Article de M. Michel Barnier, ministre délégué aux affaires européennes, dans "Le Monde" le 8 mai 1997, sur l'orientation politique des pays européens et l'Europe sociale dans la campagne pour les élections législatives, intitulé "L'Europe de "gauche" n'existe pas".

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Circonstance : Campagne des élections législatives de 1997

Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

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L’Europe « de gauche » n’existe pas

Par Michel Barnier, ministre délégué aux affaires européennes

Michel Rocard est un authentique et fervent partisan de la construction européenne. Il était donc assez étrange de le voir s’enfermer dans le silence, au moment même où ses amis du Parti socialiste donnent l’impression de brader leurs convictions européennes à vil prix, celui d’une alliance électorale avec les « europhobes », de gauche, communistes en tête.

Hélas ! La défense de ses convictions européennes achoppe, elle aussi. L’Europe dont rêve secrètement Michel Rocard serait donc une « Europe à gauche, enfin » (Le Monde du 6 mai). Ce n’est certes pas pour surprendre, venant d’un socialiste. Mais venant d’un fin connaisseur des questions européennes, ancien premier ministre qui plus est, l’aveu laisse songeur, car il révèle un profond contresens sur l’Europe.

Il est absurde et tendancieux de parler d’une « Europe de gauche » comme d’une « Europe de droite ». « Droite » ou « gauche » sont des appellations qui recouvrent des réalités, des programmes et des sensibilités bien différentes d’un pays de l’Union européenne à l’autre. Ne l’a-t-on pas assez souligné lors de la récente victoire de Tony Blair en Grande-Bretagne ? Tout au plus peut-on, avec des précautions multiples, souligner l’existence de « sociaux-démocrates » et de « chrétiens-démocrates » dans une majorité d’États européens.

Constat qu’il faut d’ailleurs immédiatement nuancer : la plupart des États en question, dont certains États fondateurs, connaissent, en effet, des gouvernements de coalition. L’Europe « de gauche » – ou « de droite » – dont parle Michel Rocard n’existe donc pas. J’observe d’ailleurs qu’aucun des dirigeants européens « de gauche » qu’il appelle à la rescousse – en Italie, au Portugal, en Autriche, aux Pays-Bas ou ailleurs – ne remet en cause les conditions et le calendrier de passage à l’euro.

Mais admettons, pour vider cette mauvaise querelle, que l’Europe « de gauche » existe. On se rend compte, en reprenant attentivement les décomptes, que la construction européenne a, à certains moments, été numériquement dominée par des gouvernements « de gauche ».

À quelle logique étrange répondrait ce décompte « politiquement correct » ? Un grand pays comme l’Espagne, qui a récemment choisi d’être gouverné « à droite », devrait-il pour cela être marginalisé ? Au moment même où le Parti socialiste invente la condition nouvelle que les pays du Sud ne soient pas tenus à l’écart de l’Union économique et monétaire ?

Il y a donc, dans ce qu’avance Michel Rocard, le choix délibéré d’une mauvaise méthode, au service toutefois d’un véritable objectif : faire progresser l’Europe sociale. C’est, en effet, une volonté partagée par la plupart des responsables politiques français, à cela près que certains en parlent beaucoup alors que d’autres, plus discrètement, le mettent en œuvre.

Il n’est, en la matière, pas difficile de juger les arbres à leurs fruits.

Si le traité de Maastricht n’est pas allé assez loin sur le terrain politique et social, que Michel Rocard demande donc aux négociateurs français de l’époque ce qui s’est passé ! Si le marché unique a sans doute été trop mercantile dans son approche initiale, que Michel Rocard exige des explications de Jacques Delors, qui en fut l’un des maîtres d’œuvre ! Tant bien que mal, des dispositions d’esprit social ont déjà été introduites dans le traité. Pourtant, l’Europe sociale accuse un vrai retard. N’était-on pas en droit d’attendre, pendant les quatorze années de présidence de la France, que notre pays donne, dans le domaine social européen, davantage d’impulsions et obtienne davantage de succès ; à commencer par les services publics (directives de 1991) et par les insuffisances du protocole social, simplement annexé au traité de Maastricht.

C’est ce terrain en friche que nous devons cultiver depuis 1993. Comme l’a personnellement souhaité Jacques Chirac, grâce à nos efforts, le droit de chaque citoyen à disposer des services publics sera finalement préservé, et le protocole social, trop longtemps refusé par les Britanniques et dont nous avons produit les premières dispositions concrètes, sera très bientôt intégré dans le traité.

Surtout, les dirigeants européens débattent désormais du mémorandum pour un modèle social partie européen présenté par la France au Conseil européen de Turin. D’abord accueillie avec prudence, cette initiative novatrice fait maintenant de l’acquis que chacun veut reprendre à son compte.

De ce point de vue aussi, le bilan social gauche-droite, si on devait l’établir, serait en notre faveur.

On peut donc se poser la question : les socialistes ont-ils vraiment intérêt à porter la polémique électorale sur le terrain de l’Europe sociale ? Je ne le crois pas, parce qu’il est des sujets dont la politique « politicienne » ne doit pas s’emparer, sous peine d’affaiblir la voix de la France.

L’Europe que propose Michel Rocard serait une Europe monocolore, une sorte d’internationale socialiste déguisée. Puisque, apparemment, l’Europe de ses vœux n’a pu jusqu’à maintenant avancer faute de réunir simultanément les « grands » États, et le plus grand nombre des États, il faudrait donc désormais que tout le monde soit « de gauche ». Gare au mouton noir ! L’histoire de notre siècle montre à quelles impasses politiques et humaines a mené ce genre d’alternative. Pour ma part, je suis sûr que la meilleure manière de rapprocher les citoyens de l’idée européenne est d’encourager l’Europe à respecter la diversité politique, culturelle et humaine des nations qui la composent.

Le progrès social est inhérent à la construction européenne, et Michel Rocard devrait relire le préambule du traité de Rome de 1957, qui met tout le monde d’accord : « L’union sans cesse plus étroite entre les peuples européens », « le progrès économique et social des pays », « l’amélioration constante des conditions de vie et d’emploi des peuples », voilà quels sont toujours nos objectifs.

Dès lors, au lieu de faire de la construction européenne un enjeu de politique intérieure, Michel Rocard ferait mieux de sauver ce qui peut encore l’être dans les convictions européennes de ses amis socialistes. Le traité de Rome n’est l’outil ni de la droite, ni de la gauche, pas plus que la Déclaration des droits de l’homme. Et en attendant, pour progresser, l’Europe sociale se passe assez bien des socialistes français.