Article de M. Hervé de Charette, ministre des affaires étrangères, dans le magazine de l'Association franco-allemande de Sciences-Po, intitulé "La Tribune franco-allemande" le 2 avril 1997, sur "la relation franco-allemande au service de l'Europe".

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Média : La Tribune franco allemande

Texte intégral

En octobre dernier, j'ai eu l'occasion de visiter, en compagnie de mon collègue et ami Klaus Kinkel, l'exposition "Marianne und Germania" à Berlin. Cette remarquable rétrospective des relations entre nos deux pays de 1789 à 1889 invite les acteurs des relations franco-allemandes à faire preuve à la fois de modestie et d'ambition.

L'Histoire nous enseigne que, de manière constante, nos deux peuples ont exercé l’un sur l'autre une forte influence. Aujourd'hui, les échanges ne concernent plus une frange privilégiée de la population comme au temps de Mme de Staël et d'Alexander von Humboldt, mais jusque dans les plus petites communes, de milliers de liens tissent entre nous une toile serrée d'amitiés et d'intérêts. Ce foisonnement est notre bien le plus précieux. Signe d'une relation vivante et de fortes affinités, il assure à notre action commune profondeur et pérennité.

Mais ne nous reposons pas sur cet acquis. Soyons ambitieux les cinquante dernières années de notre histoire ont prouvé que les heurts sanglants n'étaient pas une fatalité. Lorsque nous employons nos talents au service de justes causes, l'effet combiné de nos vertus est bénéfique pour tous. L'enjeu de notre travail actuel n'est pas moins décisif qu'à l'époque où le Traité de l'Élysée cherchait à réconcilier les deux anciens ennemis. Notre avenir, celui de nos enfants, la survie des valeurs démocratiques et solidaires qui fondent nos deux sociétés dépendent toujours de notre capacité à coopérer en bonne intelligence.

Parfois, c'est vrai, l'élan s'essouffle. En des temps incertains, les oeuvres de longue haleine, qui n'ont rien de sensationnel, ne motivent plus guère. Pour certains, la tentation est grande de se replier sur soi, de chercher refuge dans le cocon national ou le confort régional. De l'Europe voulue par la France et l'Allemagne, on ne retient que les tracasseries, les insuffisances et l'obligation désagréable de se remettre en cause. Dans un monde ouvert à tous vents, l'esprit de clocher fait recette. Pour d'autres, l'élargissement de l'Europe signifie la dilution de l'Union dans des ensembles plus vastes, où une relation bilatérale privilégiée n'est plus utile, où l'intégration politique des États membres de la communauté n'a plus guère de sens. Aux yeux de ceux-là, la France et l'Allemagne, puissances vieillissantes, n'ont pas grand-chose de neuf à offrir. Sur des marchés devenus mondiaux, où la langue anglaise règne sans partage, pourquoi limiter nos ambitions à nos voisins immédiats ?

Il y a du vrai dans ces critiques. Les craintes qu'elles expriment ne sont pas illégitimes. Mais gardons-nous des simplifications hâtives. Notre objectif commun est et demeure la constitution d'une Europe stable, prospère et solidaire. Dans cette entreprise, Français et Allemands conservent un rôle primordial. Ce sont plutôt nos méthodes qui doivent évoluer.

Un objectif inchangé : construire avec l'Allemagne une Europe stable, prospère et solidaire.

Des voix s'élèvent parfois pour regretter le « bon vieux temps » de la guerre froide et d'une communauté réduite, où tout était plus simple, où, grâce à un ennemi commun, grâce à la division de l'Allemagne et au caractère fermé de notre « club », il était plus facile de s'entendre avec les Allemands. Ces nostalgiques ont la mémoire courte : ils oublient la menace permanente que, par les armes et par le goulag, les Soviétiques faisaient peser sur notre continent. Ils font peu de cas des peuples prisonniers du rideau de fer. Il est vrai que l'unification de l'Allemagne, comme la démocratisation des États d'Europe centrale et orientale, ont remodelé l'Europe plus vite que nous ne l'aurions cru. Avant même d'être devenue une Union politique, notre Communauté s'apprête à accueillir des pays moins familiers. Devons-nous pour autant renoncer à notre objectif ? Existe-t-il une alternative ? Je ne le crois pas.

Ensemble, nous devons tout d'abord empêcher la guerre, la guerre entre nous et, si possible, la guerre près de nous. Je suis sensible à la manière dont le chancelier Kohl replace les questions européennes dans leur perspective véritable : la mission première des deux gouvernements français et allemand, le sens de leur travail en commun et leur responsabilité face à l'Histoire, sont de servir la paix. Parmi les bienfaits de la coopération franco-allemande et de la construction de l'Europe - que celle-là seule a permise - le plus précieux est de vivre en paix. C'est pourtant celui que nous avons le plus facilement tendance à oublier. À tous les jeunes qui ont eu la chance de ne connaître aucun conflit, je répéterai inlassablement le même message : la paix ne va pas de soi. C'est pourquoi je me réjouis de l'adoption, lors du Sommet de Nuremberg en décembre dernier, du document intitulé « concept stratégique commun », qui a tant fait couler d'encre. Ce document témoigne de l'analyse commune que font nos deux pays de leurs intérêts stratégiques et de leur volonté de les défendre ensemble. Que de progrès parcouru en soixante ans !

La paix est une fin en soi, elle est aussi la condition nécessaire à la prospérité : seule la stabilité politique garantit le développement durable de l'économie. Là encore, les retombées positives de notre coopération, bilatérale ou dans le cadre européen, ne font aucun doute. Le Marché unique absorbe aujourd'hui 70 % de nos échanges extérieurs. Ouvrant à nos entreprises de vastes débouchés, il garantit des emplois. Cet acquis majeur de la coopération communautaire est, lui aussi, trop souvent passé sous silence. La mise en place de l'euro complétera l'édification du Marché commun engagée il y a quarante ans. Une monnaie commune signifiera une règle du jeu identique pour tous, saris risque de dévaluation compétitive, sans possibilité de céder à la facilité budgétaire qui, pour des avantages immédiats et illusoires, obère l'avenir. En définissant des critères précis et en mettant en place des institutions monétaires indépendantes, le Traité de Maastricht permet un pas en avant significatif de l'intégration européenne.

Dans le domaine social aussi, Français et Allemands ont ensemble « une certaine idée de l'Homme » à défendre. Malgré des différences de ton, ni les Français, attachés à la défense de l'intérêt général et à un modèle solidaire de sécurité sociale, ni les Allemands, inventeurs de la protection sociale et de la "soziale Marktwirtschaft", n'ont de l'économie une vision purement mercantile. Notre action conjointe permet de combattre les influences ultra-libérales qui, sous couvert de flexibilité économique, portent en réalité atteinte à la dignité des personnes.

Enfin, en réponse aux préoccupations des populations, nous avons décidé au Sommet de Nüremberg d'aller ensemble de l'avant dans les domaines de la sécurité intérieure et de la justice.

Une méthode à perfectionner approfondir notre relation bilatérale en nous ouvrant sur l'extérieur.

Les ambitions de la France et de l'Allemagne en Europe sont immenses. Quelles méthodes employer pour parvenir à ces fins ? Deux directions doivent être explorées en même temps : approfondir notre relation bilatérale et nous ouvrir sur l'extérieur.

Le Traité de l'Élysée a créé des mécanismes inédits de consultation et de coopération entre deux grands États souverains. Nous devons réactiver ceux qui sont restés en sommeil et mieux utiliser les autres. Nous avons besoin de débattre avec franchie des sujets d'intérêt commun. En matière culturelle, des institutions communes telles que l'Office franco-allemand pour la jeunesse ou la chaîne de télévision Arte ont permis de multiples échanges. Nous sommes toutefois confrontés à de véritables difficultés : si les initiatives foisonnent, les restrictions budgétaires interdisent les innovations spectaculaires. Des demandes pressantes d'action culturelle émanent des partenaires d'Europe de l'Est ou des pays émergents. Nous devons faire des choix déchirants au moment même où le recul de l'apprentissage de la langue du partenaire est préoccupant. Là encore, nous avons pour ambition de réfléchir en commun, au cours de l'année 1997, aux impulsions nouvelles que nous pourrons donner à notre coopération. C'est tout le sens du sommet à dominante culturelle qui sera organisé à Weimar en septembre prochain et des Assises franco-allemandes qui se tiendront à la fin de l'année, réunissant tous les acteurs publics ou privés, centralisés ou locaux des relations franco-allemandes.

Nous devons, en second lieu, et ce point est capital, nous ouvrir sur l'extérieur : par le passé, la tâche de parfaire la réconciliation a absorbé une large part de notre énergie. Bien des blessures n'étaient pas cicatrisées, bien des arrière-pensées on des mauvais souvenirs pesaient sur l'entreprise commune. Désormais cette mission doit être complétée par une action vis-à-vis des tiers. Mes services et ceux de l'Auswärtiges Arnt travaillent en étroite liaison dans cette direction : outre les contacts quotidiens de nos administrations centrales, nous organisons par exemple des séminaires communs pour les ambassadeurs français et allemands d'une zone déterminée, auxquels je prends part avec mon homologue allemand. Des réflexions sont en cours sur le moyen de mener systématiquement des opérations communes de relations publiques. Les services de presse d'ambassades de France et d'Allemagne travaillent ensemble, à Washington par exemple, expliquant conjointement à leurs interlocuteurs la coopération franco-allemande et le fonctionnement de l'Union européenne. L'OFAJ s'associe de plus en plus aux rencontres de jeunes Français et Allemands des Polonais ou des Russes qui, à la fois découvrent nos deux pays et bénéficient de cette expérience de coopération inédite. Ce sont quelques premiers pas. Nous devons aller beaucoup plus loin dans cette voie.

Pour conclure, je voudrais faire une dernière mise au point : il n'y a pas de directoire franco-allemand sur l'Europe, mais deux États conscients de leurs énormes responsabilités et de leurs intérêts, de leurs moyens et de leur remarquable complémentarité.

En d'autres termes, le partenariat franco-allemand n'est dirigé contre personne, xl n'exclut personne. Il est bien au contraire, dans notre esprit, le moyen d'agir avec plus de poids et d'efficacité qu'en l'état actuel des choses, nous ne saurions d'emblée le faire à Quinze. Raisonner en termes d'alliances, rechercher à la moindre divergence un « partenaire, de rechange » est aussi puéril qu'infructueux. Notre relation est étroite mais non exclusive. C'est tout l'esprit du projet commun de « coopérations renforcée » soumis à la Conférence intergouvernementale : nous voudrions que dans l'Union, les plus entreprenants ne soient pas freinés par ceux qui ne veulent pas aller de l'avant. Cette « flexibilité », comme disent nos partenaires allemands, est conçue de manière ouverte. Nous accueillerons toutes les bonnes volontés. Mais, sur le chemin de notre objectif européen, nous ne nous laisserons pas arrêter par ceux dont l'ambition se borne à dresser des obstacles. Si nécessaire, nous avancerons sans eux. La relation franco-allemande au service de l'Europe restera longtemps encore notre priorité.