Interview de M. Lionel Jospin, premier secrétaire du PS, à TF1 le 22 avril 1997, sur les enjeux de la dissolution de l'Assemblée nationale, les positions du PS en vue des élections législatives et la notion de "modernité".

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Circonstance : Annonce le 21 avril 1997 par le président de la République de la dissolution de l'Assemblée nationale

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Texte intégral

P. Poivre d’Arvor : On va essayer d’être concrets ce soir pour expliquer aux Français ce qui va se passer pour eux, si vous gagnez ces élections, dans maintenant cinq semaines à peine. Mais tout d’abord, votre réaction quand vous avez appris hier la dissolution. Vous l’avez prise pour une manœuvre politicienne ou vous vous êtes dit : « au fond, finalement, ce n’est pas mal. Le public va pouvoir, le peuple va pouvoir trancher, s’exprimer » ?

L. Jospin : Ce qui est sûr, c’est que les Françaises et les Français s’attendaient à des élections qui auraient lieu dans un an, à la fin d’une législature, après cinq ans de gouvernement de droite, trois ans de gouvernement Juppé, pouvant juger un bilan, et puis comparer aussi des propositions. Ils sont donc surpris et assez déconcertés à mon sens, de cette dissolution hâtive. Le président de la République a donné hier une énumération d’explications, mais il y avait tellement d’explications qu’on ne trouvait pas véritablement la raison. Et je crois, oui, que Jacques Chirac, hier, n’a pas convaincu les Français de la réalité des motifs qui présidaient à cette élection hâtive.

P. Poivre d’Arvor : Maintenant ça va être à vous de convaincre. Comment vous allez les convaincre, les Français ? Car visiblement, vous avez entendu un peu le thème de campagne d’Alain Juppé, c’est : « non à la récidive socialiste ». Vous, c’est : « Non à un nouveau chèque en blanc pour Alain Juppé » ?

L. Jospin : D’abord, les Français viennent juste de prendre conscience que l’Assemblée était dissoute et qu’il y aurait des élections législatives. Je ne voudrais pas que cette précipitation des rythmes, le choix d’un délai très bref pour les élections, conduisent le pouvoir à essayer de faire en sorte que les élections soient escamotées, et qu’il s’agisse moins d’un vrai débat de société. Parce que, qu’est-ce qui est en cause ? C’est d’élire une Assemblée nationale pour cinq ans, et de choisir la politique gouvernementale, en tout cas ses orientations pour cinq ans. C’est une décision lourde, et je ne voudrais pas qu’on l’escamote. Et, en particulier, il me semble que le gouvernement n’ayant pas confiance dans le succès de sa politique, craignant d’être battu dans un an, pense, en vertu d’une interprétation des sondages, qu’il a peut-être plus de chances aujourd’hui ; mais surtout, plus profondément, veut essayer de faire cette élection non pas sur un bilan, ce qui est quand même normal en démocratie, ce qui aurait été le cas dans un an. Et on sait que, dans un an, la situation aurait été beaucoup plus difficile et que le gouvernement s’apprêtait – ou s’apprête –, à prendre des mesures très dures, mais à nouveau sur des promesses. Alors, je crois que, un mois, c’est bref mais c’est assez long pour qu’on prenne son rythme. Et moi, ce que je veux, avec beaucoup de calme, avec beaucoup de sérénité dans cette campagne, c’est faire en sorte que les Français puissent décider, puissent être conscients des enjeux, et puissent faire un choix. Car je pense profondément qu’il y a un choix de société autant qu’un choix politique à faire dans cette année 1997, puisque l’élection a lieu maintenant.

P. Poivre d’Arvor : Alors, justement, hier, dans les promesses, il y en a eu deux : moins d’État, moins d’impôts. Vous, moins d’État, ça ne vous plaît pas énormément ; moins d’impôts, est-ce que vous pourrez, également, aussi tenir ?

L. Jospin : D’abord sur les impôts. Rappelons que le gouvernement actuel n’a pas diminué les impôts mais augmenté les impôts.

P. Poivre d’Arvor : Dans un premier temps, ils diminuaient, un peu moins le mois dernier.

L. Jospin : Nous sommes encore au record des prélèvements obligatoires : impôts plus cotisations de Sécurité sociale, prélèvements sociaux. Et nous avons constaté qu’au moment où il diminuait les impôts sur le revenu – ceux qui se voit – il augmentait massivement les impôts indirects – ceux qui ne se voient pas –, mais les Français en ont été conscients. Donc, il n’y a pas une politique de franchise et de clarté dans l’attitude du gouvernement sur ces sujets. Donc, pour le moment, on n’a pas eu des baisses d’impôts mais on a eu des hausses d’impôts. En plus, je vois mal comment… on nous dit qu’on aura du mal à respecter les critères de Maastricht, qu’il faut les respecter, donc réduire le déficit budgétaire. Et en même temps, on nous annonce qu’on va baisser les impôts. Pour les Français, ça n’est pas cohérent, et ils ont raison de se méfier.

P. Poivre d’Arvor : Mais vous aussi, vous êtes pour la réduction des déficits, de telle manière qu’on arrive quand même aux critères de Maastricht, ou vous pensez qu’on peut sauter une marche ?

L. Jospin : Je souhaite que nous avancions vers la monnaie unique. Je dis : si pour réaliser les critères de Maastricht, notamment le 3 % du budget, du déficit du budget – que l’Allemagne ne va pas réaliser dans un an – il fallait imposer une aggravation de l’austérité aux Français, j’ai dit très clairement, sur votre antenne d’ailleurs, que j’étais contre.

P. Poivre d’Arvor : Donc, au besoin, éventuellement retarder la mise en place de l’euro si la France ne se sentait pas prête ?

L. Jospin : Honnêtement, je vois au moins un avantage dans cette élection plus précoce – que je n’ai pas souhaitée et qu’à certains égards, je regrette – c’est que, de toute façon, si jamais nous étions aux responsabilités en juin prochain, nous aurons presque un an pour reprendre le dialogue sur une base beaucoup plus dynamique pour faire des propositions à nos partenaires, et notamment aux Allemands sur ces questions. Vous m’avez parlé de la réforme de l’État. J’entends les discours sur la réforme de l’État, mais quand j’apprends, ce soir, que des pièces importantes auraient disparu à la brigade financière, à Paris, je me préoccupe quand même sur l’État. Moi, je veux bien réformer l’État mais pour mieux d’État plutôt que moins d’État. Je ne veux pas d’un État confisqué par un clan politique ; je veux un État impartial. Réformer l’État, le rendre moins bureaucratique, le rapprocher des Français, ce n’est pas mettre en cause les services publics, ce n’est pas privatiser les grandes fonctions de service en direction des citoyens, donc nous aurons ce débat sur l’État dans la campagne.

P. Poivre d’Arvor : Vous remettrez en cause la privatisation de France Télécom si vous arrivez au pouvoir ?

L. Jospin : Nous ne la remettrons pas en cause, nous ne la ferons pas comme nous l’avons dit.

P. Poivre d’Arvor : Aucune autre privatisation de celles qui sont déjà annoncées ?

L. Jospin : S’il s’agit de vendre Thomson pour un franc ! Honnêtement, ce n’est pas comme ça que nous voulons procéder. Le gouvernement ne réussit pas ses privatisations et nous ne sommes pas pour poursuivre les privatisations. Ce qui m’a frappé dans l’intervention d’Alain Juppé cet après-midi, c’est son agressivité. J’ai été surpris que le Premier ministre sortant, devant s’appuyer sur un bilan, ne le fasse pas, mais au contraire soit agressif et se tourne vers le passé, comme s’il n’était pas au pouvoir depuis deux ans, comme si la droite n’avait pas tous les pouvoirs depuis l’élection de Jacques Chirac, et comme si la majorité actuelle – qui a terminé son parcours – n’était pas là depuis quatre ans. Revenir en arrière, c’est quand même un exercice un peu facile.

P. Poivre d’Arvor : Il faut dire aussi que l’on sort de deux septennats socialistes.

L. Jospin : On dit deux septennats socialistes. Ils n’ont pas été faits sans élection, et puis ça n’a pas été une élection escamotée et rapide. Il y a eu une élection présidentielle. Ça veut dire au moins qu’au bout de sept ans, et après avoir eu Jacques Chirac pendant deux ans au gouvernement, les Français – et par quelle majorité ! – ont préféré élire François Mitterrand. Il faudrait quand même peut-être le rappeler. Ils sont en train de nous raconter que François Mitterrand aurait eu deux septennats en un, en quelque sorte. Non ! Il y a eu deux septennats, il y a eu un débat avec les Français. Ils ont eu Jacques Chirac ou François Mitterrand, ils ont réélu François Mitterrand, ce qui prouve que le jugement qu’ils portaient en 1988 n’était pas si mauvais.

P. Poivre d’Arvor : Toujours pour revenir à l’État. Davantage de fonctionnaires ou moins ?

L. Jospin : Je voulais rester sur un thème très important évoqué par Alain Juppé ce soir. Je l’ai trouvé agressif, ce qui m’a surpris ; je l’ai trouvé tourné vers le passé, ce qui est étonnant pour quelqu’un qui veut donner un élan ; et, en plus, j’ai eu l’impression d’un Premier ministre qui n’assumait pas son bilan. Il a d’ailleurs dit aux parlementaires RPR surtout, UDF aussi, qui étaient là : « je ne vous parlerais pas de votre bilan ». Cela m’a paru une phrase extrêmement révélatrice. Mais il a développé un thème important, et je vais prendre un exemple d’une question que nous devrons traiter dans cette campagne. Il a dit : « nous incarnons la modernité, nous sommes les modernes face aux archaïques que sont les socialistes ». C’est un argument de polémique. Ce que je voudrais dire très clairement, c’est qu’en réalité, le débat sur ce point, dans la campagne, ne sera pas entre la modernité de la droite et l’archaïsme de la gauche, elle sera entre deux modernités. Nous sommes, les uns et les autres, modernes. Si la modernité c’est : licencier plus facilement, rendre le travail plus précaire, privatiser les services publics, si c’est augmenter la précarité, augmenter le nombre des chômeurs, je ne suis pas pour cette modernité. Pour moi, la modernité c’est quoi ? C’est essayer de prévoir l’avenir, c’est développer l’Éducation nationale, c’est développer la recherche, c’est réformer l’État. Donc, le débat ne devra pas être, devant les Français, caricatural, mais ce devra être un débat dans lequel chacun respecte les convictions de l’autre, défend ses arguments, et je n’aurais pas de mal – je crois – devant Alain Juppé, si nous nous rencontrons pour débattre – et je le souhaite – ou devant tout autre, à montrer que nous sommes attachés à une conception de la modernité qui ne fait pas fi de l’identité de la France, qui n’oublie pas ses racines, mais qui peut faire faire la mutation que la France doit faire dans les années qui viennent de façon moins brutale, plus protectrice pour les Français. Il faut qu’on ait ces débats de fond pour que cette campagne serve à quelque chose et que l’on ne regrette pas cette dissolution. En tout cas, moi, je ne la regrette pas.