie, en quelque sorte ; voilà un bon exemple concret de coopération internationale sur le terrain d’unités restées nationales.
Je m’étonne d’ailleurs que tant d’argent soit donné aux ONG alors que la sécurité civile, si on lui en donnait vraiment les moyens, serait à même de remplir en France, et pourquoi pas à l’étranger, un certain nombre de missions.
S’il y avait une véritable sécurité civile avec des effectifs et des cadres, il suffirait de prélever des unités volantes, des unités de volontaires pour remplir un certain nombre de tâches humanitaires.
Malheureusement je crains que derrière ces tâches humanitaires, il y ait des arrière-pensées politiques ou politiciennes et je suis toujours réservé quand ce sont nos adversaires qui proposent ce genre de politique.
Je crois que nous avons en France des cadres compétents et beaucoup de volontaires qui pourraient constituer le noyau d’une défense civile réellement opérationnelle. Pourquoi ne pas grouper autour des sapeurs-pompiers militaires et des marins pompiers de Paris, Lyon et Marseille, l’ensemble des sapeurs-pompiers volontaires, dont je rappelle pour mémoire qu’on en recense en France 265 000, les spécialistes des organismes de sécurité dans les grands ensembles comme les aéroports, les gens du sauvetage en mer, voire les Samu qui pourraient servir de réserve active au service de santé des armées ? Tous ces éléments pourraient alors bénéficier du statut de réserve active. Ces unités de défense civile, au même titre que les unités militaires classiques, pourraient être projetées sur des théâtres d’opérations humanitaires extérieurs, mais en demeurant sous contrôle effectif du gouvernement. Il faut bien comprendre que dans notre conception, la défense civile est un tout.

Présent : Comment la France peut-elle avoir les moyens matériels d’entretenir et de développer à un niveau technologique suffisant :
– ses industries d’armements classiques ;
– sa crédibilité nucléaire ?
Et particulièrement : l’armée française devra-t-elle (et pourra-t-elle) arriver à se passer de la logistique américaine ?

J.-M. Le Pen : Il y a un premier problème. La première donnée, c’est celle du budget militaire ; on ne peut pas avoir une armée nationale efficace, nous l’avons dit, à moins de 5 % du PIB. Dire le contraire, c’est mentir à nos concitoyens. Et il me semble que 5 %, c’est un effort qui n’est pas excessif compte tenu de l’enjeu ; je sais bien qu’il est toujours difficile de faire percevoir aux citoyens et aux contribuables en temps de paix la nécessité d’entretenir une armée dont la formation s’étend sur plusieurs années, dont les armements s’étendent sur plus de 10 ans, mais cela précisément, c’est la mission des gouvernements, la mission de l’État, étant entendu que pour un pays comme le nôtre qui a une tradition militaire millénaire, celle-ci doit tout de même rendre plus facile qu’à d’autres l’explication de la mission. Nous sommes un vieux peuple de tradition militaire et par conséquent nous devons y arriver relativement facilement à condition d’avoir un budget. Si on les rapporte au PIB, 5 % c’est, grosso modo, 350 milliards au minimum. Et que l’on ne vienne pas nous dire que c’est impossible. Pendant la guerre d’Algérie et des années après, le ratio s’élevait à 6 % ! La vérité, c’est que nous sommes très éloignés du niveau de crédit nécessaire pour avoir une armée nationale efficace. Nous produisons par exemple 33 chars Leclerc par an. Même si ce char est probablement en l’état, mais pour combien de temps encore, le meilleur du monde occidental, combien de temps cette supériorité durera-t-elle ? Je crois que nous devons avoir environ actuellement 110 chars Leclerc dans l’armée française et il nous en faudrait un peu moins de 1 000 pour remplacer, nombre pour nombre, les AMX 30 largement obsolètes.

Présent : En somme on peut observer que l’asphyxie de l’armée française commence par l’asphyxie financière ?

J.-M. Le Pen : Bien sûr, et c’est là que l’argument budgétaire est tout à fait pervers car ce n’est pas le budget de l’armée qui doit s’adapter aux contraintes budgétaires de la nation, c’est le budget de la nation qui doit s’adapter aux contraintes des fonctions régaliennes, c’est-à-dire : défense, justice, police, diplomatie et monnaie.
J’ajouterais que, derrière la question proprement budgétaire, se profile la question des armements conventionnels (je préfère ce terme à celui d’armements classiques) aussi bien dans la marine que dans l’aviation. En la matière, évidemment, nous pourrions faire de très sévères critiques de la politique militaire qui a été menée au moins dans les 20 dernières années, pour ne pas dire dans les 30 dernières années, et constater l’état de délabrement de nos équipements et donc de notre capacité défensive, je ne parle même pas des projections extérieures chères au président de la République qui se paye assez facilement de mots et d’images. Je me contenterai à ce sujet de vous renvoyer au dernier livre de Pierre Chiquet qui dresse un bilan désastreux du complexe militaro-industriel français. Sur le plan nucléaire, vous savez que nous avons approuvé la décision présidentielle de poursuivre les essais nucléaires et déploré ensuite leur limitation puisque, affirmions-nous, nous sommes loin d’avoir un système de substitution. La France demeure avec, je crois, aux alentours de 500 têtes nucléaires, avec des moyens de lancement qui restent encore pour l’instant modernes et opérationnels, la 3e puissance nucléaire mondiale.
Lorsqu’il a décidé de mettre fin aux essais nucléaires français dans le Pacifique, Jacques Chirac a entériné notre assujettissement au nouvel ordre mondial. Vous savez comme moi qu’une telle arme n’est crédible que si elle demeure opérationnelle. En ne permettant plus de la tester, il a donc renoncé implicitement à défendre notre indépendance, et donc notre souveraineté. Vous savez aussi bien que moi qu’en matière de relations internationales et de défense, seul doit entrer en ligne de compte l’intérêt supérieur du pays. J’ai, en son temps, critiqué cette décision pour au moins trois raisons, et personne ne m’a porté la contradiction jusqu’aujourd’hui :
– la décision de Jacques Chirac est intervenue alors que la remise à niveau de nos armes nucléaires, têtes et vecteurs, n’était pas encore faite, et surtout alors que nul ne pouvait et ne peut encore dire de façon sérieuse, si le système de simulation Palen, qui ne sera d’ailleurs opérationnel, nous disent les spécialistes, que dans les années 2005-2010, est fiable ou non ;
– sur le fond, j’estime qu’une telle décision a été motivée principalement par la volonté du nouvel ordre mondial de nous éliminer de la cour des grands. Quel était notre intérêt d’interdire ces essais alors même que les superpuissances ont un potentiel nucléaire totalement surdimensionné par rapport au nôtre ? La France, qui a toujours suivi la doctrine de la dissuasion dite du faible au fort, ne possède pas de gigantesque arsenal nucléaire, mais, en revanche, a un besoin impératif de posséder des moyens extrêmement sophistiqués de pénétration des systèmes adverses, ce qui implique que l’on continue de procéder à des tests et des essais continuels. C’est là le gage tangible de notre indépendance et de notre souveraineté.

 

Date : 14 mars 1997
Source : Présent

Suite et fin de l’interview de Jean-Marie Le Pen

– Sur le plan politique intérieur, une telle décision a révélé un net coup de barre à gauche. En effet, après avoir malicieusement flatté son électorat de droite qui en avait bien besoin, Jacques Chirac est revenu à ses premiers amours en faisant une œillade appuyée à l’électoral écolo-gauchiste. Au fond, mais qui à part nous ose le dire ? Se posant en héritier social-démocrate de Mitterrand, il a entériné l’abandon de la doctrine gaullienne de défense.
Enfin, « l’armée française devra-t-elle et pourra-t-elle arriver à se passer de la logistique américaine ? ». Elle devrait pouvoir le faire au moins pour ses missions territoriales, au moins pour ses missions nationales, et pour les missions extérieures que je qualifierais d’intérêt national. S’il s’agit de missions d’intérêt international, à ce moment-là on est dans le cadre de l’Alliance et il n’est pas indécent de profiter de ses avantages. Je crois que nous aurions intérêt à développer les instruments de notre force de projection, en particulier en matière d’avions de transport. Il faudrait ainsi envisager la réalisation d’un avion dérivé de l’A.340, qui soit susceptible de transporter plus d’une compagnie de parachutistes. De même, il faut mettre en chantier le plus vite possible un avion de transport tactique, l’ATF par exemple. Il est certain que la France demeure nostalgique de son rôle mondial, mais nous constatons amèrement qu’elle n’en a plus aujourd’hui les moyens. Il faut entretenir les moyens mis à la disposition de l’armée avec un soin jaloux parce que, quand on a des missions de protection du territoire et que l’on sait que celui-ci est étendu à plusieurs océans, et quand on sait simultanément que nous sommes engagés dans une partie de bras de fer diplomatique dans bien des endroits, et en Afrique en particulier, avec certains de nos alliés, quand on sait enfin que nous avons des prétentions de leadership ou d’influence dans le Moyen-Orient, il y a encore beaucoup à faire pour se doter de l’instrument militaire apte à appuyer une politique de grandeur nationale ou même de simple sécurité territoriale.
Mais permettez-moi de revenir sur une question qui me paraît importante. En matière d’industries d’armements, il n’y a pas seulement un problème budgétaire, il y a également le problème de l’optimisation des productions Prenons un exemple : pourquoi le rafale coûte-t-il 5 fois son poids en or, si j’en juge l’interview accordée par le général Rannou à « Valeurs actuelles » ? C’est d’abord parce que les cadences ont été tellement restreintes qu’on en budgétise 3 par an actuellement ; concernant le Leclerc, c’est très simple. Aujourd’hui on en produit 33 par an, pour l’armée française, alors qu’on avait prévu à l’origine d’en produire 100. Si l’on optimisait la production, on devrait arriver à produire entre 200 et 220 Leclerc par an. Le coût unitaire serait abaissé d’abord sur le plan national mais aussi sur le plan international, à condition toutefois d’admettre sans fard qu’on vend de l’armement, comme le font les Américains, les Allemands, les Anglais et les Russes, mais aussi les Brésiliens. Il faut en finir avec l’hypocrisie, ne plus se cacher derrière son petit doigt. Pour cela, quand on est président de la République, il ne faut pas viser à se faire remettre un César en fer doré ou un Prix Nobel par l’académie scandinave…

Présent : Que pensez-vous du mental et du moral du corps d’officiers actuel ?

J.-M. Le Pen : Je ne suis pas assez familier des écoles militaires pour apporter un jugement définitif, mais je crois savoir, d’après nos jeunes qui embrassent la carrière militaire et qui concourent pour Saint-Cyr, l’EMIA, Saint-Maixent, Navale ou l’École de l’air à Salon, que les jeunes restent tout à fait avides de servir et de se dévouer. La carrière militaire reste une belle carrière. Les gesticulations médiatiques des politiciens ne les touchent pas en profondeur. Le moral de l’armée est évidemment fonction des hommes qui la composent, les officiers, les sous-officiers, les engagés sont aussi des gens qui sont mariés, qui ont des familles, etc. Le métier de soldat est certes un métier à part, qui correspond à une vocation, mais il ne peut pas être détaché, outre les grandes perspectives stratégiques et tactiques, des conditions de rémunération, de logement, d’éducation des enfants, etc.
Pour ma part, je suis surpris d’une chose : c’est que dans cette grande entreprise de bouleversement de l’armée, devant les perspectives révolutionnaires et les risques immenses qu’elle comporte, il semble ne pas y avoir d’interrogation ni de contestation. C’est quand même très étonnant, dans l’armée française, qui est si muette que quelquefois on pourrait la croire morte. Je n’ai pas entendu claquer depuis 10 ans une seule porte de caserne, ni d’état-major.

Présent : Est-ce qu’il n’y a pas, pour rester un peu sur la question des écoles militaires, comme une volonté qui, à l’imitation de l’Éducation nationale, voudrait casser ceux qui sont « fana mili » comme on disait jadis ?

J.-M. Le Pen : Sans doute. Pourquoi les écoles militaires échapperaient-elles à des tentatives de subversion ou de nivellement ? Certains voudraient banaliser cette fonction militaire qui, à nos yeux, reste une fonction exceptionnelle. On peut presque dire même, non seulement une fonction noble, mais presque une fonction sacrée. Le soldat, par l’idéal qu’il sert, par le dévouement et le sacrifice, y compris suprême qui est exigé ou exigible, est hors du cadre ordinaire de la vie. Dans cette perspective, la banalisation de la carrière militaire, de la fonction militaire, des écoles militaires constitue une grave dérive, dont n’auraient peut-être même pas rêvé les pacifistes antimilitaristes du début du siècle.

Présent : Désirez-vous parler de l’action, et de l’accueil reçu dans l’armée par le comité de soutien à l’armée et aux industries de défense que vous présidez ?

J.-M. Le Pen : Soyons clairs : cette entreprise ne consiste pas à monter un syndicat dans l’armée. Nous n’incitons pas du tout les officiers en activité ou les sous-officiers en activité à se révolter. Il s’agit simplement de faire connaître nos positions en matière de défense. C’est une initiative que j’ai prise au moment de la campagne présidentielle pour dire : « Nous avons un programme, nous avons les moyens de proposer un budget, de financer le redressement de l’armée française, nous pensons qu’il faut se recentrer sur un certain nombre d’axes essentiels. »
Nous étions et sommes encore les seuls à pouvoir le faire. En effet, la gauche qui n’a cessé de réclamer la réduction des budgets militaires et la fausse droite qui met aujourd’hui ce programme en pratique, sont responsables et coupables de l’affaiblissement dramatique de notre outil de défense. Partout où ils se trouvent, les élus du Front national comprennent la légitime inquiétude des salariés de l’armement. Ils ont d’ailleurs apporté leur soutien aux manifestations pour le retrait des plans Million, même si la présence de syndicats de gauche, dont les représentants au Parlement ont toujours voté une diminution des crédits militaires, apparaissait comme une scandaleuse incongruité. En réalité, c’est bonnet rose et rose bonnet : la gauche dans la rue et la fausse droite au Parlement ont le même comportement hypocrite et irresponsable.
Ce que j’ai voulu mettre en évidence, c’est qu’en acceptant, comme le veut Jacques Chirac, le démantèlement de nos arsenaux, on accepte en réalité que notre industrie de défense mette la clé sous la porte. De la sorte, on aboutira inéluctablement à soumettre l’Europe entière, de façon irrémédiable, à une totale dépendance à l’égard des États-Unis. Car une défense européenne privée de l’industrie française de l’armement ne serait qu’un tigre de papier.
Pour notre part, nous avons demandé que tous les programmes annulés, retardés ou amputés soient rétablis à leur niveau initial. Nos armées en ont besoin autant que nos entreprises. Soyons raisonnables : il vaut mieux investir dans la survie et le développement d’un secteur stratégique qu’engloutir les mêmes sommes dans l’indemnisation de dizaines, et bientôt de centaines, de milliers de chômeurs.
Comme je vous l’ai dit, je crois que l’intérêt supérieur de la nation exige, au contraire, un renforcement des moyens consacrés à la défense nationale. La sécurité est la première des libertés, « a fortiori » la sécurité nationale. L’armée est la garante de notre souveraineté, donc de notre liberté. Or, toute assurance a un prix, surtout l’assurance-vie !
Concrètement, nous travaillons par osmose, c’est-à-dire que nous distribuons à des gens qui le demandent des documents d’information. Libre à eux ensuite de les répandre autour d’eux, pour faire connaître les positions du Front national sur l’armée, d’une part, et sur les industries de défense, d’autre part. Quant à l’accueil, il se juge aux résultats que nous obtenons dans un certain nombre de villes de garnison. Par exemple, ces derniers mois Bruno Racouchot et Roger Holeindre sont allés faire des réunions publiques à Lure, en Haute-Saône. Il y a là un régiment de Dragons qui est en passe d’être dissout, fort de 850 hommes. Eh bien, le Front national qui faisait traditionnellement 14 % dans le canton de Lure est passé lors de la dernière élection cantonale partielle à 24 % au premier tour et à 27 % au deuxième tour. Cela signifie que sur un terrain qui traditionnellement n’était pas très favorable, quand on fait connaître des propositions concrètes, structurées, les gens écoutent et s’aperçoivent que nous avons raison. Mais, encore une fois, ce n’est pas du tout une entreprise révolutionnaire ; c’est pour ça d’ailleurs qu’on demande aux cadres de réserve de monter au créneau, de dire tout haut ce que les cadres d’active sont dans l’impossibilité de dire. Il y a de plus en plus de gens qui s’engagent, on l’a vu à Brest, où il y a même eu des ingénieurs de l’armement en activité qui ont accepté de patronner une réunion du COSAID aux côtés d’Olivier Morize, président du groupe Front national en Bretagne, qui est lui-même officier de réserve. Je crois qu’il s’agit là, en l’occurrence, d’un travail d’information de longue haleine.
Dans ma vie politique, j’ai connu diverses compositions de l’Assemblée nationale. Il y avait un consensus national qui rendait d’ailleurs à la droite nationale la vie moins difficile que maintenant ; c’est le ministre de la Défense radical socialiste qui avait mis à notre disposition des camions militaires pour lancer en métropole, la campagne Algérie française. Les relations n’excluaient pas les divergences, ou les affrontements sévères, mais il y avait une espèce de consensus sur la nation. Même Mendès avait ce consensus, Guy Mollet avait ce consensus, il n’y avait que les communistes qui en étaient exclus. Mais quand on voit comment la droite nationale est traitée aujourd’hui, on s’aperçoit bien que c’est cet adjectif qui justifie les agressions dont elle est l’objet et qui crée le consensus adverse englobant les communistes. C’est un monde anti-national quelle que soit sa motivation. La classe politique française et je dirais la classe dirigeante française, en y incluant les bouffons du show-biz, est anti-nationale et au minimum a-nationale.