Texte intégral
Jeune Afrique : On ne vous a guère entendu vous exprimer sur l’Algérie. Pourquoi ?
Michel Rocard : Je n’ai rien, ou presque, à en dire. Certes, c’est un pays que je connais bien, depuis longtemps. Mais je n’ai ni conseils ni leçons à donner aux Algériens, de quelque bord qu’ils soient. La France est pour cela particulièrement mal placée. Qui tue ? J’ai l’honnêteté de dire que je n’en sais rien. Reste que, dans une telle situation, un pouvoir ne peut vaincre que s’il est respecté de la population. Il faut pour cela qu’il se rende respectable et, donc, respecte scrupuleusement les droits de l’homme.
Jeune Afrique : Est-ce le cas ?
Michel Rocard : Je crains qu’on ne soit loin du compte.
Jeune Afrique : Comment jugez-vous Benyamin Netanyahou ?
Michel Rocard : C’est un vrai danger pour la planète. Il a réussi le tour de force de faire l’unité arabe et islamique contre lui.
Jeune Afrique : La France a-t-elle une politique arabe ?
Michel Rocard : La France a besoin non pas d’une mais de plusieurs politiques arabes. Lesquelles doivent, entre autres, s’appuyer sur les pays qui, dans cette région, sont sans doute les plus proches de nous : la Jordanie et le Maroc.
Jeune Afrique : Vous avez mené une mission d’expertise au Rwanda, pour le compte du Parlement européen, sur les traces du génocide de 1994. Et vous en êtes revenu bouleversé…
Michel Rocard : Le Rwanda, c’est l’exemple du pire. Pire encore que le Cambodge. Un million deux cent mille morts ! Le déchaînement d’une sorte de nazisme tropical. La France a-t-elle, dans ce drame, été aveugle ou complice ? Les deux à la fois, sans doute. C’est nous qui avons tué le Jean Moulin local, le commandant Fred Rwigyema, qui a été abattu en 1990 par des balles françaises. Mais il est vrai qu’on était loin, ensuite, de connaître l’ampleur du génocide.
Jeune Afrique : En pleine guerre civile au Congo-Brazzaville, on vous a vu tenter une médiation entre les deux camps. Pourquoi avez-vous échoué ?
Michel Rocard : Il ne s’agissait pas d’une médiation. Je me suis battu jusqu’au bout pour la mise en place d’une force panafricaine d’interposition. Le Sénégal, la Namibie et le Botswana s’étaient engagés à envoyer des troupes. Le financement – entre 12 millions et 14 millions de dollars – avait été dégagé. L’Union européenne m’appuyait. Et voici que le Conseil de sécurité de l’ONU se permet de juger que ni l’opération ni son commandant en chef, le général sénégalais Nelson, ne sont prêts ! C’est là que commence le crime. Nous étions en plein mois d’août de cette année. J’ai appris cela à Jérusalem, où je me trouvais. J’ai piqué une colère et je l’ai écrit, dans une tribune que « Le Monde » a publiée. On connaît la suite. C’est par les armes, et non dans la paix et par un vote, que le conflit a été tranché. Le coût pour la population congolaise est grand.
Jeune Afrique : Vous avez récemment déclaré qu’il convenait de juger les régimes africains « sur leurs intentions » plutôt que de se « crisper sur l’existence ou non de démocraties parlementaires ». N’est-ce pas étonnant de votre part ?
Michel Rocard : Je parlais en l’occurrence des pays de la région des Grands Lacs. Mais, plus généralement, force est de reconnaître que les partis politiques, dans la plupart des pays d’Afrique noire, n’ont pas la légitimité historique de leurs homologues occidentaux. Ce sont soit d’anciens partis uniques, soit des partis de clientèles, soit des partis ethniques. Gouverner n’est pas chose facile : on le fait, tant bien que mal, dans un contexte culturel précis. C’est donc vers une forme différente de démocratie que doivent s’orienter les Africains. Une démocratie enracinée localement. Une démocratie à inventer, qui fasse que l’ouverture d’une campagne électorale ne soit plus synonyme d’ouverture de la haine.