Interview de M. Lionel Jospin, premier secrétaire du PS, à TF1 le 20 avril 1997, sur l'hypothèse d'une dissolution de l'Assemblée nationale et les propositions du PS pour les prochaines élections législatives.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Site web TF1 - Le Monde - Télévision - TF1

Texte intégral

Mme Sinclair : Bonsoir à tous.

Nous sommes à la veille d'une semaine décisive où va se jouer la politique de la France pour les années qui viennent. Le Président de la République devrait, nous dit-on, annoncer dans les tout prochains jours, peut-être même, demain, la dissolution de l'Assemblée Nationale, c'est-à-dire des élections dans le mois qui vient.

Lionel Jospin, le leader du Parti Socialiste, est mon invité ce soir. Quelle est sa réaction devant cette probable dissolution ? Le Parti Socialiste est-il prêt à affronter des élections législatives ? Et quel est aujourd'hui le projet pour la France que propose l'Opposition ?

Les électeurs vont avoir un mois pour choisir entre la Droite et la Gauche. Écoutons, ce soir, ce qu'a à nous dire Lionel Jospin.

À tout de suite.
 
Publicité

Mme Sinclair : Bonsoir, Lionel Jospin.

Quand je vous ai invité il y a un mois, je ne pensais pas que vous seriez à ce point dans l'actualité puisque nous sommes ce soir, probablement, à la veille de l'intervention de Jacques Chirac.

La dissolution, on ne parle que de cela. Avant de nous dire ce que vous en pensez et quelle est votre réaction, récit d'une semaine de rumeur et explication.

Secret de Polichinelle : Chassé-croisé de rencontres et de consultations surprises, démentis ambigus de l'Élysée comme de Matignon. Bien alimentée, amplifiée, la rumeur d'une dissolution est devenue une quasi-certitude.

Dissoudre entraînerait des élections législatives anticipées d'ici juin. Mais pourquoi le Président de la République prendrait-il une telle décision ? Il y a d'abord des raisons liées à l'Europe :
 
1.  Pour alléger le calendrier 1998 déjà bien chargé avec la mise en place de l'Euro.

2. Les perspectives économiques n'étant guère optimistes, pour tenir comme prévu les critères de Maastricht, un nouveau plan de rigueur semble inévitable. Et il est effectivement plus habile d'organiser des élections avant ce tour de vis supplémentaire.

Ensuite, le Parti Socialiste qui, de son côté, se dit fin prêt pour la bataille semble encore avoir du mal à convaincre les Français.

Enfin, le Gouvernement espère sans doute profiter de la petite embellie qu'il connaît actuellement, la première en deux ans de Pouvoir.

Mais pour autant rien n'est gagné. Et au vu des derniers sondages, c'est un pari des plus risqués pour Jacques Chirac. Fin du suspense cette semaine avec une très probable déclaration du chef de l'État.

Mme Sinclair : Et même très probablement demain, lundi.

J'aimerais d'abord savoir votre réaction à l'annonce probable de la dissolution de l'Assemblée nationale ?

M. Jospin : Maintenant, il ne faut plus dans ce pays, avec ce Pouvoir, réagir aux annonces réelles, mais aux annonces probables. En réalité, ni vous qui m'interrogez, ni moi qui vous réponds, ni ceux qui nous écoutent ou nous regardent ne savent ce qui va être véritablement annoncé. Mais une campagne savamment orchestrée et montée pour mettre en condition l'opinion, depuis 8 jours, nous dit qu'il y aura dissolution. Mais le Président n'a toujours pas parlé.

Mme Sinclair : Forcément, c'est son privilège de parler quand il veut.

M. Jospin : Donc, ce soir, nous allons faire comme si... Mais il est vrai que si, après tout ce tintamarre, on devait déboucher sur seulement un remaniement du Gouvernement, l'entrée de Monsieur Sarkozy ou de Monsieur Léotard au côté de Monsieur Juppé, cela ferait un peu ridicule ! Donc, il est vraisemblable que nous aurons une dissolution.

Mme Sinclair : Que pensez-vous de cette dissolution ?

M. Jospin : Je pense d'abord que le principe n'a pas à être récusé, c'est une prérogative du Président de la République, c'est dans la Constitution, c'est l'article 12. Je ne discute donc pas le principe. Mais en même temps si on veut bien comprendre les enjeux des élections – parce qu'il va y avoir des élections législatives, c'est très important – il faut éclairer les raisons de la décision que s'apprêterait à prendre le Président de la République.

Mme Sinclair : Vous ne discutez même pas, ce qui est d'ailleurs un peu partout dans les journaux, en disant que c'est une dissolution nouvelle dans la Ve République, qu'on a déjà dissous en temps de crise. On a dissous, à la suite d'une élection présidentielle, pour mettre en conformité l'Assemblée et la Majorité présidentielle. Là, ce serait une dissolution un peu à froid, ce qui est en effet le privilège du Président. Mais vous ne remettez pas cela en cause ?

M. Jospin : Je ne le discute pas tellement, c'est évident ! Parce que, effectivement, les raisons normales prévues par la Constitution, inscrites dans la vie politique française par la pratique, pour lesquelles on dissout, c'est soit lorsqu'un Président nouveau, élu, arrive et n'a pas de Majorité, car il y a une Majorité ancienne – ce fut le cas de François Mitterrand en 1981 et 1988 – soit quand il se produit une crise, un problème au sein de la Majorité – ce fut le cas pour le Général de Gaulle en 1962 ...

Mme Sinclair : ... et 1968.

M. Jospin : Et donc ces Présidents ont dissous.

En 1968, c'était une crise plus profonde. Et, là, puisqu'il n'y a pas ces raisons normales et habituelles à la dissolution, on est bien obligés d'essayer de creuser pour voir ce qu'elles sont.

Les gens avec qui j'ai commencé à parler avant-hier, hier, dans mon département, disaient : « On nous cache quelque chose, on ne comprend pas bien ! ». Et qu'est-ce que j'entends ? J'entends trois choses :

– soit on nous dit que la situation économique va s'aggraver, la situation de l'emploi, la situation des déficits, et donc il faut faire voter les Français avant que cette situation soit aggravée ;
– soit qu'il va être nécessaire de donner un nouveau tour de vis, c'est-à-dire de mener une politique d'austérité accrue, et il faut donc faire voter les Français avant qu'on y soit arrivés ;
– soit, encore, on nous dit que le Pouvoir a peur d'être rattrapé par les affaires qui menacent effectivement plusieurs membres du Gouvernement et puis, à travers la ville de Paris, des personnalités très importantes de cette Majorité. Et, là encore, il vaut mieux faire voter avant qu'on en soit là.

Mme Sinclair : Cela est votre explication, ce n'est évidemment pas celle que donnera le Président de la République. Il a des bonnes raisons, on va peut-être venir à celles qu'il pourrait donner, il ne va pas donner celle-là.

M. Jospin : Il y a une version officielle que j'entends déjà murmurer, mais nous en saurons plus demain, et qui serait que ce serait l'Europe. Nous en parlerons, si vous le voulez.

Ce qui est sûr, c'est que le Président de la République, le 14 juillet dernier, c'est-à-dire il y a à peine 9 mois, parlant aux Français, à l'occasion de la fête nationale, a déclaré : « La dissolution n'a jamais été faite dans notre Constitution pour la convenance du Président de la République, elle a été faite pour trancher une crise politique ».
 
Je ne fais pas l'injure au Président de la République de penser qu'il pourrait se contredire 9 mois après. J'en suis donc à déduire qu'il y aurait une crise politique. Il faudra qu'il nous explique laquelle ? Et si cette crise s'est produite, disons que la Majorité se l'est faite toute seule puisqu'elle a absolument tous les pouvoirs dans ce pays.

Mme Sinclair : N'est-ce pas tout simplement démocratique de donner la parole au peuple ? D'ailleurs, le sondage du Journal du Dimanche aujourd'hui, fait par l'IFOP, montre bien qu'à 59 % les Français sont plutôt favorables à la dissolution. N'est-ce pas un débat qui est déjà tranché par l'opinion ?

M. Jospin : C'est pour cela que, personnellement, ce n'est pas le principe de la dissolution que je conteste, je veux simplement éclairer les motifs de cette dissolution. Pour moi, cette dissolution est un aveu d'échec. Si le Pouvoir actuel avait confiance dans le succès de sa politique, il attendrait tranquillement les élections dans un an. S'il anticipe, ce n'est pas qu'il a un problème avec sa Majorité, c'est qu'il a un problème avec l'opinion.

Le sondage dont vous parlez, effectivement, montre que près de 60 % des Français sont d'accord avec une dissolution. Mais, parmi ceux-là, il y a ceux qui sont des partisans du Président de la République et il y a ceux qui se disent : « Si on pouvait en finir plus vite avec cette politique et avec ce Gouvernement, et en particulier avec Alain Juppé, eh bien, nous, nous prenons ». Alors, ceux-là disent : « D'accord, tout de suite, banco ». Et moi aussi, d'ailleurs, je fais pareil.

Mais le même Journal du Dimanche nous rappelle que Monsieur Chirac a 31 % de satisfaits et 56 % de mécontents ; Monsieur Juppé : 27 % de satisfaits et 61 % de mécontents pour sa politique. Je crois que nous sommes, là, au cœur de la question : ce Gouvernement veut anticiper sur le mécontentement. Il veut essayer de faire voter les Français avant qu'il passe ou qu'il essaie de passer à une nouvelle étape de sa politique, mais d'une politique aggravée.

Mme Sinclair : La raison qui est invoquée par les partisans de la dissolution – je ne sais pas laquelle sera invoquée par le Président de la République demain, s'il parle demain – est une raison européenne dont vous parliez à l'instant, en disant : « c'est pour éviter le télescopage entre deux dates : celle des élections législatives qui étaient en mars prochain et celle, en avril ou en mai, où doit être arrêtée la liste des pays candidats à l'Euro ». Est-ce que cet argument ne tient pas ?

M. Jospin : C'est la version officielle, mais je n'y crois pas, pour des raisons de forme et surtout pour des raisons de fond.

Les raisons de forme, c'est d'abord que le Gouvernement et le Président de la République savaient pertinemment quand avaient lieu l'élection législative et le passage éventuel à l'Euro.

La deuxième, c'est que la France avait obtenu que la décision puisse se prendre au lendemain de l'élection législative, c'est-à-dire après mars 1998. Donc, il n'y avait pas de problème particulier.

Mais, moi, je n'y crois surtout pas pour des raisons de fond. De quoi s'agit-il ? Quelles sont les trois grandes questions qui peuvent se poser actuellement en Europe ?
 
Ou il s'agit de la conférence inter-gouvernementale. C'est quoi la conférence inter-gouvernementale ? C'est la décision que prennent les Quinze de réformer leurs Institutions avant d'élargir à de nouveaux membres, c'est-à-dire d'avoir un exécutif plus efficace.

Cette décision est prise, ce travail est fait, pas bien fait d'ailleurs parce que la France n'a pas pesé, puisqu'on connaît déjà le document de la Présidence hollandaise. Donc, cela est passé.

Mme Sinclair : Cela doit se terminer en juin ?

M. Jospin : Absolument ! Donc, cela ne joue pas.

Quelle est la deuxième explication ? Ce serait l'élargissement. Cela ne joue pas parce que le Président de la République, capitale après capitale, a déjà promis à tous les pays de l'Est qu'ils pourraient rentrer sans problème, avant l'an 2000, dans l'Union européenne, sans s'occuper d'ailleurs des problèmes pour notre agriculture, des problèmes de transition, des problèmes de dumping, c'est-à-dire d'industries qui produisent à bas prix, mais il a déjà réglé ce problème. Donc, il est aussi derrière nous. Alors que reste-il ? La monnaie unique.

Sur la monnaie unique, je ne comprends pas bien pourquoi il faut demander aux Français un blanc-seing si, de toute façon, on a l'intention d'entrer dans la monnaie unique sans conditions. Ce qui n'est pas ma position.

Mme Sinclair : Oui, mais tout le monde voit bien que, pour rentrer dans l'Euro, il faut satisfaire un certain nombre de critères, notamment celui du déficit budgétaire de 3 %. Pour satisfaire à ce critère, ne faudra-t-il pas faire des sacrifices supplémentaires ? Et justement n'est-ce pas démocratique de demander aux gens, avant, s'ils sont d'accord pour ou pas ?
 
M. Jospin : Tout d'abord, moi, j'entends le Gouvernement nous dire que la France va satisfaire aux critères de Maastricht, notamment pour les 3 % de déficit du Budget et que, donc, nous pourrons rentrer normalement dans l'Euro. Si c'est le cas, nous n'avons pas besoin de la dissolution.

Si ce n'est pas le cas, cela veut dire que le Gouvernement nous ment sur la situation économique réelle du pays, c'est-à-dire qu'il ment dans les deux cas. Ce que je pense, personnellement, c'est que nous ne devons pas entrer sans conditions dans l'Europe. Il y a deux conceptions de l'Europe. Si c'est cela la raison qui va être invoquée pour les élections législatives anticipées, alors on va poser cette question.

Il y a la vision du Pouvoir qui est de dire : « On rentre dans l'Europe sans conditions. On rentre dans l'Europe sans affirmer une volonté de la France et on rentre dans l'Europe aux conditions des autres. », en quelque sorte.

Puis il y a notre position, à nous, qui consiste à dire : « Nous rentrerons dans la monnaie unique, moyennant le respect de certaines conditions. ».

Mme Sinclair : C'est-à-dire que les critères actuellement demandés, notamment celui du déficit budgétaire qui ne doit pas excéder 3 %, s'il y a une note qui circule actuellement de la Direction du Budget qui prévoit un déficit, pour cette année de 1997, de 3,8 %, pour vous, il n'y a pas besoin de ramener ce déficit à 3 %. Que se passe-t-il ? Le critère explose ? On n'entre pas ? C'est quelque chose dont vous vous débarrassez, là ?

M. Jospin : Je vous fais d'abord une réponse très claire : si, pour respecter le critère de 3 %, que l'Allemagne, très vraisemblablement, ne respectera pas, qu'un certain nombre d'autres pays, dont nous souhaitons qu'ils entrent dans l'Euro dès maintenant, ne respecteront pas, si, pour cela, il faut imposer actuellement, avec le taux de chômage qui est le nôtre, avec la faiblesse de la demande, de la consommation et du pouvoir d'achat qui sont les nôtres, avec la faiblesse de la croissance économique, s'il faut imposer une nouvelle cure d'austérité au pays, ma réponse est « non » ...

Mme Sinclair : ... Non à quoi ?

M. Jospin : Non au respect absolu du critère des 3 %. Et donc si nous étions en responsabilité, je ne le ferais pas.

Mme Sinclair : Que feriez-vous si ce critère est demandé pour réaliser la monnaie unique ? Vous préférez ne pas faire la monnaie unique ?

M. Jospin : Je reste favorable à la monnaie unique. Je pense que si des vieilles nations, comme la France, comme l'Allemagne, comme l'Italie, comme l'Espagne, la Grande-Bretagne éventuellement, décident de choisir la monnaie unique, ils le feront pour des raisons qui sont des raisons de politique, qui sont des raisons de vision historique. Ils ne le feront pas pour le respect comptable de critères. Et donc je propose que nous ouvrions une discussion avec nos partenaires pour savoir dans quelles conditions nous ferons l'Euro ? C'est-à-dire qu'il faut que l'Italie et l'Espagne y rentrent d'entrée de jeu, qu'il faut que l'Euro ne soit pas surévalué par rapport au dollar, qu'il faut qu'il y ait un gouvernement économique face à la Banque centrale. C'est-à-dire qu'on n’affirme une Europe qui ne soit pas celle du chômage, de la croissance faible, mais une Europe qui défend ses intérêts, dans laquelle la France défend aussi ses intérêts.

Mme Sinclair : On ne va pas dire que le Parti Socialiste a beaucoup évolué sur l'Europe, peut-être pour des raisons électorales, parce qu'autrefois vous étiez tout de même les fervents défenseurs, y compris du Traité de Maastricht qui imposait ces critères déjà comptables.

M. Jospin : Je suis favorable à l'Europe, je ne suis pas favorable à n'importe quelle Europe. Je suis favorable à l'Europe et je ne renonce pas à la France. La France ne doit pas se laisser ligoter par le respect strict d'un critère qu'elle ne pourra sans doute pas respecter, que l'Allemagne ne pourra pas respecter. Et donc je propose qu'on réunisse les conditions de la réussite de la monnaie unique, ce qui suppose, à mon sens, de changer la politique économique française et d'infléchir la politique économique européenne.

Mme Sinclair : La politique économique française, nous en reparlerons tout à l'heure. Ce qui veut dire que si vous arriviez aux responsabilités, vous demanderiez qu'il y ait un conseiller européen qui redéfinisse cette entrée dans les critères et que tout le monde le rediscute parce que c'est compliqué cela ?
 
M. Jospin : Anne Sinclair, si nous restions dans l'hypothèse que vous preniez comme point de départ tout à l'heure et que les élections ont lieu dans les semaines qui viennent, cela veut dire que, de toute façon, nous aurons un an. Nous aurons un an pour relancer un véritable dialogue avec l'Allemagne, qui est en panne. Nous aurons un an pour proposer à nos partenaires une vraie dynamique européenne, et donc nous aurons un an pour nous préparer à ce rendez-vous qui est important. Mais nous ne disons pas : « oui, sans conditions à la monnaie unique si cela doit accroître le chômage, faire une pression sur les salaires et sur les revenus des Français ». Je pense que c'est un moment historique de choix, effectivement ! Et si on veut faire la campagne législative, nous la ferons, et sur la politique nationale, et sur la politique européenne.

Mme Sinclair : Vous n'avez pas un an pour préparer le Parti Socialiste, vous avez dit : « nous sommes prêts ». Pourtant, l'image du Parti Socialiste n'est pas flambante, c'est tout de même le moins qu'on puisse dire ?

M. Jospin : Si vous comparez l'image et la réalité du Parti Socialiste à celle qui existait en 1993, si vous la comparez même, lorsqu'on regarde les intentions de vote, à celle du premier tour de l'élection présidentielle de 1995, je crois qu'au contraire notre situation s'est redressée. Nous sommes une formation politique qui a travaillé depuis un an, que j'ai mise au travail, qui l'a fait dans une atmosphère rassemblée.

Nous avons élaboré nos propositions économiques, nous avons élaboré nos propositions sur la réforme, la rénovation de la démocratie en France, c'est nécessaire ! Nous avons fait l'analyse de notre politique européenne et, depuis, nous avons ajouté nos positions sur l'immigration, nos positions sur les problèmes de la sécurité, nos positions sur les problèmes de la protection sociale, c'est-à-dire que, dans tous les domaines, nous sommes prêts. Et il nous reste donc, puisque c'est sans doute à cela qu'on va nous conduire, à faire rapidement la synthèse de tout cela pour une plate-forme et un contrat avec les Françaises et les Français.

Mme Sinclair : N'est-ce pas un peu de la langue de bois cela ? Vous voyez bien les sondages et on voit bien que le Parti Socialiste a perdu de l'influence et a perdu des points dans l'opinion, en tout cas dans les sondages puisque c'est cela qui permet de le mesurer. Son électorat a été déstabilisé par le flottement dans les affaires des « sans-papiers », Vitrolles, loi Debré, etc. et l'électorat en général, on y reviendra tout à l'heure sur la partie économique, n'a pas été convaincu par le programme du Parti Socialiste. Reconnaissez-vous ce flottement ? Reconnaissez-vous que, là, peut-être vous n'avez pas suivi, senti votre électorat, votre opinion ?

M. Jospin : Oui, on peut toujours reconnaître tel ou tel problème ou telle ou telle difficulté. Ma responsabilité est de dire que nous devons être plus audacieux que nous l'avons été sur les questions économiques et sociales et peut-être plus réalistes que nous l'avons été sur les problèmes de société. Il faut prendre en compte les préoccupations des Français, les difficultés de leur vie au quotidien. Et c'est cela, au fond, que j'ai essayé de nouer et de lier ensemble.

Mais quel est le programme du Gouvernement ? C'est un programme, c'est une politique qui est en train d'échouer. Le débat a porté sur quoi, au cours des dernières semaines, malgré les critiques ? Sur nos propositions économiques, c'est-à-dire au fond sur l'idée qu'il faut relancer la croissance économique, en même temps qu'il faut veiller à la justice sociale, à l'équilibré des efforts et des sacrifices, quand il faut en faire, mais à la répartition aussi des fruits de la croissance, et puis, enfin, qu'il faut préparer l'avenir : Recherche, Éducation, etc.

C'est autour de cette approche, croissance économique par la relance du pouvoir d'achat, justice sociale et non pas croissance des inégalités, et préparation de l'avenir avec la Recherche, la compétition, l'aide aux entreprises, l'Éducation, que nous aborderons cette campagne. Donc, il y aura bien deux approches des problèmes.

Mme Sinclair : Est-ce que la Gauche toute entière est prête pour cette campagne, PC, PS, Écologistes ? Et quand je parle du PC, tout le monde sait bien qu'il y a des divergences fortes avec le Parti Socialiste, notamment sur les questions européennes, sauf si la position que vous définissiez tout à l'heure vous en rapproche.

M. Jospin : Nous avons des valeurs, des objectifs et aussi des refus, refus de l'injustice, par exemple, refus de la croissance des inégalités qui nous sont communs. Je pense – et c'est ce que je propose – que nous pouvons rassembler tout cela dans une dynamique à l'occasion de cette campagne des élections législatives si elle se fait. C'est à cela que je me prépare. Je suis convaincu que écologistes, communistes, radicaux, hommes et femmes qui se sentent près de Jean-Pierre Chevènement et d'autres peuvent se rassembler, et je suis convaincu qu'on peut effectivement faire une Majorité face au RPR et à l'UDF. Il faut bien dire pour l'essentiel, parce qu'il contrôle tout dans l'État, face au RPR à l'occasion de ces élections législatives.

Quel est le problème avec le Parti Communiste puisque vous en parlez ?
 
Mme Sinclair : C'est l'Europe.

M. Jospin : Ce n'est même pas l'Europe en général, c'est finalement la question de l'Euro. Alors, moi, qu'est-ce que je propose ? Je dis : « c'est un "oui, si... ", c'est-à-dire "oui, si des conditions sont réunies" ». Que dit le Parti Communiste, il dit : « non », d'une certaine façon. Mais si ces conditions sont réunies, moi, je dis au Parti Communiste : « C'est sa responsabilité que de dire : "si ces conditions sont réunies", alors, c'est : "oui, on y va" ». Je pense que l'on peut se rassembler autour de ces conditions pour le passage à la monnaie unique que j'ai proposées tout à l'heure, c'est-à-dire Pacte de croissance, rassemblement de l'ensemble des principaux pays européens dans la monnaie unique et pas un bloc, mark/franc, et puis affirmation d'une monnaie face au dollar, mais sans qu'elle soit surévaluée.

Je pense qu'on va dépasser cela dans la dynamique qui va s'ouvrir dans la campagne législative. En tout cas, c'est ce que je vais proposer dans quelques jours.

Mme Sinclair : S'il y a une campagne électorale, vous allez vous battre sur quoi principalement ? Est-ce sur vos propositions ? Est-ce sur le bilan du Gouvernement ?

M. Jospin : Ce sera sur le bilan du Gouvernement. Je crois qu'il est quand même mauvais sur le plan économique : le chômage s'est accru de plusieurs centaines de milliers d'hommes et de femmes depuis 4 ans et a progressé depuis 2 ans.

Les déficits se sont accrus : le déficit budgétaire et surtout le déficit de la protection sociale qu'ils n'arrivent pas à maîtriser.

Les inégalités ont augmenté, la précarité a augmenté. Une enquête récente dans l'Éducation nationale a montré, par exemple, que beaucoup d'enfants maintenant des milieux populaires ou des milieux en difficulté n'envoyaient plus leurs enfants à la cantine, le midi, parce qu'ils ne pouvaient plus payer la cantine, que l'on avait des cas de malnutrition, en France, en 1997 !

Il y a un échec social, ce sont les inégalités et la précarité. Et il y a même un échec politique puisqu'il y a, au fond, une situation de crise ou de blocage dont le Président de la République veut essayer de sortir en proposant les élections législatives. Mais, je ne vois pas comment l'on pourrait dénouer cette crise en réélisant la même majorité et en continuant avec le même Premier ministre ?  Donc, je ne vois pas le sens de tout cela !

Donc, nous allons le faire contre le bilan gouvernemental et nous allons le faire aussi contre les propositions du Gouvernement, s'il en fait ! en tout cas, contre ses intentions.

Qu'est-ce qu'on nous dit ? Le discours sur la fracture sociale, c'est derrière nous, c'est fini. Et le choix de 1997 sera beaucoup plus clair, finalement, que le choix de 1995. Car, au fond la politique du Gouvernement, c'est – nous dit-on : l'ultra-libéralisme, c'est-à-dire en réalité le capitalisme dur ou, alors, c'est une rigueur accrue, c'est une austérité accrue.

Eh bien, nous, nous allons dire : « Qu'est-ce que veut faire le Gouvernement ? Il veut faire les élections plus tôt pour, ensuite, frapper la consommation populaire, frapper les Français par cette politique ultra-capitaliste. On nous parle de privatisations nouvelles, on nous parle de suppression de dizaines de milliers de postes dans la Fonction Publique, on nous parle de mise en cause des Services Publics, on nous parle d'augmentation des impôts. C'est cela que les Français doivent mesurer comme ce qui se pèse sur eux.

Mme Sinclair : Oui, mais les Français doivent mesurer aussi quelle équipe alternative ils auront en place, donc votre projet. Vous allez aussi vous battre sur votre projet ? Parce que, vous, ce que vous dites, c'est vous battre frontalement contre le Gouvernement ?

M. Jospin : C'est contre le Gouvernement et c'est pour des propositions et une alternative, je les ai esquissées tout à l'heure : c'est la croissance économique, c'est la justice sociale, c'est la préparation de l'avenir, et puis c'est tout une série de problèmes qui concernent la réforme de l'État, la démocratie.

On montrera dans la campagne que, sur l'Europe, sur la démocratie, sur l'État, sur l'économie, sur la politique sociale, sur la politique éducative, il y a deux visions de la Société qui sont différentes et que les Français seront très sérieusement confrontés à un choix.

Mme Sinclair : Dans cette campagne électorale, votre adversaire sera Chirac ou Juppé ?

M. Jospin : Je crois surtout que le Président de la République, même si c'est lui qui prend la décision ne va pas du tout être le personnage central et principal de cette campagne. On comprend tous qu'en fait c'est le Premier ministre qui a pesé pour obtenir cette décision. Finalement la question qui va se poser aux Français, c'est de savoir s'ils veulent se retrouver, au lendemain d'élections législatives, à nouveau avec Alain Juppé, pour 5 ans, avec une politique aggravée. C'est cela le véritable choix ! Le Président de la République n'est pas en cause dans l'élection législative.

Mme Sinclair : Vous croyez que vous avez la possibilité de gagner parce que, là, les sondages donnent plutôt un avantage à la majorité ?

M. Jospin : C'est le départ. Ils viennent d'agir. Ils viennent de démarrer.

Mme Sinclair : Cela fait quelques mois, l'embellie existe ?

M. Jospin : Elle existe ... Là, je vois que Monsieur Juppé et Monsieur Chirac, du point de vue de la satisfaction des Français à l'égard de leur politique, recommencent à descendre maintenant depuis plusieurs semaines. Donc, le problème est de savoir si les Français vont mettre en accord le jugement qu'ils portent sur le pouvoir, Président, Gouvernement, et puis leurs intentions en ce qui concerne l'élection législative.

Ce que je sais d'après les sondages qui sont quand même assez hésitants, au début d'une campagne, alors que le Pouvoir à l'évidence a voulu prendre à la fois l'opinion et l'opposition par surprise fait une bonne base pour démarrer.

Mme Sinclair : Dans Le Figaro, hier matin, Carl Meeus fait dire à un de vos lieutenants, Pierre Moscovici : « Jospin, ce n'est pas une Ferrari, c'est une Mercedes, c'est moins joli, cela va aussi vite mais surtout c'est moins fragile ». Cela vous va comme métaphore ?

M. Jospin : C'est-à-dire je roule français, comme vous le savez.

Mme Sinclair : C'est quoi ? Ce n'est une 2 chevaux quand même ?

M. Jospin : Vous le savez tous, enfin !

Mme Sinclair : Pendant la campagne présidentielle, vous aviez dit sur TF1, je crois, que « vous aviez fendu l'armure ». Et l'on a eu le sentiment, ces derniers mois, de retrouver un Jospin sévère, austère, sérieux. Vous ne l'avez pas réenfilée par erreur ?

M. Jospin : Non, je ne le crois pas du tout ! Dans la campagne présidentielle, en quelque sorte j'ai été ramené à moi-même, même si j'ai exprimé, au premier tour et, encore plus, au deuxième tour, les sentiments, les désirs, les aspirations, l'exigence de millions et de millions de personnes.

Là, j'ai repris la responsabilité du Parti Socialiste : plus le Parti Socialiste sera lui-même souriant et dynamique – mais sa rénovation prend du temps – et plus j'aurai l'air moi-même d'avoir toujours laissé mon armure de côté. Encore que « laisser son armure de côté » alors que s'ouvre peut-être une bataille législative n'est peut-être pas ce qu'il y aurait de plus sage.

Mme Sinclair : Vous êtes fonceur de nature ? Parce que, là, il va falloir foncer vite ! C'est une campagne, c'est rapide, c'est un mois ?

M. Jospin : Avant-hier, j'étais dans ma circonscription et je réunissais, le midi, mon équipe de campagne et le soir une cinquantaine d'élus, de responsables et de militants pour m'y préparer. Donc, je suis déjà intuitif.

Fonceur, on l'a vu dans la Présidentielle, personne ne s'attendait à ce que je sois en tête du premier tour, il a bien dû se passer quelque chose !

Mme Sinclair : On va voir la suite de l'actualité dans un instant et puis notamment le programme économique du Parti Socialiste. Mais d'abord une pause de publicité.

PUBLICITÉ
 
Mme Sinclair : Vous êtes à 7 SUR 7 en compagnie de Lionel Jospin.

Pendant l'agitation politique, l'actualité continue, Viviane Jungfer et Joseph Pénisson.

REPORTAGE

Cohésion sociale :

Mme de Gaulle-Anthonioz : L'immense attente de justice et de fraternité des plus pauvres rejoint notre attente à tous. Il faut oser aller plus loin.

Parachutée à l'Assemblée Nationale, porte-parole des exclus, la Présidente d'ADT Quart Monde, a lancé le débat parlementaire sur le projet de loi de cohésion sociale.

Même frustration du côté politique : plus de 700 amendements ont été déposés et pas seulement par l'opposition. Si l'on reconnaît au projet le mérite d'exister enfin, chacun déplore le manque de moyens financiers qui lui sont attribués.

Social :

Cahin-caha et avec beaucoup d'amertume, les travailleurs de Renault Vilvorde reprennent le travail après plus de 6 semaines de grève mais la mobilisation syndicale reste vive.

Mme Sinclair : La loi de cohésion sociale que les Socialistes critiquent, elle a au moins le mérite d'exister. C'était une promesse de Jacques Chirac pendant sa campagne. Vous faites la fine bouche pourquoi ?

M. Jospin : Parce qu'elle va disparaître. Madame Anthonioz-de Gaulle va être déçue parce que cette loi va passer à la trappe avec cette élection.

En tout état de cause la politique du Gouvernement crée de l'exclusion sociale comme je l'ai montré tout à l'heure. À partir de ce moment, on ne voit pas comment un projet de loi pourrait opérer véritablement une thérapeutique par rapport à l'exclusion sociale ?

Mme Sinclair : C'est une volonté quand même ! Les contrats d'initiative locale, un certain nombre de mesures sont des mesures assez fortes et, en tout cas, qui respectaient l'idée de cet engagement de la promesse de Jacques Chirac ?

M. Jospin : Ce que nos parlementaires ont dit et ce qu'ont dit aussi beaucoup de Parlementaires de la Majorité, vous savez qu'il y a eu énormément d'amendements sur ce projet tellement on le trouvait faible et indigent – pardonnez-moi le mot –, c'est qu'il n'y avait pas de moyens. Comme d'ailleurs dans la plupart des domaines dans lesquels le Gouvernement s'est exprimé ces derniers temps.

Il y a particulièrement une mesure qui est venue comme symboliser la philosophie de ce projet de loi, c'est quand on a constaté qu'une partie du financement viendrait de la réduction de l'allocation spéciale pour les chômeurs en fin de droits. Comme s'il s'agissait, au fond, de faire payer les pauvres pour les plus pauvres.

Alors, je ne crois pas que ce soit avec une aspiration de ce type qu'on luttera contre l'exclusion en France. Parce que c'est l'autre phénomène que je notais en écoutant les images, surtout quand les licenciements s'accélèrent : j'étais avant hier au printemps de Bourges, mais avant j'avais été à Vierzon, j'étais à la porte de l'usine Fulmen qui fabrique des batteries, des accumulateurs et que l'on va fermer non pas parce qu'elle ne serait pas compétitive, mais on va la fermer parce que l'on veut transporter une partie de la fabrication soit à Auxerre, soit à Lille, soit même au Portugal, avec des aides qui vont être données.

Alors, là, cela nous ramène à l'Europe. Cela nous ramène à l'Europe sociale. L'objectif ne peut pas ....

Mme Sinclair : Vous n'agirez pas sur des entreprises privées si elles veulent déplacer la production ?

M. Jospin : On peut au moins faire en sorte qu'on n'accorde pas des aides européennes pour déplacer une production d'un pays de l'Union européenne à un autre pays de l'Union européenne.

On peut faire en sorte que l'on n'accorde pas des aides nationales pour déplacer des unités de production d'une région de France à une autre région de France. Mais l'on doit surtout rétablir un instrument qui permet d'éviter que les licenciements soient utilisés de façon systématique par les patrons, alors qu'il y a d'autres moyens de gestion pour améliorer la compétition des entreprises. Et cela, c'est le rétablissement de l'autorisation de licenciement qui oblige le chef d'entreprise à justifier ses choix économiques et à opérer des plans sociaux. Je crois qu'il faudra revenir là-dessus. C'est une mesure concrète, par exemple, que nous préconisons.

Mme Sinclair : C'est une mesure qui avait été créée en 1976 par Jacques Chirac, supprimée en 1986 par Jacques Chirac mais pas rétablie par les Socialistes en 1988 parce que tout le monde avait vu que c'était inefficace ?

M. Jospin : Non, ce n'est pas la raison. Nous avons mis en place un autre mécanisme qui est un mécanisme judiciaire pour le moment, c'est-à-dire que les représentants des salariés peuvent s'adresser aux tribunaux et il y a, alors, une obligation de plans sociaux.

Mais nous nous demandons si ce mécanisme judiciaire n'est pas un peu compliqué et ne fait pas peser des incertitudes sur l'entreprise. Donc, nous nous demandons si des décisions plus claires ne pourraient pas être prises par les formes de dialogue qui étaient imposées avant, par le contact avec l'État, avec la Puissance publique.

Mme Sinclair : À l'évidence les pistes sur lesquelles réfléchit la majorité ne sont pas du tout celles-là puisqu'on parle – et vous les mentionniez tout à l'heure – d'une inflexion plus libérale demandée depuis longtemps par un certain nombre d'hommes politiques, comme Alain Madelin, Nicolas Sarkozy, avec une baisse des impôts, avec une réduction du domaine de l'État, avec moins de fonctionnaires, réduction des dépenses publiques. N'est-ce pas une voie de pays moderne, aujourd'hui ?

M. Jospin : Sous couvert de modernisme la droite, pas simplement en France mais avec retard en France, par rapport par exemple à la Grande-Bretagne, est en train de nous proposer un modèle archaïque, c'est-à-dire le modèle du capitalisme dur.

Ce ne sont pas des gens qui vont en avant. Sous prétexte de modernité, ce sont des gens qui veulent nous ramener en arrière, avec des conséquences sociales et humaines considérables et catastrophiques et avec le risque de mettre en cause le modèle social, la conception même de la République et de la démocratie sur lesquels nous vivons depuis la Libération, depuis 1945.

Mme Sinclair : Eux, ils vous disent que c'est vous qui êtes archaïque en voulant rétablir un État puissant et qui, souvent, est omniprésent et qui bloque les initiatives ?

M. Jospin : Mais, à certains égards, il y a un paradoxe dans la situation actuelle, c'est qu'une partie des responsables de la droite ne sont même pas ce que j'appellerais des conservateurs, parce que s'ils étaient des conservateurs, ils ne penseraient pas simplement à maintenir des traditions mais ils pourraient songer à maintenir un modèle sur lequel il y a eu consensus en France depuis les grands combats de la Libération. A beaucoup d'égards, ce ne sont pas des conservateurs, ce sont des destructeurs.

Je tiens à ce que la Nation subsiste parce que la Nation, c'est la démocratie face aux réseaux financiers internationaux, face à la puissance de l'argent.

Je tiens à ce qu'il y ait un équilibre entre ce qui va à l'efficacité économique et aussi aux nécessités sociales.

Je tiens à ce que subsistent, dans ce pays, des grands Services publics qui assurent l'égalité de tous les citoyens devant tel service ou devant tel bien, quelles que soient leurs conditions de ressources individuelles.

Et c'est pourquoi je pense que ce pas en avant ultra-libéral vers le capitalisme dur que se propose de prendre le Gouvernement, sans doute à l'occasion de cette élection législative, non seulement, je le rappelle, nous éloigne encore davantage du discours de 1995 de l'élection présidentielle de Jacques Chirac mais va nous conduire en arrière et va accentuer les tensions sociales.

Il n'y a jamais eu autant de conflits sociaux depuis longtemps dans ce pays. Alors, je crois que le risque est que, Alain Juppé, chef de Gouvernement, dirigeant une nouvelle majorité, s'il gagnait les élections sur cette politique ultra-capitaliste et dure, est une menace pour notre équilibre social que, je crois, les Français ne doivent pas courir.

Mme Sinclair : Pour autant les Français n'ont pas eu l'air convaincu de la crédibilité des propositions économiques que vous avez faites il y a quelques semaines et ils se disent : « Comment peut-on à la fois baisser le temps de travail sans baisser les rémunérations et faire une conférence nationale sur les salaires, qui permettrait justement d'augmenter les salaires ? Une sorte de 35 heures payées 42 ». Ils se disent bien : ce n'est pas faisable !

M. Jospin : Non, c'est ce qu'on leur raconte. Eux, je crois qu'ils sont attentifs à ce que nous disons et, en particulier, extrêmement sensibles à la proposition que nous faisons d'utiliser l'instrument de la diminution de la durée du travail.

Les appareils productifs sont de plus en plus perfectionnés, on peut produire autant ou plus avec moins d'heures, donc il faut utiliser la diminution de la durée du travail.

Mais, au fond, pourquoi les choses sont-elles possibles pour nous ? Elles sont possibles parce que nous voyons les différents points ensemble : la question de l'augmentation des salaires, la question de la diminution de la durée du travail. Mais nous ne faisons pas tout en même temps, c'est-à-dire que quand nous proposons, par exemple, que chaque année on examine – l'État, les partenaires sociaux, patrons, chefs d'entreprise, syndicats – l'évolution possible des salaires qui, ensuite, seront fixés librement par branche, par entreprise, mais que l'on en discute, on prend en compte une augmentation possible des salaires sur une période donnée, pas d'un coup, pas brutalement, et les conséquences que pourrait avoir une diminution du temps de travail sans diminution de salaire, c'est-à-dire que si, dans tel endroit, on diminue le travail sans diminuer le salaire, cela va provoquer une augmentation de salaire, donc les augmentations de salaires directs seront moins nécessaires.

Nous voulons justement examiner les choses ensemble. Et nous ne parlons plus d'une conférence salariale, nous parlons d'une conférence des salaires, de la diminution du temps de travail et de l'emploi. Il faut que ces trois éléments soient examinés ensemble.

Mais nous ferons les choses progressivement, c'est-à-dire que nous ne passerons pas aux 35 heures en six mois, mais progressivement. Et, en plus, ce n'est pas l'État qui décidera de tout. Il ouvrira des espaces de négociation, par branche, par entreprise, aux chefs d'entreprise et aux syndicats pour que, par le dialogue, l'on avance progressivement dans cette direction.

Mais de toute façon, Anne Sinclair, si l'on veut sortir de la situation de marasme économique actuel, on est obligés de faire une politique qui favorise la demande, qui favorise la croissance et, donc, il faut poser le problème d'une augmentation progressive et maîtrisée du pouvoir d'achat. Si nous ne le faisons pas, nous continuerons à nourrir le chômage, nous continuerons à avoir des rentrées fiscales insuffisantes, parce que c'est ce qui se produit, nous continuerons à avoir des déficits sociaux et nous continuerons aussi à avoir une progression de l'extrême-droite dans ce pays.

Mme Sinclair : Qu'est-ce que cela vous inspire quand vous voyez que vos amis travaillistes d'Outre-Manche, Tony Blair en tête, proposent un programme qui, en France, serait jugé presque ultra-libéral, en tout cas très loin de vos propositions ?

M. Jospin : Quand on sort de l'ultra-libéralisme de Madame Thatcher et de Monsieur Major, c'est sûr qu'un travaillisme doux, on dirait « soft » en anglais, apparaît comme tout à fait préférable aux Britanniques. Et c'est pourquoi, semble-t-il, ils s'apprêtent plutôt à élire Tony Blair.

Mme Sinclair : Et un socialisme soft, ce n'est pas possible en France ?

M. Jospin : Je crois que notre socialisme est soft mais il doit être quand même ferme si l'on doit avancer face aux difficultés qui existent.

Mais je voudrais faire remarquer une chose aussi, c'est que ce serait quand même un paradoxe qu'au moment où les Britanniques tirent les leçons du Thatchérisme, que notre Gouvernement veuille nous y amener ! Et donc je ne propose pas cette voie.

Mme Sinclair : Un mot très bref, parce que sinon on va être en retard, la grève des internes s'est effilochée, puis arrêtée, vous en avez tiré une conclusion ?

M. Jospin : Oui, c'est ce que ce pouvoir n'arrive à dialoguer avec personne.

Mme Sinclair : Non, mais vous, sur les internes, que diriez-vous ?

M. Jospin : Attendez ! Ce n'est quand même pas moi qui ai créé le conflit des internes, donc je vais vous dire ce que j'en pense. Mais il faut quand même savoir pourquoi il y a ce conflit !

Ce pouvoir demande des blancs-seings aux Français mais il ne sait pas et ne veut pas dialoguer avec eux. Il y a une partie de cette élite, de cette jeune élite médicale qui voit son avenir comme obscur, à qui l'on voulait imposer des sanctions collectives, à qui l'on voulait opposer une discipline purement comptable, qui se sont révoltés, qui se sont mis en mouvement.

Mme Sinclair : Et qui eux aussi ont demandé une prescription illimitée des soins ?

M. Jospin : Non, mais cela, je ne le crois pas !

Je voudrais dire très clairement là-dessus : a été évoqué le vocable d'États Généraux de la Santé. S'il ne s'agit pas, à travers, ces États Généraux, de remettre en cause la nécessité de programme de maîtrise des dépenses de santé – je ne parle pas de maîtrise comptable, je parle de maîtrise médicalisée –, mais s'il s'agit de faire discuter ensemble les médecins, les mutuelles, les représentants des assurés sociaux, les représentants des syndicats qui gèrent les caisses actuellement, les pouvoirs publics, de les faire discuter, y compris avec les Parlementaires, sur les grandes orientations de la politique de la Santé, je suis favorable à une démarche qui pourrait être celle d'États Généraux, mais tels que je les conçois, pas quelque chose de corporatiste naturellement, quelque chose de large et de progressiste.

Mme Sinclair : Nous allons parler des problèmes de Société pour finir : les écoutes, l'affaire Dutroux, le Sida. Viviane Junger, Joseph Pénisson.

Sida : la maladie semble enfin reculer : moins de 60 % de mortalité due au Sida en France en 1996. Cette baisse spectaculaire est due à la multi-thérapie associant plusieurs médicaments et des anti-prothéases, les nouvelles molécules anti-Sida.

Écoutes : CQFD : plus il y a de lignes téléphoniques, plus il y a d'écoutes, c'est la conclusion logique du cinquième rapport annuel sur le contrôle des écoutes téléphoniques. Elles sont en augmentation de 40 % cette année. À côté de ces écoutes administratives autorisées et contrôlées prolifèrent des écoutes dites sauvages pour le compte de sociétés ou de particuliers. On les estime à plus de 100 000, un chiffre en nette progression mais invérifiable.

Le rapporteur Paul Bouchet s'engage à faire le ménage dans ce trafic florissant et discret. Un projet de loi plus répressif pour lutter contre ces dérives devrait être soumis au Parlement d'ici un mois avec l'appui du Premier ministre.

Belgique : une litanie d'accusations incompétence, inhumanité envers les parents, rivalités entre enquêteurs mais aussi entre communautés. Sur 300 pages, le rapport d'enquête parlementaire sur l'affaire Dutroux est accablant pour la police et la justice belges. Une trentaine de responsables sont même nommément désignés.

Mme Sinclair : Si je résumais de façon un peu caricaturale, on pourrait dire que la façon dont l'enquête sur l'horrible affaire Dutroux a été conduite en Belgique, est un exemple de bon fonctionnement de la démocratie et l'affaire des écoutes téléphoniques en France, l'exemple même d'une dérive de la démocratie ?

M. Jospin : Cela a été un bel exemple de démocratie parce que le peuple en Belgique s'est emparé de ce qui était un scandale. Mais cela aurait été quand même une meilleure démocratie, si la police et la justice – je ne veux pas me mêler de la vie de nos voisins belges – avaient été plus responsables et plus efficaces, quand même !

Mme Sinclair : Ma question est sur les écoutes : voulez-vous dire que, vous, au pouvoir, vous diriez : « Il n'y aura pas d'écoutes téléphoniques » ou vous admettez qu'il faut un certain nombre d'écoutes administratives, judiciaires pour le bon fonctionnement de l'État ?

M. Jospin : C'est assez simple quand même, je crois ! Le principe, c'est le respect de la vie privée, donc il n'y a pas à écouter les citoyens.

Il y a un certain nombre de cas où cela peut se révéler nécessaire pour la sûreté de l'État face au grand banditisme, le « contre la drogue », face au terrorisme. À ce moment-là des écoutes limitées peuvent être faites, judiciaires ou administratives, mais dans des conditions de contrôle absolu de l'intention des écoutes. Cela veut dire que s'il y a des écoutes illégales ou plutôt que les écoutes illégales doivent être proscrites et que, si l'on découvre qu'il y a des écoutes illégales, elles doivent être condamnées, voilà le principe ; que l'on constate pour autant que les écoutes se sont accrues ces derniers temps, c'est pourquoi nous proposons qu'une autorité indépendante permette de contrôler ce système qui, à nouveau, semble avoir tendance à dériver.

Mme Sinclair : Pas la commission actuelle, la commission Bouchet ne vous satisfait pas ?

M. Jospin : La commission Bouchet fait bien son travail, mais il y a une proposition qui a été faite par le Conseil d'État et qui me paraît devoir être suivie d'effet.

Je voudrais ajoute, autre chose parce qu'on a parlé de mise en cause de la cellule de l'Élysée dans le passé ....

Mme Sinclair : On en a franchement parlé, oui !
 
M. Jospin : Oui, on en a franchement parlé ! Comme vous le savez, j'ai dénoncé ou critiqué ces dérives. En même temps je voudrais quand même rappeler que cette cellule anti-terroriste qui avait demandé des écoutes, a été dissoute par François Mitterrand en 1988, il faut quand même le rappeler, et qu'une loi a été présentée réglementant les écoutes en 1991, ce qui représente quand même un progrès. Je crois qu'il est juste de le redire !

Mais surtout le point que je voudrais ajouter, Anne Sinclair, est qu'il est bien de chercher à assainir la vie politique au passé, et s'il y a des procédures en cours qu'elles se déroulent, je souhaite que la clarté soit faite.

Enfin, ce qui me paraît quand même tout à fait essentiel, c'est de penser à assainir la vie politique au présent. Aujourd'hui, qu'est-ce qui est en cause dans la vie politique française ? C'est le problème des financements du RPR avec Madame Cassetta, c'est le problème des financements de la ville de Paris, c'est le problème des financements d'Île-de-France. Cela concerne des personnalités politiques très importantes, et ce sont les problèmes d'aujourd'hui pour des gens qui sont, aujourd'hui, au pouvoir et non pas des gens qui ont quitté le pouvoir et même qui nous ont quittés ....

Mme Sinclair : Sur les partis politiques, c'est vrai de tout le monde, y compris le Parti Socialiste ?

M. Jospin : Et donc je ne voudrais pas que ce soit dans quelques années, à nouveau, après coup, que l'on veuille assainir la vie publique française. Je pense qu'il faut y veiller dès maintenant. Et je crains que ces élections législatives anticipées soient faites y compris pour qu'ils n'en soit pas ainsi.

Mme Sinclair : Un dernier mot, peut-être, sur les écoutes réalisées du temps de François Mitterrand : cela a-t-il été une déception de plus, pour vous, que la révélation de ces écoutes ?

M. Jospin : Pour moi, la liberté de jugement est intrinsèque à ma personne et elle devrait être celle de tout homme bien né. Et la liberté de jugement ne signifie pas le reniement. Aucune des raisons que j'ai eue de m'engager au côté de François Mitterrand en 1971 pour mettre fin à un long règne conservateur, pour faire des réformes profondes en France, pour prendre des mesures sociales, pour rassembler les Forces de Gauche, aucune de ces raisons je n'ai lieu de les regretter.

Simplement, ce que je veux dire et ce qui est aussi un peu mon rôle, c'est de faire que, au-delà de ce qui s'est passé dans le passé, on songe surtout au présent et à préparer l'avenir, et c'est cela qui m'intéresse.

Mme Sinclair : Pour beaucoup de Français, on ne voit pas très bien en quoi le Parti Socialiste aurait modèle de Société fondamentalement différent de celui de la majorité actuelle. Y aurait-il un vrai choix de valeurs pour les Français, différent, entre la majorité d'aujourd'hui et celles de la gauche ?

M. Jospin : J'ai essayé de vous dire tout à l'heure que, derrière cette élection législative qui ne va pas naturellement tout résumer... le Gouvernement décide, semble-t-il, de brusquer les élections. On nous dit aussi : c'est une question importante et je la pose même, avant même que le Président de la République s'exprime, qu'il pourrait choisir une longueur de campagne extrêmement brève, c'est-à-dire qu'il pourrait faire une campagne juste de quelques semaines ...

Mme Sinclair : ... conforme à la Constitution ?

M. Jospin : Oui ! Mais, enfin, il y a un choix !

Si non seulement on surprend les Français, on ne fait pas les élections à leurs dates normales, mais, en plus, on fait une campagne extrêmement courte, alors que l'on s'y est préparé soi-même parce qu'on le sait, si vous voulez, cela veut dire que l'on veut escamoter ces élections législatives.

Or, ces élections législatives sont faites pour réélire une Assemblée pour 5 ans autour du chef de Gouvernement actuel, Alain Juppé et, donc, il me paraît très important que l'on montre les enjeux de cette élection. Et derrière cette élection, à mon avis, il n'y a pas simplement des choix politiques, je pense qu'il y a, en quelque sorte, un choix de civilisation.

Ce vers quoi va ce Gouvernement désormais, c'est vers ce modèle de capitalisme dur, ce modèle ultra-libéral qui a existé dans un certain nombre de pays auxquels il est en train de se rallier. Et je pense que ce modèle est très dangereux pour la France.

Nous, nous préconisons, au contraire, un modèle de civilisation dans lequel chaque Français puisse se reconnaître, dans lequel chaque Français puisse trouver sa part et qui repose, effectivement, sur des valeurs d'égalité, de justice. Cela veut dire un progrès économique, matériel, pour que ces valeurs puissent être vécues, mais cela veut dire aussi l'égalité, la justice sociale. Et puis cela veut dire aussi une autre vision de la démocratie. Ce n'est plus une politique du secret, ce n'est plus une politique du coup, c'est une politique de dialogue avec les citoyens, c'est la transparence. Ce sont des Services publics, mais un État que l'on réforme.

Et, donc, je pense que, sur toute une série de questions essentielles, nous allons, dans cette élection législative, quel que soit le moment où elle se décide, montrer qu'il y a ce choix de société à faire et que je reste attaché à la France. Je n'ai pas envie de voir mon pays se dissoudre dans des réseaux financiers internationaux au nom du libéralisme et du capitalisme. Ce sont ces enjeux précis que nous allons souligner devant les Français et c'est autour de cela que nous ferons nos propositions.

Mme Sinclair : Lionel Jospin, je pense que vous aurez l'occasion de les développer puisque l'on ne sait pas ce qui va se passer, mais probablement la campagne électorale va peut-être commencer dès demain soir !

Merci d'avoir été ici ce soir.

Dans un instant, le journal de 20 heures de Claire Chazal qui reçoit André Dussolier.

Merci à tous.

Bonsoir.