Texte intégral
Monsieur le président du Sénat,
Messieurs les présidents,
Mesdames, messieurs,
Il est des questions qui contiennent en elles-mêmes leur réponse…
Pour tout homme qui croit en la politique, en sa dignité et son utilité, c’est-à-dire pour tout homme qui croit dans la force de la volonté, un défi est toujours un atout.
La fondation Robert Schuman a mis en exergue cette phrase si claire et si simple du grand Français qui lui a donné son nom : « La communauté européenne ne pourra et ne devra pas rester une entreprise économique et technique : il lui faudra une volonté politique au service d’un même idéal humain. »
Avec le recul du temps, ce jugement éclaire les erreurs et les échecs, autant que les progrès accomplis. Et, surtout, la permanence du défi, qui est demeuré le même, et qui, aujourd’hui, à la veille d’échéances décisives pour la construction européenne, prend une acuité singulière.
Car, oui, l’Amérique a toujours été, pour nous, un défi, un précieux miroir qui nous renvoyait l’image de nos faiblesses, mais aussi une formidable incitation à agir, et à nous ressaisir. Cette jeune civilisation est née de la nôtre, puis a voulu s’affranchir des idées et traditions du vieux monde. De là, cette relation affective si puissante, source de si nombreux malentendus, qui continue de nous unir envers et contre tout.
Les États-Unis sont portés, depuis plus d’une décennie, par une dynamique d’expansion qui semble extraordinaire. Tout indique qu’ils ont su préparer, puis assumer pleinement les profondes mutations auxquelles les appelait la mondialisation.
Face à cette performance, l’Europe fait, dans son ensemble, pâle figure. Sa croissance globale tend à piétiner, et la majorité de États qui la composent continuent de connaître un chômage massif, un chômage de longue durée, qui, lui, pour le coup, constitue une menace directe et sérieuse pour l’équilibre de nos sociétés.
Aussi le défi américain est-il d’abord un défi lancé à notre compréhension, à notre intelligence.
Il nous invite, de manière ferme et urgente, à comprendre, par analogie, l’origine et la nature de nos faiblesses. Car il s’agit bien de comparer, et non d’affronter. Il serait temps de sortir, une fois pour toutes, de cette dialectique absurde qui nous conduit à toujours nous définir pour ou contre les Américains. Notre maître mot devrait être plutôt : ni soumission, ni fanfaronnade, mais comparaison et compréhension.
La puissance des États-Unis, pays ami, est une donnée majeure avec laquelle nous devons compter – de même que nous devons compter, pour des raisons tout autres, avec la Russie… Il ne s’agit pas de s’incliner, ou de se rebeller. Il s’agit, pour l’Europe, d’exister par elle-même.
C’est pourquoi le défi américain est, avant tout, un défi lancé non à notre honneur ou à notre amour-propre, mais à notre volonté, à notre sens des responsabilités.
Dans notre démarche, nous pouvons, à mon sens, nous fonder sur deux certitudes.
Première certitude : le défi américain, nous ne pourrons le relever qu’ensemble.
Seconde certitude : nous ne pourrons l’assumer qu’en maintenant, et garantissant, une amitié solide, confiante, équilibrée, avec les États-Unis. Mais cette amitié sera, ne pourra être que différente de ce qu’elle a été jusqu’à présent.
Pour bien mesurer nos faiblesses, considérons, tout d’abord, ce qu’il faut bien appeler le « modèle » …
Je n’attache, en l’espèce, au mot « modèle » aucune connotation positive ou négative. Ce n’est pas la marque d’un esprit chagrin. Mais nous en avons tellement vu, en ce domaine, que la prudence la plus élémentaire me paraît devoir s’imposer.
Nous ne cessons de nous référer aux États-Unis. Cela dure, en quelque sorte, depuis leur fondation. Leur Déclaration d’indépendance a eu un puissant impact sur la formation, en France et en Europe, de l’esprit révolutionnaire. Outre-Atlantique, Tocqueville a voulu chercher les clés de l’aventure démocratique qui s’engageait en Europe. Et depuis, nos rapports ont été marqués par un jeu continu de fascination et de crainte, parfois même de répulsion, devant le sens de l’innovation et le génie de la modernité qui semblaient animer la civilisation américaine. Les Européens – les Français, notamment – n’ont cessé d’être partagés entre deux sentiments contradictoires : la considération envieuse et la condescendance résignée.
Les deux guerres mondiales, surtout la seconde, puis le plan Marshall et le besoin de protection que les peuples d’Europe ont ressenti contre la menace du communisme, ont changé la donne. Nous n’étions plus seulement des rivaux. Nous étions devenus des débiteurs. C’est un rôle dans lequel nul ne se complaît…
Il n’avait donc pas suffi que les États-Unis aient construit leur puissance dans un monde où s’inscrivait parallèlement notre déclin, apparemment inexorable. Il fallait encore qu’ils viennent nous prendre par la main, pour nous aider à nous assumer nous-mêmes. Et ce sont eux encore, comme les historiens l’ont montré, qui, soucieux de stabilité sur le continent, ont favorisé de toutes leurs forces le projet européen à ses débuts. Peut-être même ce vieux rêve n’aurait-il pu prendre forme sans eux…
Nous avons cru avoir notre revanche dans les années 70, lorsque la République impériale, assimilée à une société de consommation honnie – ô, certes, bien provisoirement –, a connu ses plus graves déboires et son chapelet d’humiliations. Nous, nous sortions à peine de nos « trente glorieuses » … Mais il a fallu déchanter à nouveau. Au début des années 80, la chanson était encore celle du déclin de l’Amérique, de sa régression irrémédiable devant le Japon, et les dragons d’Asie. Nous nous gaussions de cette puissance à jamais décadente, qui avait choisi un ancien acteur pour la conduire, et qui semblait atteinte, nous disait-on, par un appauvrissement massif de la population.
Et puis voilà : les chiffres sont venus. Trente millions d’emplois nets créés en seize ans. Et, parmi eux, une majorité d’emplois à temps plein, de vrais emplois, et non de ces petits « jobs » que l’on avait cru un peu vite identifier… Une croissance soutenue à un niveau exceptionnel depuis le pic de 1984 – la réélection de Ronald Reagan, un taux de 6,8… Une inflation maîtrisée. Une brève récession, certes, en 1990-1991, puis, à nouveau, six années consécutives de forte croissance. Une capacité d’innovation technologique qui fait l’admiration de l’univers. Des industries traditionnelles redressées et assainies, aucune réelle désindustrialisation en vue. Un déficit public enfin, ce fameux déficit sur lequel nous aimions ironiser, en voie d’extinction.
Et surtout, surtout, car l’essentiel est bien là : une puissance politique à son sommet, une hégémonie sans partage sur les affaires du monde, et le communisme, le vieil ennemi, définitivement à terre…
Bien sûr, je force un peu le trait. Je le fais délibérément. Car nous sommes incorrigibles. Nous ne parvenons pas à faire le partage entre l’admiration béate et la résignation hautaine.
De notre inconstance, je tirerai pour ma part, deux conclusions.
La première est que nous connaissons mal, désespérément mal, les États-Unis. Et de surcroît, nous sommes fermement convaincus de les connaître, ce qui est pire encore.
La seconde est que nous nous connaissons nous-mêmes bien imparfaitement… nous mesurons bien mal nos handicaps… nous mesurons plus difficilement nos atouts…
Tentons donc de cerner, lucidement, ce qui fait la force des États-Unis, la substance de la réussite américaine.
De toutes les épithètes – et elles sont nombreuses – qui ont été accolées à l’Amérique, je crois que la plus juste est encore celle que nous devons à André Maurois : l’Amérique est, par essence, inattendue. De là, cette aptitude formidable à récupérer, à ramasser son énergie quand on croyait tout perdu. De là aussi, cette tentation qu’ont toujours eue ses adversaires de la sous-estimer… le plus souvent pour leur malheur.
L’énergie américaine a trois sources majeures.
La première, sans doute la plus importante et la plus reconnue, est d’ordre psychologique. Le maître mot de la conscience américaine, c’est la confiance.
Confiance dans la fiabilité et la supériorité du modèle capitaliste. Il se trouve que dans l’évolution récente du monde, le peuple américain trouve plutôt matière à conforter ses certitudes.
Confiance dans la vigueur et l’équilibre du modèle constitutionnel présidentiel et fédéral forgé par deux siècles d’histoire.
Confiance dans la valeur morale et la capacité d’intégration de la société américaine. On ne dira jamais assez l’importance de l’instruction civique dans les écoles américaines, du véritable culte rendu au drapeau et à la constitution, dès l’âge de dix ans…
Confiance enfin dans l’avenir ; une confiance génératrice d’optimisme qui s’exprime par la consommation et l’investissement.
Mais ce dynamisme a aussi des ressorts plus concrets, plus tangibles, qui constituent la deuxième source de l’énergie américaine : la capacité de mobilisation des ressources économiques nationales.
Elle tient à l’existence d’institutions financières actives et compétitives, à la permanence de circuits financiers favorables aux petites et moyennes entreprises les plus novatrices. On se souvient du spectaculaire développement de Nasdaq, le marché boursier réservé aux jeunes entreprises en croissance.
Elle tient encore à une conception particulièrement dynamique de l’innovation, dont l’effort est systématiquement dirigé vers le marché. Internet, le succès du multimédia symbolisent ce retour en force de l’innovation « high-tech » outre-Atlantique.
Elle tient aux faibles obstacles juridiques et réglementaires que rencontrent les créateurs d’entreprises. Certes, les faillites sont nombreuses. Mais les créations sont plus nombreuses encore. Une telle souplesse, jointe à la disponibilité de capitaux de démarrage importants, est évidemment un immense atout.
Cette capacité de mobilisation tient encore à une politique monétaire qui a eu l’intelligence d’exorciser sa terreur révérencielle de l’inflation. Tout le monde ne peut en dire autant… On se souvient, là encore, qu’Alan Greenspan n’a pas hésité, en 1992-1993, à maintenir des taux d’intérêt à court terme négatifs pour permettre au secteur financier, affaibli par la crise de l’immobilier, de se rétablir. Les autorités monétaires américaines ont compris avant les autres que la recherche effrénée de la stabilité des prix pouvait être génératrice de chômage, et qu’un niveau faible, strictement calculé d’inflation, offrait une marge suffisante de flexibilité pour que le salaire réel puisse s’adapter aux marchés.
Elle tient enfin à la faiblesse de la pression fiscale pesant sur les revenus, et notamment les revenus des classes moyennes, ces classes moyennes qui ont toujours été le ressort du dynamisme démocratique.
Et c’est la troisième source de l’énergie américaine : l’existence d’une classe moyenne nombreuse et confiante, capable d’une mobilité professionnelle pratiquement sans équivalent dans le monde.
Disant cela, je mesure bien qu’en définitive, le ressort de la réussite américaine n’a guère changé au cours des âges, et notamment depuis le début de ce siècle où elle émergea pour la première fois de la façon la plus visible. C’est toujours le même idéalisme pratique qui l’inspire, celui d’un Theodore Roosevelt.
Mais en regard de ces puissantes et remarquables sources d’énergie, il y a évidemment les points noirs qui n’ont pas davantage changé.
Les faiblesses du système américain sont bien connues.
Il y a les tensions de la société, dont les manifestations les plus visibles sont une criminalité très supérieure à la moyenne des autres pays industrialisés, ainsi que des affrontements à caractère ethnique qui peuvent être d’une violence inégalée de ce côté de l’Atlantique. L’Amérique découvre aujourd’hui – peut-être avant nous – les méfaits du multiculturalisme, dont la vague d’un « politiquement correct » n’est que la caricature. Le vieil axiome « e pluribus unum » a peut-être rencontré ses limites.
Il y a, bien sûr, les inégalités de revenus. Nul ne conteste que l’écart entre les revenus les plus élevés et les revenus les plus faibles se soit creusé au cours des quinze dernières années. Le niveau de vie moyen s’est élevé de manière appréciable, mais très inégalement.
Les grands services collectifs sont connus pour leurs déficiences – même si l’on observe de nombreuses différences suivant les États. Il est clair que le système éducatif et le système de protection sociale présentent des sérieuses lacunes. L’indemnisation du chômage est faible, le dispositif de retraite souvent précaire, l’assurance-maladie dispose d’une couverture très incomplète. Seule la forte mobilisation sociale permet de compenser les effets de cette absence de filet. Elle est la soupape de sécurité du système, elle en est même une composante essentielle.
L’économie américaine, elle aussi, a ses failles. Le gouvernement d’entreprise fait l’objet d’une surveillance insuffisante. Les acteurs économiques se concentrent trop sur les résultats à court terme, et tendent à négliger les investissements à long terme. La sphère financière est particulièrement sujette aux phénomènes de bulle spéculative. La prospérité américaine n’a jamais cessé d’être fragile, fait d’autant plus grave que cette fragilité est contagieuse pour le monde entier.
J’ajoute que les États-Unis ont connu, sur le plan culturel, des périodes plus fastes que la période actuelle. Je vous invite, à cet égard, à lire l’intéressant épilogue du bel ouvrage de George Steiner, Passions impunies. Il analyse froidement, sans une ombre d’a priori hostile – et sans indulgence excessive pour nos propres défaillances –, les causes et les manifestations de ce qu’il considère comme un déclin. Il dénonce moins le nivellement ou l’infantilisme, qu’une culture orientée vers la conservation, et non la création – conséquence d’un attachement trop exclusif à la réussite monétaire et matérielle.
Enfin, il n’est pas certain que le consensus politique américain soit toujours aussi solide que par le passé. Il a longtemps tiré sa force de ses adversaires idéologiques. Le messianisme politique d’un Woodrow Wilson, la célébration du monde libre qui fit la force d’un Truman ou d’un Kennedy, ont beaucoup vendu avec le déclin des impérialismes militaires ou coloniaux et des idéologies totalitaires. Dans le monde nouveau qui est le nôtre, les menaces qui pèsent sur la démocratie sont plus diffuses, et la marge d’action des États dépend plus de la tyrannie inconsciente des marchés ou de l’efficacité du terrorisme que de l’opposition claire et franche entre des doctrines, des visions de la société, des civilisations.
La nécessité pour l’Europe, de prendre elle-même en charge son destin n’en est que plus pressante.
Nous avons beaucoup à apprendre des États-Unis…
Nous avons beaucoup à apprendre en matière de structures économiques, de politique monétaire, de concurrence et de déréglementation… Nous avons beaucoup à apprendre en matière de mobilisation morale et civique… Nous avons beaucoup à apprendre en matière politique, notamment sur la manière dont les États-Unis utilisent la puissance du dollar.
Nous avons d’autant plus à apprendre d’eux que ce qui faisait notre force est en passe de devenir notre faiblesse.
Sur ce point, je m’en tiendrai surtout à la France, qui n’est certainement pas le meilleur élève e la classe européenne, même si nous partageons beaucoup de nos difficultés avec nos voisins.
La société française s’est longtemps distinguée par sa forte capacité d’intégration et par la dynamique de sa cohésion sociale. Or notre cohésion est atteinte par un chômage massif, contre lequel, jusqu’à présent, toutes les politiques ont échoué. Le chômage génère toute une série de phénomènes d’exclusion sociale. Il déstabilise, il met en échec notre système d’éducation et de formation, au moment même où la mondialisation favorise les travailleurs les plus qualifiés et marginalise ceux qui ne le sont pas.
Nous nous flattions de disposer un système de protection sociale unique au monde. Or ce système est en crise profonde. Il protège de moins en moins, tout en étant de moins en moins accepté. Et nous ne savons toujours pas comment nous allons assurer la pérennité de nos dispositifs de retraite.
Et puis il y a, enfin, nos institutions… 1958 avait paru marquer le terme d’un certain complexe français en ce domaine. Nous avions le sentiment de nous être dotés, pour longtemps, de puissants moyens d’action et d’impulsion. Nous étions fiers de la solidité et du dynamisme de notre État. Cette confiance a disparu. Les Français sont brouillés avec la chose publique. Ils ont le sentiment que le sens de leurs institutions a été perdu. Ils ne croient plus dans la capacité du pouvoir politique de changer les choses. Pour eux, toutes les majorités se ressemblent, et les seules alternances sont devenues des alternances d’équipes…
Je n’étendrai pas ce sombre diagnostic à l’ensemble de l’Europe, mais il me semble que nous pouvons au moins faire en commun une série de constats.
Le premier est bien une perte de confiance généralisée dans la valeur et l’efficacité des systèmes démocratiques. Les peuples ont tous, peu ou prou, le sentiment que la maîtrise de leur destin leur échappe. C’est bien ainsi qu’ils perçoivent les conséquences de la mondialisation : comme une régression inéluctable, plus que comme un défi. Il n’est guère étonnant, dès lors, qu’ils persistent dans leur méfiance envers le grand projet européen. L’Europe n’a pas su, à ce jour, résorber son déficit démocratique. Elle ne compense pas celui des nations, elle s’ajoute à lui, elle l’aggrave. C’est une « valeur ajoutée » dont nous nous passerions volontiers…
Le second constat est le recul, tout aussi généralisé, de la solidarité. Solidarité entre les individus, redue plus problématique que jamais par l’explosion du chômage et par la faillite plus ou moins programmée des systèmes sociaux. Solidarité entre les régions, que seule la nation, incarnée dans l’État, était capable d’organiser. Un nouveau partage se dessine entre régions européennes riches et régions européennes pauvres, ou défavorisées. Le sentiment national perd de sa force, mais aucun autre sentiment comparable ne parvient à le compenser : le sentiment d’appartenance européen est loin d’avoir acquis, à ce jour, la force nécessaire.
Le troisième est notre réticence à prendre en compte pleinement le contexte économique et technologique nouveau. Prisonniers de nombreux archaïsmes, nous manquons cruellement de souplesse et de réactivité.
Enfin, le dernier constat, qui recoupe ceux qui précèdent, c’est tout simplement l’incapacité de notre continent à s’organiser. Nous approchons, à grands pas, de la réalisation de la monnaie unique, mais le grand projet politique qui devrait la sous-tendre manque toujours à l’appel.
Comme si nous espérions, en somme, que l’Europe se fasse d’elle-même, par la seule force technique de l’euro, avec tous les « ajustements », même les plus douloureux, que cela suppose… Certains, je le sais, ont fait délibérément ce calcul. Ils considèrent que la démocratie classique a vécu, dans la mesure où elle a renoncé à agir sur les choses. Ils attendent tout du jeu naturel de l’économie. Mais c’est un bien mauvais calcul, qui pourrait aboutir à l’explosion de nos sociétés. Les transformations liées à la mondialisation sont telles qu’elles ne seront tolérables pour les peuples que si elles sont maîtrisées, et non subies. Et elles ne seront maîtrisées que s’il existe une vision, une volonté politique, et les outils pour la mettre en œuvre. C’est à ce seul prix que l’Europe pourra rester un espace de culture, de solidarité et de démocratie.
Nous n’en sommes plus, en effet, comme on voudrait nous le faire croire, à un débat entre libéralisme et État-providence. Ce débat-là est dépassé. L’enjeu véritable, c’est la survie du modèle de démocratie libérale européen.
Il est là, pour la construction européenne, l’enjeu du défi américain.
Trois conditions doivent nous permettre de le relever.
La première es de rendre au politique, dans le processus de construction européenne, la primauté qui lui revient. Mais il s’agit de dépasser, en la matière, le stade de l’incantation…
L’approche technique a longtemps prédominé. Elle était sans doute nécessaire à un bon enclenchement du processus. Mais il faut en sortir. L’occasion nous en est fournie : l’euro. Il n’y en aura pas d’autre. L’euro pose de vraies questions : doit-il seulement viser à la stabilité des prix ? Doit-il il viser à la stabilité des prix et à la croissance, donc à l’emploi ? Doit-il il viser à la stabilité des prix, à la croissance, donc à l’emploi, et à la promotion d’un rôle politique de l’Europe dans le monde ? Ce sont les seules vraies questions, les seules qui soient susceptibles d’intéresser les peuples, les seules qui puissent fonder, enfin, une vraie démarche politique. Elles n’ont été qu’effleurées à Amsterdam… et on ne saurait dire que le récent sommet européen sur l’emploi ait su les aborder de manière très concrète…
C’est bien dommage. Parce que si l’euro est bien utilisé, il pourra nous restituer les marges que nous avons tous perdues au plan national. N’est-ce pas cela, précisément, que nous attendons avant toute chose de l’Europe ? Un surcroît de puissance et de prospérité et non un partage des restes ?
Cela suppose que la monnaie unique soit bien conçue comme un levier pour l’action, et non comme un simple outil de régulation technique. Je passe sur les conséquences qu’entraîne un tel raisonnement, notamment sur la nécessité de placer la politique monétaire commune sous le contrôle d’une autorité politique, et non exclusivement technique…
Il ne s’agit pas seulement de l’organisation du gouvernement économique de l’Europe, il s’agit de son gouvernement tout entier, du fonctionnement de l’Union, de l’organisation et des pouvoirs du conseil européen, du conseil des ministres… Ces questions-là ne sont pas réglées à ce jour, en dépit des pieux efforts de la conférence intergouvernementale…
Une voix aussi autorisée que celle de Martin Feldstein écrivait récemment que la véritable raison d’être de l’euro est de déboucher sur la mise en œuvre d’une Europe politique.
Cette leçon, qui nous vient d’outre-Atlantique, est claire. Méditons bien ce que nous entendons faire de l’euro avant de le mettre en œuvre sur la base de tel ou tel critère. Mettons sur la table avec franchises nos analyses politiques, économiques et sociales sans nous dissimuler nos divergences. Et définissons ces objectifs raisonnables communs. Mais ne continuons pas à dissimuler les problèmes sous les bonnes paroles et les pieuses intentions. Sinon, les réalités se rappelleront vite à notre bon souvenir…
J’ajoute que c’est à cette seule condition que nous parviendrons à reprendre le contrôle de phénomènes économiques qui tendent à nous échapper. Ce que les États seuls ne peuvent plus faire, une coopération intelligente peut y parvenir. Les marchés et leurs fameuses anticipations seront moins instables le jour où les conditions politiques seront clarifiées et une volonté européenne véritable affichée. Les marchés, contrairement à l’opinion courante, ne sanctionnent pas tant une politique que l’absence, chez les gouvernants, d’une vision et d’une volonté à longue portée. Il y a certes les exigences du court terme, mais elles doivent s’inscrire dans de vraies perspectives.
Comme le dit lui-même, George Soros : « si des gens comme moi peuvent faire chuter des gouvernements, c’est qu’il y a quelque chose de détraqué dans le système. »
La seconde condition d’une réussite durable de la construction européenne, c’est la promotion d’un véritable modèle de société qui nous soit propre. Sans elle, nous ne ferons pas adhérer les peuples au projet européen.
L’Europe a hérité de l’Histoire un certain nombre de valeurs fortes, qui s’inscrivent dans notre culture commune, dans notre vision de ‘homme et du progrès. Je ne crois pas qu’elles soient périmées. Ces valeurs sont celles de l’égalité des chances et de la solidarité.
L’égalité des chances, ce n’est pas de l’égalitarisme, la confiscation fiscale, le découragement du travail, du mérite, de l’esprit d’entreprise. Ce malentendu-là nous a fait décidément, et continue de nous faire, beaucoup de tort.
La solidarité, ce n’est pas de l’assistance, dont le seul effet est d’enfermer ses bénéficiaires dans leur état de dépendance. La solidarité n’est rien sans la responsabilité. Mais sans solidarité, la liberté n’est elle-même qu’un leurre.
La solidarité, la vraie, ce n’est pas l’État-providence. Elle lui est bien antérieure. Elle est le lien fondamental, l’irremplaçable lien qui assure à notre société sa cohésion. Une société libre et démocratique est celle où l’esprit d’initiative est stimulé et récompensé, mais celle, aussi, qui sait secourir les plus pauvres et faire en sorte qu’ils se trouvent toujours à égalité de chances avec les autres.
Nous sommes donc bien loin des avantages acquis, du conservatisme outrancier qui gèlent toute mobilité sociale, au nom d’une prétendue justice qui se paye de mots et prépare en réalité de formidables déséquilibres. Il s’agit simplement de reconnaître que nous avons besoin les uns des autres, que nous avons en commun un intérêt général qui est un peu plus que l’addition mécanique de nos intérêts particuliers.
De cet intérêt général, l’État est le garant. Pas l’État bureaucratique et tentaculaire de la caricature, mais l’État moderne que les Européens doivent savoir reconstruire, chacun dans le respect de ses traditions nationales, cet État respectueux des libertés et des initiatives qui saura agir et tenir son rang tout en restant à sa place.
Il faut d’ailleurs en finir, sur ce point, avec une certaine hypocrisie et reconnaître que l’État joue, aux États-Unis, un rôle fondamental : par exemple, pour le financement de la recherche et de l’innovation, ou pour le soutien spécifique des petites et moyennes entreprises. Je vous renvoie, sur ce dernier point, au récent rapport du sénateur Grignon, qui montre tout le poids et le dynamisme des 3 000 agents de la S.B.A. (Small Business Administration), l’agence fédérale en charge des petites entreprises. Il s’agit d’un véritable dispositif de combat…
Alors, s’il est vrai que l’État traditionnel, garant de nos solidarités, a vieilli et doit être réformé, s’il est vrai que non systèmes sociaux sont en crise, qu’ils sont devenus injustes et inefficaces, qu’ils doivent être profondément rénovés, nous ne devons pas, pour autant, renoncer à nos principes.
Nous devons, au contraire, affirmer avec énergie que l’Europe doit se construire autour d’un modèle de société qui lui soit propre, dans un esprit de compétition pacifique – mais sans concession – avec d’autres modèles de société.
La troisième condition, enfin, d’un succès européen, c’est de parvenir à doter notre continent d’un poids déterminant dans les affaires du monde.
L’Europe reste encore un nain politique, dont l’engagement international est en complet décalage avec sa présence économique. Elle n’est pas vraiment perçue comme une puissance. Or le monde issu de la guerre froide nécessite une Europe forte, qui permettra de compenser le caractère plus hésitant et plus complexe de l’engagement américain. Chacun sait que de grands ensembles régionaux sont en train d’émerger, et que de nouveaux équilibres se préparent. Je ne reviendrai pas sur la nouvelle approche politique américaine, utilitariste et sélective, qui ne suffira plus à garantir un ordre politique mondial – sauf apparition, sur la scène américaine, comme ce fut déjà le cas dans l’Histoire, d’une personnalité hors normes habitée d’une vision…
Le premier test de notre volonté commune, c’est évidemment la construction d’une défense européenne digne de ce nom, avec les mécanismes de règlement des conflits afférents. Ce n’est pas le plus facile. Nous avons pourtant là un élément essentiel du nouveau défi américain. Ce défi, qui est en définitive une bonne chose, pourrait tenir en une phrase : « pendant près de cinquante ans, vous vous êtes reposés sur nous pour assurer la défense de vos libertés et de vos territoires ; êtes-vous prêts enfin à vous organiser pour l’assurer vous-mêmes ? »
Et il ne s’agit pas, cette fois, de flexibilité ou de déréglementation, il ne s’agit pas de mettre en œuvre telle ou telle doctrine économique… Il s’agit de savoir si nous sommes capables de nous comporter en nations responsables et unies. À ma connaissance, il n’est pas d’autre réponse, en ce domaine, que la volonté politique.
Mesdames, messieurs,
J’ai la conviction profonde, et sincère, que le défi américain est une chance pour l’Europe.
Mais si ce défi est bien notre chance, je crois aussi qu’il est notre dernière chance, et que si nous ne la saisissons pas, nous nous engagerons définitivement sur la voie du déclin : déclin de nos économies, déclin de nos valeurs, déclin de nos démocraties.
Nous avons des échéances importantes devant nous. Nous n’avons pas beaucoup de temps pour nous y préparer.
Quant à l’Amérique… Ne nous laissons pas leurrer par l’apparente identification entre la mondialisation et la prépondérance américaine. Bien que concomitantes, ce sont au fond deux réalités différentes.
La mondialisation ne nous propose pas de modèle de société.
Le modèle américain n’est pas parfait, même s’il paraît aujourd’hui avoir le vent en poupe. C’est un modèle pour l’Amérique, d’où nous pouvons tirer quelques leçons. Mais il nous appartient de construire le nôtre. C’est du moins ce que les peuples attendent, et c’est pour cela que, dans l’immédiat, ils se crispent sur la défense de leurs anciens systèmes.
Ce modèle propre, construisons-le en commun, dans le cadre d’une Europe politique active et structurée, en unissant la richesse de nos expériences nationales. Construisons-le en nous appuyant sur les nations, qui restent les espaces premiers de la solidarité entre les hommes. L’Europe ne peut se passer de la nation. L’idée nationale continuera de faire notre force, tant que l’Europe ne sera pas elle-même capable de prendre le relais et de faire jouer les réflexes de solidarité comparables.
Il nous faut à la fois plus d’Europe et des États plus forts. C’est ainsi que nous pourrons construire un véritable partenariat avec la nation américaine : non en singeant son fédéralisme, mais en respectant les réalités, et notamment cette diversité d’où nous pouvons tirer, plus que jamais, toute notre énergie.
Notre amitié, entre les deux rives de l’Atlantique, n’en sera que plus solide. Elle sera le meilleur gage de la stabilité du monde, de sa stabilité financière comme de sa stabilité politique.
L’Amérique a toujours tiré, elle, son énergie des obstacles qui se présentaient sur son chemin. C’est ce qu’exprime si bien le mythe de la frontière… Mais lorsqu’elle n’a plus d’obstacles, son énergie s’épuise, elle se relâche.
Une Europe unie, forte, prospère, sûre de ses valeurs, pourra représenter pour nos amis le plus stimulant des obstacles. Puisse l’Europe, en bâtissant son propre modèle de société, redevenir enfin un défi pour les autres…