Texte intégral
Date : mardi 20 mai 1997
Source : TF1
P. Poivre d’Arvor : Vous avez entendu l'intervention du chef de l'État. Vous l'avez prise comme un coup de pouce à l'Europe ou un coup de pouce à la majorité ?
A. Juppé : J'avais d'abord retenu que Jacques Chirac avait une ligne précise et cohérente dans sa politique européenne, il l'a expliquée. Et j'ai également retenu une expression qui me paraît importante dans le propos de Jacques Chirac, c'est la suivante : « il faut que la France, pour bien défendre ses intérêts, parle d'une seule voix ».
P. Poivre d’Arvor : Ça veut dire pas de cohabitation, si possible ?
A. Juppé : Cela veut dire, qu'en toute hypothèse, si le Parti socialiste et le Parti communiste l'emportaient, nous aurions, inévitablement, me semble-t-il, une crise en Europe. Alors je ne fais pas procès aux socialistes d'avoir renoncé à leurs convictions européennes, mais j'essaie de regarder, concrètement et objectivement ce qui pourrait se passer. D'abord il n'y a pas de majorité PS sans concours du PC, quels que soient les cas de figure. Or, nous savons bien que le Parti communiste réclame à cor et à cri, depuis plusieurs années, la renégociation du traité de Maastricht, ce que refusent nos quatorze partenaires, première raison de crise ! La deuxième raison de crise dans cette hypothèse, c'est que s'il tenait ses promesses électorales, encore qu'il les édulcore un peu chaque jour, le Parti socialiste nous ferait sortir des clous et une crise économique et financière se déclencherait en Europe. Voilà, je crois, le scénario à peu près assuré dans l'hypothèse où une majorité PS-PC se substituerait à la nôtre.
P. Poivre d’Arvor : Inutile de vous dire que Lionel Jospin ne voit pas les choses comme vous, puisqu'il vient de déclarer à l'instant sur France 2 qu'il est évident qu'en cas de cohabitation, la France parlerait d'une seule voix en Europe.
A. Juppé : Ça, c'est une affirmation totalement gratuite qui ne résiste pas à l'examen des faits. Quand on écoute le discours des communistes, alliés aux socialistes, membres inévitables d'une future majorité – sans cela il n'y a pas de majorité –, on ne peut pas faire cette affirmation. Je crois qu'elle sera démentie par les faits.
P. Poivre d’Arvor : Est-ce que vous pensez qu'il y aura d'autres interventions du chef de l'État d'ici...
A. Juppé : Je n'en sais rien.
P. Poivre d’Arvor : Vous parlez souvent avec lui.
A. Juppé : Bien sûr, mais c'est à lui de décider. De toute façon c'est à la fois habituel, dans toutes les élections législatives, et je dirais que c'est normal. Pourquoi ? Parce que le président de la République n'est pas quelqu'un qui serait en dehors des responsabilités. C'est lui qui fixe le cap et la ligne, notamment en matière de politique européenne, mais aussi en matière intérieure. Donc il est tout à fait normal qu'il dise aux Françaises et aux Français : si vous voulez me permettre de poursuivre la politique que j'ai engagée, il faut que j'ai à mes côtés un gouvernement et une majorité qui soient en harmonie avec moi.
P. Poivre d’Arvor : Mais en général c'est toujours le type de déclaration assez solennelle, genre Verdun-sur-le-Doubs. Là ça sera plus feutré ?
A. Juppé : C'est au Président de prendre l'initiative et d'en décider.
P. Poivre d’Arvor : On verra bien. Tout le début de cette campagne a été centré autour de vous. Vous étiez un peu le ludion de la campagne...
A. Juppé : Dites donc, le ludion, ce n'est pas gentil.
P. Poivre d’Arvor : Non, non, le ludion, ça monte et ça descend, un peu comme les sondages.
A. Juppé : C'est plutôt descendant.
P. Poivre d’Arvor : Non, le ludion, en physique, ça monte et ça descend.
A. Juppé : Non, je parlais des sondages.
P. Poivre d’Arvor : Les gens disaient : finalement Juppé c'est un repoussoir. Si on dit que finalement on dissout pour ne pas changer de majorité, pour ne pas changer de Premier ministre, à quoi ça sert ? Et puis maintenant, on a l'air de remettre en scène l'hypothèse Juppé. Vous avez une idée sur ce qui vous attend ?
A. Juppé : Je vais vous dire ce que j'ai déjà dit et qui est ma conviction profonde. Depuis quatre ans, j'ai essayé de servir. D'abord de 1993 à 1995, j'ai été ministre des affaires étrangères et ça a été pour moi une période passionnante. Je crois qu'on a fait des bonnes choses avec le gouvernement d'Édouard Balladur. Et puis depuis 1995, je suis au poste de Premier ministre, et là aussi je m'efforce de servir du mieux possible. Quel est mon seul horizon aujourd'hui ? C'est d'apporter ma contribution, à ma place, à la victoire de la majorité le 25 mai et le 1er juin prochains. Et puis c'est tout.
P. Poivre d’Arvor : Oui, mais comme François Léotard a dit hier qu'on ne dégrade pas un général le soir de sa victoire, si vous gagnez, vous allez rester ?
A. Juppé : Je vous ai dit quel était mon horizon.
P. Poivre d’Arvor : Et si jamais vous réussissez ensuite à faire passer la loi sur le cumul des mandats, vous choisirez lequel ?
A. Juppé : J'ai déjà répondu souvent à cette question. Je crois que ce qui intéresse les Français, ce n'est pas le devenir de Pierre, Paul ou Jacques. J'ai dit ce que nous ferions bien entendu. Ce qui les intéresse, c'est le projet politique dont nous sommes porteurs. Nous venons de voir qu'il y a sur la politique européenne qui est très importante, qui est au cœur de bien des choses, une différence majeure. Avec le RPR et l'UDF, Jacques Chirac peut continuer à parler d'une seule voix en Europe. Avec le PS et le PC, c'est la crise inévitable, quelles que soient les intentions des uns ou des autres. Il y a d'autres différences, Je pense notamment à la politique économique.
P. Poivre d’Arvor : Justement, que pouvez-vous faire pour qu'il y ait une nouvelle croissance, pour que ça bouge ?
A. Juppé : J'admets que vous utilisiez le mot de croissance parce que tout passe par là, par la croissance. Nous avons redressé la situation et maintenant la nouvelle étape à laquelle nous appelle Jacques Chirac, c'est précisément la croissance. Alors pour de la croissance, il faut d'aborder utiliser l'euro comme un facteur de croissance. Et nous avons dit, les conditions à remplir pour cela, je les ai évoquées il y a déjà plusieurs mois. Il faut notamment que la politique économique soit conduite non pas par des gouverneurs de banque centrale mais par des responsables politiques.
P. Poivre d’Arvor : Qui, au besoin peut-être, diront que le critère des 3 % est un peu juste.
A. Juppé : 3 %, c'est un aspect des choses. Je crois surtout qu'il faut que l'euro demain soit à sa vraie valeur par rapport aux autres grandes monnaies si nous voulons peser de toute notre place dans le monde par rapport au dollar et au yen. La croissance, c'est ensuite la présence de la France sur les marchés extérieurs. Et là nous avons des possibilités extraordinaires qui devraient combattre la morosité ambiante. Je vais en prendre deux exemples. Quand le président de la République est allé en Chine, il a conclu un accord sur 30 airbus, 10 avions de transport régional et des hélicoptères. C'est 8 milliards de commande, c'est 7 000 emplois consolidés en France pendant trois ans. Et aujourd'hui, nous venons d'apprendre qu'à la suite du voyage que le Président avait fait l'an dernier en Arabie Saoudite, ce pays nous commande une troisième frégate Lafayette avec l'équipement complet des deux précédentes et de cette troisième frégate. Ce sont des milliards de commande et c'est à nouveau 2 600 emplois consolidés pour cinq ans dans des régions qui sont souvent très sensibles. Alors la croissance est là. Et puis, enfin, la croissance est chez nous. Pour stimuler la croissance en France, il faut maintenant que nous nous engagions résolument et pour longtemps, pour quatre, pour cinq ans, dans une politique de baisse des charges, de baisse des impôts et d'allégement des contraintes qui pèsent sur ceux qui travaillent. Voilà une direction claire alors que la seule proposition qui nous est faite par le PS et le PC, c'est, d'une part, de créer des emplois de fonctionnaires et c'est, d'autre part, de payer 39 heures un peu augmentées des salariés qui ne travailleraient plus que 35, ce qui signifie le dépôt de bilan assuré de milliers de PME en France. C'est tellement vrai d'ailleurs que M. Jospin vient de s'en apercevoir et que dans la dernière version du programme du PS, qui est sortie cet après-midi, on commençait à mettre un peu le bémol sur les augmentations de salaires alors qu'il y a trois jours, c'était un des points forts du programme. Vous voyez qu'on est maintenant au cœur du sujet. On voit les choix qui se proposent aux Français. Et j'ai confiance dans leur lucidité et dans leur bon sens.
P. Poivre d’Arvor : Je suis sûr que quand ils vous regardent, les Français se disent : cet homme-là est intelligent, il est certainement sincère mais en même temps, depuis qu'il est là, on a quand même continué à voir le chômage monter.
A. Juppé : C'est tout à fait inexact. La précédente législature socialiste, là les chiffres sont incontournables, s'est soldée entre fin 1988 et 1993 par 700 000 chômeurs de plus, comme au cours de la première législature socialiste, 1981-1986. Depuis fin 1993, le chômage est stabilisé, nous recommençons à créer des emplois. C'est le sixième mois consécutif que le chômage des jeunes baisse. Il y a 100 000 jeunes chômeurs de moins aujourd'hui qu'en 1993. Les défaillances d'entreprises sont moins nombreuses et les licenciements collectifs ont baissé d'un tiers. Alors loin de moi de dire que c'est un succès. Nous n'avons pas atteint les objectifs que nous nous étions fixés, je l'ai dit et je le répète. Mais, c'est un retournement de tendance. Et j'affirme que, maintenant, notre objectif c'est d'amplifier cette tendance, c'est de donner un nouvel élan alors que l'application du programme du PS et du PC, j'en suis sûr, non pas qu'ils le veuillent bien sûr, mais par la logique des propositions qu'ils font, briserait cet élan. J'ai essayé d'en donner deux exemples tout à l'heure à propos des deux propositions les plus symboliques du PS.
P. Poivre d’Arvor : Je vais vous donner deux définitions, je ferai la même chose demain avec Lionel Jospin : qu'est-ce que vous pensez du socialisme, comment vous le définissez ?
A. Juppé : Le socialisme, c'est la démarche selon laquelle lorsqu'il y a un problème, on se tourne vers la puissance publique pour essayer de le régler. C’est ça qui est au cœur de la démarche socialiste. Je crois, on fait confiance à l'intervention de l'État.
P. Poivre d’Arvor : Et ce n'est pas plus mal, non ?
A. Juppé : Tout le problème est de savoir jusqu'où on va. L'excès de socialisme c'est la bureaucratie. C'est un système qui a partout échoué.
P. Poivre d’Arvor : Et le libéralisme ?
A. Juppé : Dans le libéralisme, il y a un mot qui est le mot liberté. Le libéralisme, c'est toute la philosophie qui a conduit à se débarrasser du despotisme et à faire apparaître la démocratie, la république dans notre pays. Là aussi, il y a des excès possibles et un excès de libéralisme peut conduire à une forme d'égoïsme. C'est la raison pour laquelle moi je n'aime pas beaucoup ces étiquettes en -isme. Je préfère être pragmatique. Et mes mots à moi, c'est le mot d'initiative, parce que je crois à la liberté et c'est le mot de partage parce que je crois à la solidarité. Alors ce n'est peut-être pas des mots idéologiques, mais je me demande si finalement le gaullisme, ce n'est pas un peu ça !
P. Poivre d’Arvor : Dernière question, je la poserai à Lionel Jospin, qu'est-ce que vous pensez de votre adversaire, profondément ?
A. Juppé : Il est comme vous et moi, il a des qualités et des défauts.
P. Poivre d’Arvor : Qualités et défauts, dites ?
A. Juppé : Et à chacun d'en juger, mais je ne souhaite pas me placer sur ce plan-là. Je crois que la politique aujourd'hui, pour les Français, ce n'est pas ça. La politique c'est de regarder les projets en présence et je combats le projet du Parti socialiste parce qu'il me paraît dangereux pour notre pays et, au total, je crois qu'on s'en rend compte chaque jour davantage, pas sérieux. Il n'a pas été étudié, il a essayé de piper les voix au début, et on se rend compte, jour après jour, qu'il ne tient pas la route. On l'a vu sur les nationalisations. Il s'est contredit de jour en jour. On l'a vu sur les fonds d'épargne retraite, on le voit maintenant sur la politique des salaires. Ce n'est pas un projet sérieux, et même s'il peut, ici ou là, susciter quelques illusions, je crois que les Françaises et les Français s'en rendront compte.
Date : mardi 20 mai 1997
Source : RTL
M. Cotta : C'est Raymond Barre qui le rappelait récemment : aucun Premier ministre en place n'a jamais gagné les élections depuis 1978. Comment comptez-vous conjurer le sort et est-ce que vous avez peur, comme le dit Lionel Jospin ?
A. Juppé : Je me bats pour une seule chose, faire gagner notre majorité afin que le président de la République puisse disposer d'une Assemblée nationale et d'un gouvernement qui soutiennent sa vision du monde et de l'Europe et bien défendre, ainsi, nos intérêts. Et on voit que c'est important. Il va se passer des choses extraordinaires dans les semaines qui viennent, notamment ce sommet de l'Alliance atlantique où – on n'aurait pas pu l'imaginer encore il y a dix ans – nous allons signer une grande charte de sécurité avec la Russie. Voilà des choses importantes, voilà pourquoi il faut se battre pour que le président de la République puisse continuer son action.
M. Cotta : Et vous n'avez pas peur ?
A. Juppé : De quoi voulez-vous que j'ai peur ? Le suffrage universel, en démocratie, c'est le moment le plus fort et je crois que le président de la République a eu raison de redonner la parole aux Français pour pouvoir continuer sa tâche justement. Vous savez, on voit tellement de fantasmes en ce moment dans cette campagne, tellement de petites phrases, tellement d'attaques, je ne connaissais pas celle-là, voyez, une nouvelle !
O. Mazerolle : Vous avez dit récemment dans une interview que vous compreniez que des gens puissent être mécontents. Mais si des électeurs de la majorité sont mécontents, comment peuvent-ils être certains que leur message sera entendu s'ils votent pour vous ?
A. Juppé : Qu'il y ait des Françaises et des Français mécontents, je le comprends volontiers, nous sortons d'une période qui a été notamment – pas exclusivement mais notamment – une période de redressement avec ce que ça implique d'efforts, parfois même de sacrifices de la part de tous. Mais il appartient à chacun de peser le pour et le contre en son âme et conscience. Est-ce que le mécontentement doit aller jusqu'à donner la majorité à une coalition, le PS et le PC, dont je suis convaincu qu'elle mènerait une politique mauvaise pour la France ? C'est ça que chaque électrice et chaque électeur va se demander au fond de sa conscience, c'est ça la démocratie, une fois de plus.
O. Mazerolle : Oui mais, effacer tout, pour les électeurs, ce n'est pas forcément non plus une satisfaction. Comment l'électeur peut-il vous faire passer son mécontentement s'il vote quand même pour vous ?
A. Juppé : Il ne s'agit pas d'effacer tout. Moi, je n'ai pas de complexe sur ce qui a été fait depuis 1993 sous le gouvernement d'Édouard Balladur et sous le mien. Nous ne rappelons peut-être pas suffisamment dans quel état nous avons trouvé la France en 1993 : en récession économique, avec 700 000 chômeurs de plus qu'en 1988, des comptes publics profondément dégradés et des désastres qui s'accumulaient un petit peu partout dans les entreprises publiques. Alors, quand on part d'un tel point de départ précisément, il faut du temps pour remonter la pente et je crois que les Français l'ont compris.
O. Mazerolle : Restons une seconde sur la psychologie tout de même : en mai 1995, dans votre discours de présentation à l'Assemblée nationale, vous aviez dit vouloir faire le pari de la confiance, une confiance qui vous a été refusée par beaucoup. Qu'est-ce qui vous a manqué pour obtenir cette confiance ?
A. Juppé : Juste un point M. Mazerolle, on verra le 25 et le 1er si la confiance a été refusée à la majorité RPR-UDF, c'est à ce moment-là qu'on le verra. Il faut faire attention de ne pas trop anticiper sur les événements quand même.
M. Cotta : Balladur, Séguin, Madelin, est-ce que ce sont vos rivaux, vos concurrents dans cette bataille ?
A. Juppé : Non, ce sont des membres de la majorité. Nous sommes différents, nous avons chacun notre sensibilité et notre propre histoire mais voyez, on se laisse peut-être un peu trop obnubiler dans cette campagne par ce qui se passe au niveau national. Je suis candidat comme les autres et je vois bien comment les choses se passent sur le terrain. Jamais, je crois, sur le terrain, dans 577 circonscriptions, on a observé entre le RPR et l'UDF un tel climat de confiance mutuelle et d'union. C'est ça qui compte. Alors, qu'il y ait des personnalités, heureusement, différentes, et leur propos, dès lors qu'ils sont cohérents sur l'essentiel et c'est le cas aujourd'hui, leur propos parfois différent sur tel ou tel point enrichit finalement la manière dont nous voyons l'avenir.
M. Cotta : François Léotard a dit qu'en cas de victoire vous deviez rester à Matignon, est-ce que votre principal appui, cela n'est pas la confiance que vous manifeste le président de la République ?
A. Juppé : Mais de grâce, sortons de ce débat ! J'ai déjà dit à plusieurs reprises quelle était mon attitude personnelle. Et je ne vais pas y revenir. Pour le reste, c'est au président de la République de faire son choix et je suis sûr que les Français ont confiance dans le discernement du président de la République.
M. Cotta : Mais quand même, quand François Léotard le dit, ça vous fait plaisir ?
A. Juppé : Mais je le répète, le Premier ministre n'est pas désigné en France par tel ou tel chef de parti, c'est la responsabilité du président de la République qui entendra, j'en suis sûr, ce que les Françaises et les Français auront dit le 25 mai et le 1er juin.
O. Mazerolle : À propos de président de la République, beaucoup disent : il n'est pas du tout semblable à François Mitterrand et son tempérament ne lui permettrait pas de supporter la cohabitation avec un Premier ministre de gauche ?
A. Juppé : Je formulerais les choses d'une manière un peu différente : est-ce que le Parti socialiste et le Parti communiste, en cas de cohabitation, feraient preuve d'autant de bonne volonté vis-à-vis du président de la République que nous l'avons fait entre 1986 et 1988 et entre 1993 et 1995 ? La cohabitation est quelque chose qui correspond à la lettre de nos institutions. Mais je le dis pour l'avoir expérimenté à deux reprises, à mon poste d'abord en tant que ministre du Budget, puis en tant que ministre des Affaires étrangères, ça n'est pas un bon système. C'est un pis-aller, ça ne permet pas de donner la pleine capacité aux institutions nationales de défendre les intérêts de la France. Et ça serait particulièrement gênant, je le crois, dans la période qui s'ouvre aujourd'hui parce qu'on sait bien – on y reviendra peut-être tout à l'heure – que la campagne électorale a au moins eu le mérite, je crois, de marquer un certain nombre de différences, très fortes, entre d'un côté le PS et le PC et, d'autre part, le RPR et l'UDF. Et une de ces différences très fortes, c'est l'Europe. On sait bien maintenant qu'avec le PS et le PC, ce serait le cafouillage en Europe et cela pour deux raisons : d'abord, parce qu'ils ne sont pas d'accord. Vous savez, pendant toute cette législature, tous les mardis et tous les mercredis, j'ai entendu des députés du Parti communiste réclamer, lors des questions d'actualité à l'Assemblée nationale, l'abrogation du traité de Maastricht. Comment pourraient-ils gouverner avec le PS ? Et puis deuxièmement, la politique économique du Parti socialiste, et notamment les dépenses supplémentaires et les déficits supplémentaires qu'ils se sont engagés à appliquer nous feraient sortir immédiatement des clous de la réalisation de l'Union européenne. Donc, ce serait le cafouillage européen.
O. Mazerolle : Sur l'Europe précisément, on ne peut pas dire que celle dans laquelle vous vous trouvez soit jusqu'à présent synonyme d'emploi. Donc qu'est-ce qu'il faudrait donner à l'Europe pour qu'elle le devienne ? Car c'est ça tout de même que les gens attendent ?
A. Juppé : D'abord le vouloir et ça n'est pas simplement une phrase, une clause de style. Quand j'entends ici ou là dire que l’Europe est condamnée à 1,5 % de croissance, ce sont des chiffres qui circulent, je me dis que c'est une espèce de résignation inacceptable. Il faut affirmer que l'Europe, comme les autres grandes zones économiques du monde, a vocation à une croissance forte. Deuxièmement, il faut s'en donner les moyens et je pense que l'un de ces moyens – je n'ai pas le temps de développer les autres –, outre les politiques nationales, et pour la France, c'est une politique de baisse des impôts et des charges –, c'est l'utilisation de l'euro comme instrument de croissance. Il faut que l'euro soit un instrument de stabilité, c'est-à-dire qu'il n'y ait plus de dévaluation compétitive entre la lire et le franc, par exemple, avec tous les malheurs que cela a provoqué dans notre industrie textile. Mais il faut aussi que l'euro soit un instrument de croissance. Et ça, ça veut dire deux choses : premièrement, qu'on ne laisse pas le soin à la Banque centrale européenne de tout faire, mais qu'il y ait un gouvernement économique de l'Europe comme nous l'avons demandé depuis des mois et comme nous avons commencé à l'obtenir.
O. Mazerolle : Qu'est-ce que ça veut dire un gouvernement économique ?
A. Juppé : Un Conseil de stabilité et de croissance où les chefs d'État et de gouvernement et les ministres de l'Économie et des Finances décident des grands choix de politique économique, et notamment des objectifs de croissance qui ne doivent pas être laissés aux seuls gouverneurs des banques centrales. Et la deuxième condition pour que l'euro soit un instrument de croissance – elle est très proche de la première d'ailleurs –, c'est qu'il y ait entre l'euro et le dollar une parité réaliste qui reflète la vérité économique et non pas tel ou tel, comment dire, objectif théorique...
O. Mazerolle : Pardonnez-moi, mais qu'est-ce qui vous différencie des socialistes ?
A. Juppé : Il faudrait leur poser la question parce que, ce que je viens de vous dire, je l'ai exprimé dans un discours à l'Assemblée nationale – je vois que M. Cotta approuve et se souvient peut-être de ce discours, je crois que c'était au mois de novembre...
O. Mazerolle : Je crois qu'elle approuve ma question.
M. Cotta : En effet ! Ne vous disputez pas !
A. Juppé : Peu importe, on peut toujours rêver, M. Mazerolle !
O. Mazerolle : On peut toujours rêver.
A. Juppé : J'allais dire en tout cas qu'au mois de novembre, nous ne nous sommes pas contentés de le dire, nous avons obtenu déjà des choses. Vous vous souvenez peut-être, ce n'est pas si lointain. Je sais bien que la mémoire est souvent très raccourcie dans la société où nous vivons, mais vous vous souvenez que nous nous sommes battus pour que le Conseil de stabilité qui va piloter tout cela soit un Conseil de stabilité et de croissance. La différence, c'est que, peut-être, nous, nous avons posé des conditions pour faire en sorte que l'euro réussisse. J'ai un peu le sentiment que M. Jospin, pris dans les contradictions que j'ai évoquées tout à l'heure, pose des conditions pour que l'euro échoue. Voilà la différence.
M. Cotta : Vous parlez de grandes différences, en dehors de l'Europe, entre la campagne majoritaire et la campagne de l'opposition. Est-ce que votre combat est celui du libéralisme contre le socialisme et, dans ce cas, quel libéral êtes-vous, vous ?
A. Juppé : C'est le combat pour la liberté. Je disais tout à l'heure que la campagne électorale avait fait apparaître deux différences. Non pas, comme on le dit souvent, sur le social par exemple. Sur le social, nous voulons tous que les Français soient plus heureux, que la France soit plus généreuse et plus fraternelle, encore faut-il s'en donner les moyens. Les différences, elles, sont sur l'Europe. Je viens d'en parler. Malheureusement, je n'ai pas le temps de dire ce que nous voulons faire, nous, sur l'Europe, je l'ai exprimé longuement la semaine dernière à Strasbourg. La deuxième différence est sur la stratégie économique. Notre stratégie à nous, elle repose sur l'idée de liberté. Sur l'idée que, pour créer des emplois, il faut l'initiative, l'esprit d'entreprise, la créativité. Et pour cela, il faut une baisse importante des impôts, des charges et des contraintes qui pèsent sur les entreprises et nous avons dit lesquelles. Je pourrais ici vous dire quelles sont nos priorités en la matière. La stratégie socialiste briserait, j'en suis sûr, l'élan de la croissance qui revient parce que c'est plus de dépenses publiques, avec notamment les cinquante milliards qu'il faudrait trouver pour financer les 700 000 emplois de fonctionnaires et d'emplois publics, moitié-moitié. Et deuxièmement, ces fameuses 35 heures payées 39 heures avec augmentation des salaires qui ne manqueraient pas d'étouffer des milliers de petites et moyennes entreprises. Voilà, la différence. D'un côté, une stratégie qui est fondée sur la liberté, par la baisse des charges et des contraintes et, de l'autre côté, une stratégie de dirigisme et de poids accru de l'État. Même si, je viens de l'observer encore ce matin, sur un sujet aussi capital que les privatisations, il y a encore un peu de friture sur la ligne socialiste puisque M. Rocard a pris, ce matin, une position assez éloignée de celle de Lionel Jospin.
M. Cotta : Autour de vous, on parle tout de même flexibilité, d'abaisser le Smic comme René Monory ou d'abaisser le RMI. Quelle protection garantissez-vous aux salariés dans le cadre de ce libéralisme que vous défendez ?
A. Juppé : Le Smic ne sera pas abaissé, il sera augmenté le 1er juillet en fonction des textes qui le régissent et auxquels notre plate-forme RPR-UDF dit très clairement qu'elle reste attachée. Deuxièmement, quant au RMI, la loi de cohésion sociale, qui sera une des priorités de la première législature, dès le mois de juin, dit très clairement qu'il n'est pas question de le baisser ou de le supprimer. Ce que nous voulons faire, en revanche, parce que c'est une exigence de beaucoup de Françaises et de Français, de beaucoup de titulaires du RMI eux-mêmes, c'est faire en sorte que le RMI ne soit plus une sorte de prison sans barreaux mais qu'il puisse déboucher sur une insertion, sur un début de travail. Certains disent RMA, c'est-à-dire revenu minimum d'activité, pour sortir d'une logique d'assistance et aller vers une logique de responsabilité. Voilà peut-être là une différence d'approche, c'est vrai, mais il ne s'agit en aucune manière de remettre en cause ce à quoi nous tenons tous, c'est-à-dire la protection sociale et la lutte contre la fracture sociale.
O. Mazerolle : En mai 1995, toujours dans ce discours d'investiture devant l'Assemblée nationale, vous aviez décrété la mobilisation générale contre le chômage et vous aviez même envisagé, rêvé de créer 700 000 emplois en deux ans. Alors, dites-nous ce qui n'a pas marché et quels enseignements vous en tirez pour les mois qui viennent ?
A. Juppé : Que cela n'ait pas marché comme nous le souhaitions, c'est évident ! Et je ne vais pas, ici, soutenir le contraire. Que cela ait totalement échoué, ce serait une contrevérité que de le dire. Nous n'avons pas créé 700 000 emplois, nous en avons créé 300 000. C'est la première fois depuis 1988. De 1988 à 1993, la France a supprimé des emplois. Depuis 1993, elle a recommencé à en créer. Le chômage des jeunes a baissé au mois d'avril dernier pour le sixième mois consécutif. Il y a 100 000 jeunes chômeurs de moins aujourd'hui qu'il y en avait fin 1993. Les créations d'emplois au premier trimestre 1997 sont très supérieures à ce qu'elles étaient au premier trimestre 1996. Les défaillances d'entreprises baissent significativement et les licenciements collectifs aussi. Je dis donc que nous avons inversé la tendance par rapport à celle qu'ont connue les deux législatures socialistes, 1981-1986 et 1988-1993 et qui ont été marquées chacune par 700 000 chômeurs de plus. Ce n’est qu'un début, qui n'est pas satisfaisant, qui n'est pas à la hauteur des objectifs que je m'étais fixés, mais c'est un renversement de tendance et la question du nouvel élan aujourd'hui est précisément de créer la nouvelle croissance qui nous permettra de passer de cette stabilisation à un vrai recul du chômage.
O. Mazerolle : Précisément, quels enseignements tirez-vous de ce qui n’a pas marché comme vous l'espériez pour mettre les formules en application dans les mois qui viennent ?
A. Juppé : Il faut aller plus loin. Il faut se battre sur tous les fronts. Puisque vous m'interrogez sur l'emploi, je voudrais très brièvement vous dire les cinq fronts sur lesquels nous voulons nous battre. Premièrement, la baisse des charges. Ce qui n'a pas marché, c'est qu'on n'a pas été assez loin. Il faut donc étendre les baisses de charges sociales sur les entreprises de main-d’œuvre à de nouveaux secteurs parce que cela, ça marche. Deuxièmement, il faut mettre 400 000 jeunes dans les formations en alternance, qui ne sont pas des emplois à proprement parler mais qui sont des passeports pour l'emploi. Troisièmement, il faut simplifier la vie des petites et moyennes entreprises et aller beaucoup plus loin que ce que nous avons fait en définissant, par exemple, un statut de la toute petite entreprise. Quatrièmement, il faut une politique de réduction du temps de travail qui soit intelligente, c'est-à-dire qui soit dans l'entreprise, tout à fait à l'inverse de ce que proposent les socialistes par la voie législative nationale.
O. Mazerolle : Ils proposent des négociations après la législation.
A. Juppé : Mais avec une loi qui est l'épée de Damoclès ! C'est donc quelque chose qui ne marchera pas. Et enfin, il faut aller plus loin dans les emplois de proximité que nous avons commencé à développer. Je signale que si notre majorité reste la majorité, le 1er juillet 1997, la prestation dépendance pour les personnes âgées va fonctionner. 300 000 personnes âgées seront concernées et cela peut créer 50 000 emplois pour les faire aider à domicile. Voilà, si vous voulez, la stratégie est cohérente. Elle est globale. Elle est audacieuse et elle doit s'appuyer sur une stratégie de croissance au niveau européen comme je l'ai dit tout à l'heure.
O. Mazerolle : On parlait de mécontentement tout à l'heure. Vous avez entendu qu'il y a des grèves à la SNCF, chez Air France. Les producteurs de lait sont mécontents. Qu'est-ce que vous avez à dire à ces gens-là ?
A. Juppé : Qu'il faut discuter pour régler les conflits. D'ailleurs, j'observe que c'est ce qui se fait. À la SNCF, la direction a discuté. Je ne me prononcerai pas sur le bien-fondé de telle ou telle revendication ou sur le résultat des négociations, le dialogue social a fonctionné. Vis-à-vis des paysans, Philippe Vasseur est en permanence à l'écoute et nous avons depuis deux ans réglé de très nombreuses crises, de manière tout à fait exemplaire, je crois. Et il y a encore Air France ou Air Inter. Je pose simplement la question : peut-on continuer comme cela, dans un monde où le ciel est évidemment ouvert, où cela profite à l'usager ? Souvenez-vous combien coûtait un Paris-Nice, il y a dix ans ! C'était aussi cher qu'un Paris-New York. La concurrence est donc bénéfique pour l'usager. Est-ce qu'il ne faut pas de temps en temps évoluer et bien réfléchir au risque de faire chuter l'entreprise si on maintient des revendications que beaucoup de Françaises et beaucoup de Français ont un peu de mal à comprendre aujourd'hui.
M. Cotta : Quand on vous dit qu'il faut gouverner autrement, qu'est-ce que cela veut dire ? François Léotard, par exemple, pense que le Premier ministre n'est plus contrôlé par le Parlement. Est-ce que vous envisagez des changements à l'intérieur non pas de la Constitution mais de l'exercice du pouvoir ?
A. Juppé : Si un jour prochain ou plus éloigné, François Léotard est Premier ministre, ce que je lui souhaite, il verra qu'il est contrôlé par le Parlement et qu'il y passera beaucoup de temps. Ce qui est normal d'ailleurs. D'autant plus de temps que, maintenant, nous avons une session unique. Gouverner autrement, pour moi, ce n'est pas simplement s'interroger sur ce qui se passe dans le bocal du Palais Bourbon même si on peut améliorer les choses. Gouverner autrement, c'est très précis dans mon esprit et nous en avons fait un thème de campagne. C'est faire en sorte que les décisions soient prises au plus près de ceux qu'elles concernent. C'est la déconcentration.
M. Cotta : C'est ce que vous faisiez avant, je suppose ?
A. Juppé : Si nous avions fait en deux ou en quatre ans, depuis 1993, tout ce qu'il fallait faire, d'abord nous serions des hommes miracles ; nous serions les premiers au monde à avoir tout redressé en quatre ans et, deuxièmement, nous n'aurions plus rien à faire. Nous n'avons pas épuisé notre projet en quatre ans. Loin de là ! Il a fallu tellement d'énergie d'abord pour rectifier la situation dans laquelle nous étions. Donc, il faut aller beaucoup plus loin et j'ai défini un certain nombre de propositions concrètes. Cela veut dire quoi ? D'abord, que l'État central, c'est-à-dire les ministères, soit allégé et que l'État soit plus présent sur le terrain en donnant aux préfets des pouvoirs nouveaux, en réorganisant les services de l'État au niveau régional et au niveau départemental, en simplifiant les procédures, en faisant que l'État soit un interlocuteur disponible et efficace. Je pourrais vous citer des mesures très précises et très concrètes déjà prises ou à prendre. J'en profite d'ailleurs pour dire au passage que pour réussir cela, il faudra réformer profondément la formation des hauts fonctionnaires pour qu'ils soient plus proches du terrain.
La deuxième chose que cela veut dire, gouverner autrement, c'est une nouvelle vague de décentralisation. Il faut donner aux régions, par exemple en matière de formation professionnelle, d'emploi, de transport, de politique culturelle, de nouvelles compétences. Il faut également en donner davantage aux départements. Et, de façon générale, il faut que nous entrions dans l'ère d'une nouvelle démocratie. J'avais proposé aux mois de septembre, octobre derniers – c'est loin d'être réalisé – une démocratie de participation et de dialogue, où les décisions se prennent au plus près de ceux qu'elles concernent. C'est vrai pour les pouvoirs publics, c'est vrai pour l'entreprise. Le 1er mai dernier, en fêtant la participation avec Édouard Balladur et François Bayrou, nous avons fait, j'ai fait personnellement une proposition qui est passée un peu inaperçue alors qu'elle peut changer beaucoup de choses : c'est d'insister sur le fait que le dialogue social dans l'entreprise doit se passer non plus au niveau des grands appareils nationaux mais précisément dans l'entreprise. C'est là qu'il faut régler les problèmes, par des accords d'entreprise les plus décentralisés possibles. Cela aussi – le mot est excessif – c'est une petite révolution par rapport aux habitudes et à la manière de gouverner, y compris les entreprises.
O. Mazerolle : Quelle forme revêtira la prochaine intervention du président de la République ? Meeting ou intervention à la télé ?
A. Juppé : C'est au président de la République d'en décider et de vous le dire M. Mazerolle.
M. Cotta : Il le dira bientôt ?
A. Juppé : J'imagine qu'avant le 25 mai ou le 1er juin, il aura l'occasion de le dire. Cela ne saurait tarder.
Date : mercredi 21 mai 1997
Source : France 2
B. Masure : Selon certaines informations, le double meurtre des ressortissants français à Kinshasa serait un acte isolé mais les circonstances sont encore troubles. Est-ce que le gouvernement français tient Laurent-Désiré Kabila pour responsable de la sécurité de nos ressortissants sur place ?
A. Juppé : Bien entendu, il y a un pouvoir qui se met en place à Kinshasa et c'est à lui d'assurer la sécurité dans la ville et, de façon générale, dans le pays qu'il contrôle. Nous l'avons fait savoir très vigoureusement aux nouvelles autorités. Plus généralement, ce malheureux pays qu'est aujourd'hui le Zaïre a besoin de beaucoup de choses, de stabilité, de sécurité, de démocratie. Et si à un régime non démocratique, celui de Mobutu, succédait un régime non démocratique, celui de Kabila, où serait le progrès ? Nous avons donc fait savoir que pour la France, il fallait une vraie transition démocratique, c'est-à-dire des élections contrôlées par la communauté internationale et j'espère que nous serons entendus. Et puis, enfin, nous avons exprimé notre préoccupation, et le mot est faible, sur ce qui se passe à l'Est du Zaïre. Ça fait des semaines pour ne pas dire des mois que l'ONU, les ONG humanitaires et aussi la Commission européenne dénoncent un véritable désastre. Et la France est un des très rares pays à l'avoir dit et à avoir souhaité une intervention de la communauté internationale. Elle nous a été refusée pour des raisons de « grande politique », entre guillemets. Je crois que c'est à l'honneur de notre pays de ne pas renoncer à dire ce qui se passe et à demander des explications pour que cela cesse.
B. Masure : De très nombreux témoignages à Kinshasa font état d'un fort sentiment antifrançais de la population. N’est-ce pas parce que la France a soutenu trop longtemps et peut-être trop clairement le régime de Mobutu ?
A. Juppé : Vous savez, quand j'étais ministre des Affaires étrangères, de 1993 à 1995, je n'ai cessé, d'ailleurs avec l'ensemble du gouvernement, de souhaiter que les choses changent et qu'on aille vers un vrai régime démocratique. Alors, il y a des jeux de puissance dans tout cela. Mais laissons-les de côté et essayons aujourd'hui de faire en sorte que les élections aient lieu et que surtout le désastre humanitaire cède. La France est disponible. Nous avons fait beaucoup d'efforts en ce qui nous concerne. Xavier Emmanuelli est allé plusieurs fois sur place. Il faut que cette hypocrisie de la communauté internationale, j'utilise peut-être un mot fort et peu diplomatique, puisse enfin cesser.
B. Masure : Est-ce que la France pourrait geler les avoirs du Président Mobutu en France ?
A. Juppé : Nous appliquerons les règles de droit dans la mesure où cela nous sera demandé. J'ajoute que, bien sûr, nous sommes très attentifs au sort de nos ressortissants et que nous avons pris toutes les dispositions pour, le cas échéant, les évacuer si cela était nécessaire.
B. Masure : Si l'ex-Président Mobutu demande l'asile politique à la France, quelle sera l'attitude du gouvernement ?
A. Juppé : Ce n'est pas le cas aujourd'hui.
A. Chabot : Le président de la République a mis en garde, hier, contre une cohabitation en disant qu'il fallait que la France parle d'une seule voix et d'une voix forte. Réponse de Lionel Jospin « la France parlerait, en cohabitation, d'une seule voix et d'ailleurs il y a déjà eu deux cohabitations qui se sont bien passées ». Êtes-vous rassuré par les propos de Lionel Jospin ?
A. Juppé : J'ai un petit texte sous les yeux qui répond à votre question. Je vois que l'un des principaux dirigeants du PC a déclaré aujourd'hui que le respect du calendrier de la monnaie unique serait une violation de la déclaration commune PS-PC. La réponse est là. Un élément de la réponse est là. Il est évident qu'entre le PS et le PC, qui seraient condamnés à gouverner ensemble, dans toutes les hypothèses, s'il y avait une majorité de ce côté-là, c'est plus que de la cacophonie, c'est un véritable divorce qui existe sur ce sujet. Donc la voix unique de M. Jospin serait couverte par la voix discordante de M. Hue dont il aurait besoin pour gouverner. J'ajoute, par ailleurs, que les promesses du programme socialiste, on y reviendra peut-être tout à l'heure parce que c'est vrai qu'elles évoluent très vite, jour après jour, ne permettraient pas à la France de respecter ses engagements. Elles nous feraient sortir des clous, nous ne pourrions pas tenir nos déficits et donc il y aurait une crise en Europe. Je ne mets pas en cause les bonnes volontés des uns ou des autres mais c'est la situation qui, à l'évidence, se créerait.
B. Masure : N'êtes-vous pas tenté tout de même de mettre, comme Lionel Jospin, certaines conditions au passage à l'euro ? Vous savez que pour de nombreux Français, le passage à l'euro peut être synonyme de difficultés, d'austérité ? Beaucoup sont inquiets.
A. Juppé : Je le comprends tout à fait et je partage tout à fait le sentiment qu'exprimait Philippe Séguin à Épinal lorsqu'il disait que l'euro devait être un instrument contre le chômage. Je disais moi-même, hier, un instrument de croissance. Il y a déjà plusieurs mois que nous nous battons pour cela. Nous avons dit d'abord que le plus grand nombre de pays européens devaient être dans l'euro si on veut éviter les dévaluations compétitives comme on dit, c'est-à-dire les concurrences déloyales dont a tant souffert notre secteur textile ou notre secteur forestier, il y a quelques années. Donc si l'Italie, l'Espagne et tous les autres sont dans l'euro, ce sera un facteur de stabilité. Mais il faut aller au-delà, il faut aussi que l'euro nous apporte la croissance, c'est-à-dire que les objectifs de politique économique soient fixés par les hommes politiques et pas par les gouverneurs des banques centrales et que l'euro soit à son juste niveau pour que nous nous battions à armes égales avec le dollar. Vous savez que les pays qui n'utilisent pas l'euro dans le monde, quand il existera, ils utilisent quoi comme monnaie ? Le dollar, dans trois quarts des cas, le yen pour le Japon mais partout ailleurs le dollar. Donc si, face à un dollar, j'allais dire tout-puissant, le mot est un peu excessif mais en tous cas omniprésent dans le monde, nous avons une monnaie européenne à sa juste valeur, eh bien, ce sera un facteur de croissance important. Voilà ce que nous ne cessons de dire depuis des mois. Voilà ce que nous avons en partie obtenu mais voilà ce qu'il va falloir continuer à défendre à condition que la France parle d'une seule voix autour de la table du Conseil européen.
A. Chabot : Quand on vous entend donner, non pas les conditions mais reprendre un peu les arguments de Philippe Séguin, on ne voit pas bien les différences avec les socialistes qui disent aussi : il faut les pays de la Méditerranée, il faut que l'Europe soit au service de la croissance, l'euro au service de l'emploi. Quelles sont les différences avec le PS ?
A. Juppé : Mais comment pouvez-vous me poser cette question après ce que je viens de vous dire. Nous avons face à nous une majorité potentielle, il n'y a pas M. Jospin tout seul. Quelle est la majorité qui peut éventuellement remplacer la nôtre ? Ce n'est pas le PS. C'est le PS et le PC. Et quand je lis ce que je viens de vous lire dans la bouche des dirigeants du PC, à savoir que le respect du calendrier de l'euro et des critères de l'euro serait une violation de l'accord entre le PS et le PC, et que le PC s'y opposerait de toutes ses forces, comment puis-je répondre autre chose que ce que je vous dis. Je crois que les conditions posées par M. Jospin à l'euro sont faites pour le faire échouer. Les précautions que nous voulons prendre, nous, sont faites pour le faire réussir, c'est une différence fondamentale. Et d'ailleurs, ça jette pas mal de trouble dans les rangs du PS car il y a des socialistes qui n'ont pas encore renoncé aux engagements qu'ils avaient pris en 1992 lorsqu'ils ont négocié ce traité. Ils sont un peu perturbés. Ils doivent être d'ailleurs assez perturbés par l'évolution, je l'évoquais tout à l'heure, du programme socialiste. Regardons bien les choses. Ce programme a été publié il y a 15 jours ou trois semaines. Eh bien, il n'y a pas eu de jour depuis cette date où il n'ait été modifié, édulcoré ou contredit.
A. Chabot : Vous avez dû vous satisfaire du réalisme du PS, non ?
A. Juppé : Non, ce n'est pas du réalisme, je me demande si ce n'est pas de l'improvisation ou un peu de dissimulation. Regardez sur les privatisations ou les nationalisations, ça a changé, sur France Télécom, ça a changé, sur la politique salariale, ça a changé, sur l'épargne retraite, ça a changé, sur l'Europe, ça a changé. Il y a un seul point sur lequel ça n'a pas changé, c'est sur la politique de l'immigration où là on est toujours à la suppression des lois Pasqua-Debré. Ceci m'inquiète et j'ai un peu le sentiment que M. Jospin est un peu à tâtons, dans le brouillard, et que ce programme est en train de devenir un peu un programme fantôme. J'espère que je vais pouvoir parler du mien maintenant.
A. Chabot : Au lendemain de l'élection, si vous avez à nouveau la majorité, concrètement, que se passera-t-il ? Comment les Français verront qu'on est dans une nouvelle phase ? Ce sont des changements d'hommes, de politiques ?
A. Juppé : Il y aura bien sûr des changements d'équipe. Le président de la République l'a dit à plusieurs reprises. Je crois que pour bien comprendre, il faut jeter un petit regard sur ce qui s'est passé depuis dix ans dans notre pays, ce n'est pas si loin. 1988-1993, nous avons d'une certaine manière bu la coupe du socialisme jusqu'à la lie. On se souvient dans quelle situation nous étions. Je viens de voir aujourd'hui une déclaration qui montre que, jusqu'en 1993, les principaux dirigeants du Crédit Lyonnais ont organisé, je cite, « une véritable fraude dans cette entreprise publique ». Il a fallu donc de 1993 à 1997, et tout particulièrement à partir de 1995, quand il y a eu l'élection présidentielle, réparer les dégâts. Eh bien je crois qu'on peut dire qu'aujourd'hui c'est fait pour l'essentiel et que nous entrons dans une nouvelle période, la période 1997-2002, celle de ce nouvel élan qu'a évoqué le Président. Élan vers une nouvelle croissance et élan vers une nouvelle démocratie qui soit une démocratie de participation parce que les gens veulent participer aux décisions.
A. Chabot : C'est ça de gouverner autrement, réclamé par Valéry Giscard d'Estaing ?
A. Juppé : Oui, exactement. Participation, parce que les Français aujourd'hui veulent participer aux décisions qui les concernent, ils ne veulent plus qu'elles soient parachutées d'en haut. Partage, parce que nous sommes dans une société, je vais y revenir, qui crée des richesses mais qui doit mieux les partager et également participation dans l'entreprise où les décisions doivent se prendre au plus près des salariés, dans l'établissement lui-même. Mais ce sur quoi je voudrais insister, si vous me le permettez, c'est surtout sur la nécessité d'une nouvelle croissance. Si nous voulons – j'allais dire transformer l'essai, c'est peut-être un peu excessif –, en tout cas confirmer le renversement de tendance qui est en train de se produire en matière d'emploi, nous détruisons moins d'emplois, nous recommençons à en créer, il nous faut de la croissance, il nous faut une croissance régulière pendant une longue période et au moins une croissance de 3 %, et je crois que c'est possible parce que nous y sommes presque.
B. Masure : Est-ce que ça peut se décréter à Matignon ?
A. Juppé : Non, ça ne peut pas se décréter, vous avez tout à fait raison ! Mais ça peut se conquérir. D'abord il faut la vouloir. Il y a encore des forces...
B. Masure : Tout le monde l'a vu ?
A. Juppé : Non, non, M. Masure, il y a encore des forces politiques dans ce pays, souvenez-vous, c'était des vieilles lunes, qui disent que la croissance est dangereuse et qu'il n'en faut pas trop. Si, les Verts par exemple : pas trop de croissance. Moi, je dis qu'il faut au moins 3 % de croissance, il faut la vouloir. Et après il faut aller la chercher. Il faut d'abord aller la chercher là où elle est, et elle est partout dans le monde. Quand nous conquérons des marchés en Chine, en Arabie Saoudite comme nous venons de le faire, nous donnons du travail à des milliers de salariés pour des années. Et ça, grâce à la qualité de nos produits, grâce à la vaillance de nos entreprises et grâce aussi à la pugnacité du gouvernement et surtout du président de la République. Il faut ensuite la chercher en Europe et on a parlé de l'euro tout à l'heure. Il faut un facteur de croissance et pas seulement un facteur de stabilité et il faut la chercher en nous-mêmes en libérant nos énergies, c'est-à-dire baisse des impôts, des charges et des contraintes, notamment sur les petites et moyennes entreprises, formation des hommes. J'ai beaucoup parlé et je souhaite que l'on puisse en reparler de ce que j'ai dénommé l'école de la deuxième chance. Il y a beaucoup de choses qui se jouent à l'école et à l'université, mais après on rentre dans la vie de travail et il faut que l'on puisse avoir une deuxième chance.
A. Chabot : C'est une initiative d'Édith Cresson, ça, non ?
A. Juppé : C'est très bien...
A. Chabot : Qui prouve qu'on peut parfois se retrouver ?
A. Juppé : C'est un bon commissaire. Oui, mais enfin, à Bruxelles, elle est un peu au-dessus des partis si je puis dire ! En tout cas elle est de parti français. Et j'ajouterais une troisième chose sur la croissance à trouver en nous-mêmes : les nouvelles technologies, la recherche et l'innovation. Et nous sommes bons, il faut sortir du défaitisme français. Enfin, j'entends dire parfois – pas toujours à la base mais souvent au sommet – que tout est catastrophique, que rien ne va plus. Je connais, pas assez bien sûr, mais je connais un peu les souffrances d'un grand nombre de Français. J'étais cet après-midi à Bordeaux et j'ai été dans un grand nombre de résidences pour rencontrer des électrices et des électeurs. Mais il faut aussi dire que nous avons des atouts formidables et que nous pouvons gagner sur la scène mondiale. On en a porté la démonstration il y a peu de temps.
A. Chabot : On écoutait tout à l'heure encore une fois exprimer le scepticisme des Français. Est-ce que vous craignez, vous, dimanche prochain, une abstention, une dispersion des voix sur des petits candidats pour manifester scepticisme, mécontentement ?
A. Juppé : Moi, je suis plutôt d'un tempérament confiant et dans le petit reportage que nous avons vu, j'ai bien noté comme vous un certain scepticisme mais j'ai noté aussi ce qu'ont dit à peu près tous les intervenants, et notamment la mère de famille qui était là, à la fin. Elle a dit qu'elle allait voter et qu'elle allait voter pour l'avenir de son bébé qui était dans ses bras. Ça, je trouve que c'est plutôt réconfortant et j'espère que ça fera école auprès de tous ceux qui nous regardent. II faut aller voter bien sûr parce que c'est un choix important. Et se réfugier dans l'abstention, ça donne toujours raison à ceux, finalement, qu'on ne voudrait peut-être pas voir arriver au pouvoir. Il vaut mieux exprimer un choix dès le premier tour et naturellement le confirmer au deuxième.
A. Chabot : Votre sort a été souvent évoqué pendant la campagne sur Alain Juppé chef de campagne. Ça vous a gêné, ça vous embarrasse ? Et quand vous pensez à votre avenir, vous dites, comme d'habitude, c'est le président de la République qui décidera ?
A. Juppé : J'ai déjà répondu, vous le savez, vous le dites vous-même, à cette question. Et je vais vous faire peut-être un peu de peine, vous décevoir, je n'ai pas d'information nouvelle à vous apporter à ce sujet !
A. Chabot : Mais ça vous a gêné quand même, ça vous a embarrassé pour cette campagne ?
A. Juppé : Mais non, pas du tout. Vous savez, moi je fais campagne parce que d'abord, depuis quatre ans, au ministère des Affaires étrangères et après à Matignon, j'ai essayé de servir mon pays du mieux que j'ai pu, je crois. Et aujourd'hui, j'essaie de contribuer au succès de la majorité à laquelle j'appartiens, voilà. Après...
A. Chabot : Et toujours candidat éventuellement à votre succession à Matignon ?
A. Juppé : Ah non, j'ai dit exactement l'inverse !
B. Masure : Quand vous voyez à la une du « Monde » un petit dessin de Plantu…
A. Juppé : Parce qu'on n'est pas candidat à ce poste.
B. Masure : À propos du départ à la retraite de Cantona, sur le dessin, on voit Philippe Séguin qui dit à Jacques Chirac qu'il devrait lui aussi partir en pleine gloire. Ça vous fait sourire ou ça vous agace ce genre de caricature ?
A. Juppé : J'ai toujours apprécié chez Séguin sa grande connaissance du football, il y met beaucoup de passion et beaucoup de cœur, oui.
B. Masure : Toute dernière question, celle que j'ai posée également hier soir à Lionel Jospin qui était en duplex avec nous. Vous avez parlé vous-même au tout début d'une campagne brutale et joyeuse. Alors le côté brutal...
A. Juppé : Le côté brutal, parce que je ne le redoutais non pas parce que je le souhaitais.
B. Masure : Est-ce que vous avez aperçu un côté joyeux à cette campagne maintenant qu'on arrive au terme avant le premier tour ?
A. Juppé : Oui, tout à fait. Ça, vous allez me dire que c'est de la langue de bois. Peut-être, ce n'est pas très significatif, vous avez raison, mais toutes les rencontres que nous avons faites, tous les meetings que nous avons faits ont été joyeux. Je ne dis pas que la France est joyeuse, je répète que je connais les difficultés de beaucoup de nos compatriotes, toutes ces personnes qui sont à la recherche d'emploi ou qui sont en situation de précarité et d'exclusion. Mais j'ai observé aussi une forte mobilisation et une forte adhésion de la part de ceux qui souhaitent que la France aille vers ce nouvel élan, vers cette nouvelle croissance, vers cette nouvelle démocratie pour laquelle nous nous battons.