Interviews de M. Michel Barnier, ministre délégué aux affaires européennes, à France-Inter le 29 avril 1997 et RMC le 2 mai et à "7 jours Europe" le 5, sur la campagne des élections législatives, l'enjeu européen, le passage à l'euro et le succès des travaillistes aux élections en Grande Bretagne.

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Média : Emission Forum RMC FR3 - France Inter - RMC - Sept jours Europe

Texte intégral

France Inter - mardi 29 avril 1997

J.-L. Hees : C’est manifestement l’Europe qui semble être au centre de cette campagne, en tout cas qui devrait l’être. Philippe de Villiers nous disait tout à l’heure que l’euro est une idéologie dangereuse, puisqu’elle se traduira par davantage de chômage encore. Beaucoup de Français se posent la question, et notamment dans les électeurs de droite, de savoir pourquoi on ne prendrait pas un peu plus de temps pour participer à la monnaie unique, pourquoi on n’attendrait pas un an, deux ans, cinq ans pourquoi pas ?

M. Barnier : Parce que nous avons besoin d’une monnaie unique le plus tôt possible pour protéger l’emploi. J’entendais Philippe de Villiers essayer de dire que l’euro était une sorte d’idéologie : mais l’euro n’est pas un but, c’est un instrument, c’est un moyen pour plus de stabilité et pour plus de protection de l’Europe. Il faut vraiment ne pas savoir les risques ou les dangers qui menacent les emplois dans l’agriculture, dans les PME et dans les plus grandes entreprises pour refuser cette vérité. Nous ne pouvons pas continuer à vivre dans un marché commun où il y a plusieurs monnaies qui se font la guerre. Il faut ne pas avoir les yeux ouverts ou ne pas se souvenir, pour refuser l’euro aujourd’hui. Combien d’emplois ont-ils été détruits lorsque la lire italienne a dévalué dans l’agriculture ou le textile ? Combien d’emplois ont-ils été détruits quand la livre anglaise ou la peseta espagnole ont dévalué sans prévenir ? Il faut empêcher les dévaluations au sein du même marché ! L’euro est un moyen. L’euro est un instrument pour protéger nos entreprises. De quoi ont besoin nos entreprises ? De quoi ont besoin les ouvriers et les cadres ? Ils ont besoin de stabilité, d’une règle du jeu qui ne change pas tous les trois mois. Voilà pourquoi je refuse qu’on présente l’euro comme une idéologie. L’euro n’est qu’un moyen. Ce n’est pas un miracle : c’est un moyen pour la stabilité et la croissance.

J.-L. Hees : N’y a-t-il pas une question corollaire à tout cela ? L’austérité n’est-elle pas au coin de la rue ? Est-ce ce qui nous attend par le passage obligé à l’euro ?

M. Barnier : Là encore, il y a un mensonge. Il y a une manière idéologique de présenter les choses à laquelle je me refuse : quand bien même il n’y aurait pas Maastricht que le peuple a voté – ce ne sont pas les partis politiques qui ont décidé de faire l’euro, c’est le peuple français, par la voix la plus démocratique, celle du référendum – quand bien même nous n’aurions pas la monnaie unique à faire en 1998 et 1999, nous aurions nos déficits, ceux que les socialistes nous ont laissés. Le déficit de la protection sociale, Maastricht n’y est pour rien ! C’est notre déficit à nous, et nous avons à le résoudre nous-mêmes. Arrêtons d’avoir cette hypocrisie. Arrêtons d’avoir ce manque de courage qui consiste, pour certains hommes politiques, à toujours chercher chez les autres et ailleurs les raisons de nos propres faiblesses. Arrêtons ! Arrêtons de chercher des boucs émissaires tout le temps ! Ayons le courage de dire que la France a des problèmes, que la France a des rigidités, qu’elle a des déficits que nos prédécesseurs nous ont laissés, et que c’est notre problème, ce n’est pas la faute de l’Europe.

P. Le Marc : Est-ce que les socialistes, avec leurs réticences, leurs réserves, leurs exigences, ne sont pas plus proches finalement de ce que pensent les Français qui reprochent un peu au gouvernement et au président de la République d’être un peu trop dociles dans les négociations européennes avec nos partenaires, notamment avec l’Allemagne ?

M. Barnier : La France n’est pas docile. La France veut jouer en tête. La France veut entraîner. C’est d’ailleurs pourquoi – je le dis en passant – le président de la République a vraiment bien fait de demander au peuple de se prononcer tout de suite, pour qu’on ne vive pas pendant un an dans l’incertitude et l’instabilité. Je suis l’un des négociateurs français, notamment dans la réforme des institutions. Je vois que, dès le mois prochain, notre pays – et le Président qui parle en son nom et qui défend tous les jours les intérêts de la France et de nos entreprises – aura plus de poids et de force parce que nous ne serons plus dans l’incertitude. Il y a, d’ici l’an 2000, quatre ou cinq grands rendez-vous, et pas seulement la monnaie unique. La construction européenne ne se résume pas au marché commun et à la monnaie unique, il y a la réforme des institutions ; il y a cette promesse que nous devons tenir à l’égard des peuples d’Europe de l’Est, de les accueillir dans l’élargissement de l’Union européenne ; il y a la réforme de la défense européenne. Voilà des grands rendez-vous pour lesquels il faut que la France ait tout son poids. Je vous prie de croire que, dans tous ces rendez-vous que nous préparons, il n’y a pas de docilité. Il y a simplement la parole donnée par le peuple français, le respect des échéances et des contrats que nous avons signés.

A. Ardisson : Vous dites que vous serez plus fort pour négocier après les élections. Mais imaginez que vous perdiez beaucoup trop de plumes. Vis-à-vis de nos partenaires, ne perdrez-vous pas, la France ne perdra-t-elle pas aussi une partie de sa crédibilité sur sa volonté d’être dans l’Union et de respecter les critères en temps voulu ?

M. Barnier : C’est une question de journaliste ! Vous faites votre travail et vous dites : « Vous allez perdre des sièges, vous allez perdre des plumes ». J’appartiens au Sénat et donc je ne suis pas candidat dans cette élection. Je soutiens tous les candidats de la majorité. Je ne pense pas que nous allons perdre des plumes parce que nous nous présentons avec à la fois du volontarisme et de la confiance. Nous avons le souci de gagner la majorité, et une large majorité, pour pouvoir donner au Président…

A. Ardisson : Reprenons la question, oublions les plumes. Si les partis qui sont contre la réalisation de la monnaie unique font un score important ?

M. Barnier : Qui sont les partis qui sont contre la monnaie unique ? Ce sont quelques nostalgiques qui présentent une vision étriquée, passéiste de la France. Ce sont des gens qui parlent comme si on était encore dans l’entre-deux-guerres et qui manquent de courage pour dire aux Français : « Voilà nos problèmes et voilà comment la France va être forte et puissante dans les années qui viennent ». Je ne me résous jamais, je ne me résoudrai pas à laisser croire que le choix est entre la France et l’Europe : le choix est entre une France recroquevillée, repliée sur elle-même, dominée par l’influence américaine, une France, comme me l’a dit l’autre jour un ouvrier de chez Airbus à Toulouse, une « France coca-colonisée » : la France de M. de Villiers est une France qui sera coca-colonisée –, c’est d’ailleurs la même France que celle du Parti communiste. Eh bien, je ne veux pas de cette France-là ! Je veux une France qui soit forte, sûre d’elle-même, confiante, qui entraîne l’Europe avec l’Allemagne et d’autres pays. Voilà ce que nous allons dire aux Français. Je n’ai pas peur du débat sur l’Europe dans cette campagne, j’en suis même très heureux.

J.-L. Hees : Il y a un mot qui est un petit peu tabou, mais pas tellement en ce moment, c’est le libéralisme. Je dis « pas tellement » parce que j’ai lu une longue interview ce matin d’Édouard Balladur dans « Le Figaro ». Comment vous situez-vous par rapport à cela parce que c’est une des grosses inquiétudes des Français : à quelle sauce vont-ils être mangés sur le plan économique et social ?

M. Barnier : Dans le projet politique, le contrat que nous proposons aux Français et qui va être présenté aujourd’hui par les mouvements de la majorité, nous marquons très clairement notre souci de plus de liberté pour les entreprises, c’est-à-dire moins de charges, moins de paperasseries, moins d’impôts, plus de liberté aussi grâce au marché unique que nous avons créé avec nos partenaires.

J.-L. Hees : Plus de liberté de licencier aussi. On le voit bien, cela fait partie du jeu de la mondialisation, du libéralisme.

M. Barnier : Nous n’acceptons pas l’ultralibéralisme qui consisterait à détricoter le modèle social que nous avons construit patiemment depuis la deuxième guerre mondiale. Nous souhaitons même que ce modèle social – Jacques Chirac l’a proposé et l’a expliqué à nos partenaires – soit partagé progressivement par tous les pays européens. C’est cela qui fait la différence, d’ailleurs, entre l’Europe que nous construisons et les États-Unis d’un côté ou l’Asie de l’autre. Nous souhaitons préserver ce modèle social. C’est davantage un projet de contrat, notamment dans les entreprises. Vous le verrez, nous allons donner une nouvelle impulsion au partage du temps de travail, au temps choisi, au temps partiel, dans l’esprit même de la loi Robien. Cela doit se faire par le contrat. Moi, je crois profondément que la méthode pour les années qui viennent, c’est celle du contrat dans l’entreprise et puis dans la nation elle-même.

P. Le Marc : Un sondage de la Sofres, dans « Le Figaro » ce matin, indique que les Français pensent que l’UDF et le RPR ne sont pas capables de donner un nouvel élan à la politique de la France. Est-ce que vous ne craignez pas que cela se conjugue avec l’insatisfaction et le mécontentement et que cela ne cache de mauvaises surprises pour la majorité ?

M. Barnier : Là encore, ne me demandez pas de vous dire le résultat un mois à l’avance. Et ne me demandez pas de croire ce que disent les sondages aujourd’hui. Un sondage est une photographie, il exprime une attente, une inquiétude. Le vrai sondage sera dans quelques semaines, le jour des élections. Cela justifie l’explication et le débat. Je souhaite que, dans cette campagne électorale, on ait un vrai débat comme nous y invitait l’autre jour Charles Pasqua, que le débat soit à la hauteur de l’enjeu qui est extrêmement grave. Donc, pas de petites phrases, pas de polémiques inutiles, même si je ne crains pas la polémique. Un vrai débat démocratique, l’occasion d’expliquer : voilà pourquoi sur l’Europe, qui est l’un des grands enjeux, moi, je ne crains pas ce débat. Je souhaite que ce soit l’occasion d’expliquer en quoi la France sera plus forte dans une Europe unie, en quoi l’union de l’Europe fait la force de la France.

J.-L. Hees : Je reviens au libéralisme et je pense aux élections qui attendent nos voisins anglais, jeudi. Ils ont une bonne dose de libéralisme précisément. Tout le monde se souvient des années Thatcher. On a l’impression que le remède de cheval, ils ne l’ont pas du tout accepté, aujourd’hui en tout cas. Est-ce que, à votre avis, une probable victoire travailliste en Angleterre risque d’avoir une influence ? Est-ce que cela risque de jouer dans l’esprit des électeurs français qui seront appelés dans un mois aux urnes ?

M. Barnier : Je ne sais pas quel sera le résultat en Grande-Bretagne, même s’il paraît probable qu’il y aura une grande évolution. J’ai étudié le programme de Tony Blair, nous le connaissons bien, comme celui des conservateurs. J’observe d’ailleurs que les Anglais, une fois les élections passées, parleront d’une voix plus forte dans les négociations.

J.-L. Hees : Ce sera un plus pour l’Europe cette Grande-Bretagne travailliste ?

M. Barnier : Que les Anglais ne soient plus dans l’incertitude politique, qu’ils aient un gouvernement stable pour plusieurs années, cela va leur donner plus de poids et c’est une bonne chose pour l’Europe. Ce sera, d’ailleurs, la même chose pour la France après les élections. Mais moi, j’ai l’espoir que les Anglais prendront toute leur place dans l’Europe politique, et vont nous aider à animer l’Europe. Je n’imagine pas que ce peuple, qui est un grand peuple et un grand pays, une grande nation, ne joue pas en tête dans l’animation politique de l’Union européenne.

 

RMC - vendredi 2 mai 1997

P. Lapousterle : Le Parti travailliste vient de remporter une victoire écrasante cette nuit, en Grande-Bretagne. Ce n’est pas une surprise ?

M. Barnier : Pas vraiment, nous étions préparés par les sondages. Mais le vrai sondage, c’est l’élection elle-même. C’est sans doute le résultat d’une usure des hommes, qui peut se produire là comme ailleurs, et aussi des idées conservatrices et, sans doute aussi, l’intelligence d’un homme et d’un parti qui a su jeter à la Tamise – si j’ose dire – certaines vieilles lunes sur l’économie administrée et faire le choix de l’Europe. Parce qu’on voit en Grande-Bretagne, comme on a vu en Italie, en Espagne, et même dans les länder allemands – j’espère qu’on va le voir dans quelques semaines en France –, que tous ceux qui ont fait de l’anti-européanisme, qui ont toujours essayé de dire que c’est la faute de Bruxelles, c’est la faute de Maastricht, ceux qui ont cédé à cette tentation-là ont été battus en Angleterre et, je l’espère, en France.

P. Lapousterle : Avec Tony Blair, la Grande-Bretagne sera plus proche de l’Europe qu’elle ne l’était avec les conservateurs ?

M. Barnier : On a eu des contacts avec Tony Blair, on a eu des contacts très réguliers avec son équipe. Jacques Chirac l’a rencontré à deux reprises depuis un an et j’ai l’impression, ne serait-ce que du point de vue de la défense des intérêts britanniques, que Tony Blair a bien compris que sa place était en Europe, pas en arrière de l’Europe, pas à côté de l’Europe mais dans l’Europe et en tête. Donc, mon sentiment est que, sur beaucoup de points, nous aurons avec les Anglais, avec le nouveau gouvernement travailliste, des gens qui joueront en tête et qui voudront faire avancer l’Europe politique. C’est vrai pour l’Europe sociale, c’est vrai pour l’Europe de la défense, je l’espère, c’est vrai aussi pour l’Europe de la sécurité des citoyens.

P. Lapousterle : Retour en France : nous sommes en pleine campagne législative. Rarement, on aura vu autant d’indifférence des électeurs vis-à-vis des prochains députés. Est-ce que cela vous fait un peu peur ?

M. Barnier : Moi, je crains toujours l’indifférence et, dans une élection démocratique, il faut en effet lutter contre l’indifférence. Comment fait-on reculer l’indifférence ? Comment intéresse-t-on les gens ? Sûrement pas à coups d’invectives, de diatribes, de petites phrases, mais davantage par la démocratie, par le dialogue et par le débat. Moi, je fais campagne tous les jours. Je ne suis pas candidat moi-même, donc je fais campagne pour les autres candidats.

P. Lapousterle : C’est plus facile ?

M. Barnier : Il se trouve que je suis élu au Sénat. Je fais campagne partout en France pour beaucoup de candidats de la majorité et j’essaye – je l’ai fait à Grenoble il y a quelques jours, je le ferai ce soir dans le Loir-et-Cher – de participer au débat, c’est-à-dire de faire appel à l’intelligence des citoyens. Les citoyens sont beaucoup plus intelligents que certains hommes politiques ne le croient et, partout, on fait de vrais débats, de vrais dialogues, notamment sur cette question importante et difficile de l’Europe. Je m’aperçois que les gens sont intéressés, qu’ils sont demandeurs, qu’ils ont des choses à dire.

P. Lapousterle : Vous avez dit à l’instant que les idées conservatrices avaient perdu en Grande-Bretagne, la nuit dernière. Est-ce que cela ne vous fait pas craindre que les électeurs aient envie de faire la même chose en France ?

M. Barnier : Non, parce qu’en France, le conservatisme est du côté du Parti socialiste. C’est le Parti socialiste qui conserve ses vieilles idées, qui n’a pas fait cette mutation que Tony Blair a fait faire au Parti travailliste. On entend M. Jospin parler comme s’il n’avait rien compris, comme s’il était encore en 1981. Vouloir créer des centaines de milliers d’emplois dans l’administration publique… Jamais M. Tony Blair n’a dit une chose pareille. J’observe que M. Jospin a une attitude très ambiguë sur la question européenne et je trouve cela assez grave.

P. Lapousterle : Lorsque M. Jospin dit : il faut des conditions pour que la France continue d’avancer dans l’Europe, les Français sont peut-être tentés de lui donner raison. Qu’est-ce qu’il y a de mal, après tout, à ce que l’Europe ne soit pas équivalent, pour les Français, de baisse du pouvoir d’achat ?

M. Barnier : Mais ce n’est pas l’Europe qui a provoqué nos difficultés budgétaires, ce n’est pas Maastricht ou Bruxelles qui ont provoqué le déficit de la Sécurité sociale. Ces déficits sont des déficits socialistes. M. Jospin, plutôt que de donner des leçons, devrait se souvenir. Nous avons, en effet, besoin d’une Europe différente dans les années qui viennent.

P. Lapousterle : Est-ce que le principe de donner des conditions vous paraît un mauvais principe ?

M. Barnier : Mais qu’est-ce que cela veut dire ? Nous avons signé un contrat, le peuple français s’est prononcé sur un traité – d’ailleurs, je le dis en passant, négocié par le Parti socialiste et François Mitterrand – dans lequel les socialistes ont oublié le chapitre social et que nous allons essayer de corriger avec Jacques Chirac à Amsterdam. Qu’est-ce que cela veut dire, des conditions supplémentaires ? Nous sommes quinze, nous avons signé un contrat, nous devons respecter notre parole. Arrêtons cette facilité, cette démagogie qui consiste, même si on est en campagne électorale, à dire : c’est la faute des autres, c’est la faute de Bruxelles. Je ne trouve pas cette attitude très responsable. Maintenant, si vous voulez que je vous dise que l’Europe, dans les années qui viennent, doit être différente, doit être autre chose qu’un supermarché, autre chose que seulement la monnaie unique, oui, je vous le dis. Nous voulons que le temps vienne de l’Europe politique et de l’Europe sociale, de l’Europe de la défense et c’est à quoi nous travaillons dans la perspective très rapide du sommet d’Amsterdam, dans quelques semaines.

P. Lapousterle : Votre camp s’amuse ou dénonce les divisions de l’opposition sur l’affaire européenne. Qu’avez-vous pensé lorsque vous avez entendu Philippe Séguin dire que Maastricht serait inapplicable dans son texte actuel et, deuxièmement, que la signature de ce traité équivalait à une capitulation libérale. Est-ce que vous approuvez ces phrases de campagne ?

M. Barnier : Vous sortez ces phrases d’un très grand discours qu’a prononcé Philippe Séguin où il a dit beaucoup d’autres choses ! Il a dit aussi dans ce discours : « le traité est signé, il faut le respecter ».

P. Lapousterle : Il a dit qu’il était « inapplicable dons son texte actuel », est-ce que c’est vrai ?

M. Barnier : Je crois que le traité de Maastricht peut être appliqué et doit être appliqué tel qu’il est. Il y a naturellement la décision des chefs d’État et de gouvernement, au fur et à mesure de l’application de ce traité, mais nous sommes dans la perspective d’appliquer ce traité et de le compléter et de le corriger, notamment sur l’aspect social et sur l’aspect politique. Là où Philippe Séguin a vraiment raison, c’est d’appeler à l’Europe politique. Eh bien, c’est exactement ce que veut faire Jacques Chirac.

P. Lapousterle : Un mot sur le Front national. Hier, Jean-Marie Le Pen a demandé aux Français de ne pas suivre Jacques Chirac, le président de la République, dans sa tentative de « suicide national ».

M. Barnier : M. Le Pen, qui a renoncé à se présenter aux élections, un peu comme dans la comédie espagnole, le Matamore, s’est lancé dans un discours de diatribes et d’invectives. Moi, je suis vraiment fatigué d’entendre M. Le Pen, notamment faire appel au général de Gaulle. C’est une sorte d’imposture d’entendre le leader du Front national, qui n’a jamais cessé, tout au long de sa vie, de combattre chaque jour le général de Gaulle, venir nous donner des leçons de gaullisme maintenant. Ce discours du Front national, ce discours raciste, ce discours de diatribes et d’insultes, ce n’est pas la France. Moi, quand j’entends ce discours-là et puis quelques autres, je me dis que tous ces gens n’ont pas confiance dans la France. Ils n’ont pas confiance dans la capacité de la France d’entraîner, d’animer l’Europe. Ils n’ont pas confiance dans sa capacité d’innovation. Ayons davantage confiance dans notre pays ! Notre pays est un grand pays. Il a une vocation au sein de l’Europe. Je reviens aux élections britanniques, en observant que les Anglais, à partir d’aujourd’hui, vont avoir et la stabilité et la légitimité pour cinq ans. Cela va leur donner beaucoup plus de poids dans les négociations européennes et dans les grands rendez-vous qui sont devant nous et je pense que cela sera exactement la même chose pour la France dans un mois. Le fait que nous ayons les élections derrière nous plutôt que d’être dans l’incertitude, cela va donner au gouvernement français plus de poids et plus de force pour réussir, au nom de la France, les grands rendez-vous européens.

 

7 jours Europe - 5 mai 1997

7 jours Europe : À un peu plus d’un mois seulement de l’échéance d’Amsterdam, quel est l’état d’avancement des négociations sur la Conférence intergouvernementale, au sein de laquelle vous représentez la France ?

Michel Barnier : Il faut rendre hommage à la présidence néerlandaise qui n’a pas hésiter à aborder sérieusement les points les plus sensibles de la négociation et qui cherche honnêtement un résultat à la fois ambitieux et acceptable par tous. Je dois aussi rappeler que les amendements détaillés que la France a proposés à ses partenaires sur la PESC et sur le troisième pilier en particulier ont redonné un élan à la négociation sur ces sujets. Au total, je suis aujourd’hui assez confiant : les récents progrès constatés sur les trois principaux volets de la négociation – PESC, troisième pilier, et surtout institutions – permettent d’espérer un résultat satisfaisant à Amsterdam.

7 jours Europe : Possibilités accrues de coopération renforcées. Commission restreinte à dix avec un système de rotation… Quelles sont les propositions phares de la France sur lesquelles vous n’entendez pas transiger ?

Michel Barnier : Du côté de la France, le résultat de la négociation sera jugé globalement par le président de la République. Nos priorités n’ont pas varié depuis le début, et je trouve qu’elles sont de mieux en mieux acceptées, et même approuvées, par nos partenaires : une vraie « repondération » (ndlr : répartition des voix par État membre au Conseil), associée à l’extension du vote à la majorité qualifiée, une vraie réforme de la Commission, impliquant une réduction réelle et durable du nombre de commissaires, une clause de coopérations renforcées, un rôle reconnu pour les parlements nationaux, une PESC digne de ce nom, avec, pour la défense, l’intégration progressive de l’UEO dans l’Union européenne pour la sécurité des citoyens et la lutte contre le crime. Sans oublier un objectif essentiel : remettre l’Homme au cœur de la construction européenne, ce qui passe par le développement de l’Europe sociale.

7 jours Europe : Sur la réforme des institutions justement, d’importantes divergences sont apparues au sein du couple franco-allemand : la France souhaite-t-elle aller plus loin que l’Allemagne dans la réforme de l’Union ?

Michel Barnier : Les positions franco-allemandes sont tellement proches sur tous les sujets de cette CIG que l’on qualifie d’importantes divergences, ce qui n’est, au fond, qu’une question de nuances.

Deux exemples : pour la Commission, la France et l’Allemagne ont un même objectif de réforme profonde avant l’élargissement : nouveau rôle pour son président, moins de commissaires que d’États membres, etc. C’est vrai aussi pour le Conseil où nos deux pays souhaitent un nouveau système de vote avec plus de majorité qualifiée et une importante correction du système de pondération actuel dans le sens d’une plus grande justice. Cette concordance de vues n’est pas surprenante, l’Allemagne et la France partageant une même ambition pour l’Union européenne.

Jacques Chirac et Helmut Kohl ont la volonté d’arriver à Amsterdam avec des propositions communes.

7 jours Europe : L’affaire Renault-Vilvorde démontre l’extrême sensibilité de la question sociale dans la construction européenne. Quelles sont vos propositions dans ce domaine ?

Michel Barnier : La France n’a pas attendu l’affaire Vilvorde pour souligner la nécessité de développer l’Europe sociale. C’est le message clair adressé en 1996 par le président de la République à nos partenaires européens dans le « mémorandum pour un modèle social européen ». La CIG sera une étape importante dans cette construction d’une Europe plus sociale, et la France a fait des propositions en ce sens : intégration et même amélioration du protocole social dans le traité ; dispositions dans le traité en faveur de la concertation et de la coordination en matière de politique de l’emploi : compétence du Conseil européen en la matière ; préservation des missions de services publics.

Je dois ajouter, dans ce domaine important, deux remarques : la première, c’est que le traité ne crée pas d’emplois ; il ne faut mettre quelque chose dans le traité que si c’est à la fois utile et nécessaire, et je crois que les propositions françaises répondent à ces critères. En matière d’emploi, rien n’est plus grave que l’incantation et l’illusion qui portent en elles les germes de la déception et de l’opposition populaire à l’Europe. La seconde remarque concerne les services publics : la reconnaissance du rôle social des services publics dans le traité est une demande constante de la France depuis le début de cette négociation. Je constate avec satisfaction que nous avons été rejoints par un grand nombre d’États membres et que la présidence néerlandaise a fait des propositions encourageantes sur ce sujet.

C’est en répondant concrètement aux préoccupations des citoyens que l’Europe pourra retrouver une vraie légitimité. Voilà l’un des grands enjeux de cette CIG.