Interview de M. Christian Sautter, ministre de l'économie des finances et de l'industrie, à Europe 1, le 5 novembre 1999, sur sa nomination à la tête de Bercy et sur les objectifs de croissance et de baisse du chômage de sa politique économique.

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Média : Europe 1

Texte intégral

Q - C. Sautter je vous remercie de réserver à Europe 1 votre premier entretien public comme nouveau ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie. Bercy, vous connaissez évidemment, c'est un territoire gigantesque. Mais est-ce que trop ce n'est pas trop ?

- « Je crois que nous avons besoin, en France, pour mener une politique industrielle, une politique économique dynamique, d'un grand ministère de l'Economie, de même qu'à côté il y a un grand ministère de l'Emploi et des Affaires sociales, un grand ministère des Affaires étrangères. Il faut travailler en équipe avec des ministères et des ministres forts. »

Q - Donc ce n'est pas trop ?

- « Ce n'est pas trop. C'est lourd mais ce n'est pas trop. »

Q - Vous gardez aussi le Budget ?

- « Je garde le Budget effectivement. »

Q - Parce que vous l'aviez préparé, garderez-vous aussi la préparation du budget de 2001 ?

- « De toute façon, lorsque je n'étais que Secrétaire d'Etat au Budget, je travaillais véritablement en équipe avec D. Strauss-Kahn sur la préparation du Budget. Donc j'assumerai évidemment la préparation du budget de l'année 2001, à plein. »

Q - Comment avez-vous appris que vous alliez devenir ministre de l'Economie et des Finances ?

 « Je l'ai appris par un coup de téléphone de L. Jospin, alors que je défendais à l'Assemblée, le budget des services du Premier ministre. Il m'a dit : “Dominique démissionne, par un geste de courage je te demande de prendre sa place”. Je lui ai demandé si j'avais le temps de réfléchir et il m'a dit non. J'ai donc accepté car la confiance de L. Jospin me paraît un bon viatique. »

Q - Avez-vous ou aurez-vous la même liberté d'action que votre prédécesseur ?

- « La pratique le montrera. Je crois que L. Jospin travaille en équipe et je pense que dans cette équipe, je jouerai ma partition au premier rang de l'orchestre. Je n'ai pas d'inquiétude sur ce point. »

Q - Est-ce que vous vous retrouvez dans le portrait qui est fait de vous : “parfait”, “grand commis de l'Etat” ?

- « J'ai été un grand commis de l'Etat mais maintenant je suis un ministre à part entière. »

Q - Austère ?

- « Disons sérieux. Je ne suis pas jovial peut-être comme certains. J'ai vu que le Président de la République d'Argentine s'est fait élire sur un programme en disant qu'il était ennuyeux. Je ne me considère pas comme ennuyeux, mais c'est vrai que j'ai le goût du travail bien fait. »

Q - Voilà des ambitions, parce qu'il a été élu Président de la République lui !

- « Non. »

Q - Ferme sur des convictions ?

- « Oui, j'ai des convictions depuis très longtemps. Je crois à la croissance, je crois au partage équitable entre ceux qui ont du talent et ceux qui ont moins de chance. J'ai ces convictions et je continuerai à les défendre. »

Q - Sautter presque sectaire ?

- « Non, je ne suis pas intolérant, je ne suis pas méchant, mais c'est vrai que je défends mes convictions avec fermeté. »

Q - Partisan d'un rôle fort - même si aujourd'hui il se réduit, il est malmené - de l'Etat dans l'économie ?

- « Je crois que l'État a un rôle important à jouer dans l'économie pour pousser à la croissance. Hier encore, nous avons bouclé un dossier de fusion du nucléaire civil qui fait de l'industrie nucléaire civile française le premier pôle européen. L'Etat a joué un rôle d'impulsion, de catalyseur. L'Etat a un rôle pour faire en sorte que chacun ait sa place dans la société. L'Etat a un rôle pour que la France soit respectée à l'étranger. Je crois donc au rôle de l'Etat mais je ne pense pas que l'État puisse tout faire. L'Etat réagit avec les forces vives du pays, avec les entrepreneurs, avec les salariés. »

Q - C. Sautter économiste de la gauche traditionnelle, tellement que vous allez sûrement vous fâcher avec le Medef d'E.-A. Seillière et de Kessler ?

- « Chacun doit être dans son rôle. Ce que je remarque, c'est que les perspectives des chefs d'entreprise - et ce sont eux qui comptent - sont excellentes. Ils considèrent que la croissance est forte, que leur avenir est assuré. Tant que les Chefs d'entreprise auront confiance en eux-mêmes, confiance dans le pays, je serai pleinement satisfait. »

Q - Mais vous avez vu comme moi qu'ils redoutent une inflexion de la politique économique du gouvernement à cause de notre domination à gauche ?

- « Le Medef aime sûrement se faire peur. Je ne pense pas que la politique s'infléchisse. Ce sera une politique de croissance, une politique de partage, sous l'autorité du Premier ministre. Je ne vois pas d'embardée brutale après ma nomination. »

Q - Pas d'embardée brutale mais un tournant quand même ou une continuation sur la même ligne ?

- « Je ne crois que le cap de la croissance, le cap de l'emploi… »

Q - C'est une continuité ?

- « Ce n'est pas un continuité, si je puis dire, mécanique. Je pense que le cap est clairement fixé. Il est fixé d'ailleurs depuis le mois de juin 1997 par le Premier ministre. Pour aller d'un point à un autre, en bateau, on peut prendre des chemins différents. »

Q - Donc, vous dites, ce matin : je ne vais pas forcément me fâcher avec le Medef et les chefs d'entreprise ?

- « Non. D'ailleurs, une de mes premières tâches va être de rencontrer, s'ils le veulent bien, les responsables du Medef, les grands responsables des organisations syndicales. Car je crois que le ministre que je suis doit être à l'écoute des forces vives du pays. »

Q - Les voilà informés. Et là, vous allez vous réconcilier avec M. Aubry ? Ou vous, vous n'aurez pas d'histoires avec M. Aubry ?

- « Je crois qu'il est facile de souligner d'éventuelles divergences. M. Aubry et moi nous sommes d'accord sur le fait qu'il faut de la croissance. Nous sommes d'accord sur le fait qu'il faut baisser les cotisations sociales sur les travailleurs moins qualifiés pour que davantage de Français retrouvent du travail. Nous sommes d'accord sur le fait que, à côté de la croissance, les 35 heures, les emplois-jeunes vont créer des emplois. Nous sommes d'accord sur le fait que notre pays, d'ici la fin de l'an 2000, aura créé 1 million d'emplois, depuis deux ans et demi. Il y a beaucoup de points d'accord. Ceci dit, j'ai un regard économique, et elle a un regard social. Ce sont deux regards complémentaires. Il faut avoir deux yeux non-identiques pour bien voir le chemin. »

Q - Croyez-vous, vous aussi, d'ici à dix ans, au plein emploi ?

- « Absolument. Non seulement j'y crois mais je vais y travailler de toutes mes forces. Un certain nombre de pays européens sont à 5 % de taux de chômage. Nous sommes aussi malins qu'eux, et nous avons les mêmes capacités de croissance. Nous le ferons. Il faudra du temps mais la direction est claire. »

Q - Est-ce que, comme l'avait prévu et annoncé D. Strauss-Kahn, vous ferez baisser l'impôt sur le revenu pour 2001 ?

- « Nous allons y travailler. Ce sera un de mes grands chantiers, sur les impôts directs pour le budget 2001, l'impôt sur le revenu, la taxe d'habitation. Nous devons faire en sorte que l'impôt ne décourage pas l'activité et nous allons travailler sur ce chantier. C'est un des grands chantiers auquel je me consacrerai personnellement. »

Q - La Banque centrale européenne a augmenté hier ses taux d'1/2 point. Elle prévient en quelque sorte des risques d'inflation. Les marchés ont bien réagi. Est-ce que c'est bon pour la croissance à terme ?

v La Banque centrale européenne a effectivement relevé ses taux d'1/2 point hier. C'est la démarche inverse de la baisse qu'elle avait faite d'1/2 point le 8 avril. Cela veut dire quoi ? Que lorsqu'on était dans un trou d'air, la Banque centrale a baissé ses taux. Maintenant, elle les a relevés, les a remis au niveau du 8 avril. C'est un acte de confiance dans la croissance européenne. »

Q - Le capitalisme français évolue d'une manière presque précipitée depuis quelques temps. Les rapprochements et les fusions se sont en effet depuis quelques temps accélérés et paraissent inévitables. Y êtes-vous favorable ?

- « Dans la compétition mondiale, entre les Etas-Unis, l'Europe et le Japon, nous devons jouer en première division et pour ces concurrences planétaires, nous avons besoin de grands groupes qui soient forts. »

Q - Aujourd'hui, est-ce que la meilleure façon de renforcer l'industrie et l'économie française est de les protéger des fonds de pension américains ? Ce n'est pas d'inventer des fonds de pension à la française ?

- « Ce qui est important, c'est que l'épargne française qui est considérable très supérieure à l'épargne américaine, ne s'investisse pas uniquement dans des obligations, qu'elle trouve le moyen de s'investir dans des actions. C'est le point tout à fait important. Et nous allons chercher - c'est le grand chantier de l'épargne salariale -, les moyens pour que l'épargne française prenne le goût du risque et prenne le goût de soutenir les entreprises françaises et les entreprises européennes. »

Q - Souvent, elles ont le goût du risque déjà. C'est à vous de l'avoir dans certains cas.

- « Le fait que l'épargne française se place plus, beaucoup plus en obligations qu'en actions, montre qu'il y a un petit progrès à faire du côté du goût du risque. »

Q - Qu'est-ce que vous ferez à l'égard des stocks-options, des bons de croissance qui font débat au PS ? Est-ce qu'à certaines conditions de transparence et de moralisation, vous diriez oui ?

- « Il y en a deux types. Il y a les bons de croissance pour les jeunes créateurs d'entreprise. Ceux-là - des jeunes qui prennent des risques, qui se rémunèrent sur l'avenir, sur la réussite de l'entreprise -, sont tout à fait importants. Et puis, il y a des rémunérations de très hauts dirigeants. Le Gouvernement a pris l'engagement d'assurer la transparence d'ici le printemps et de faire en sorte que la fiscalité qui pèse sur ces stocks-options se rapproche de la fiscalité de l'impôt sur le revenu. C'est un engagement du Gouvernement. Je le tiendrai bien évidemment. C'est ma conviction personnelle. »

Q - Un mot à propos de la Mnef. M. Gremetz a dénoncé nommément des députés PS : Cambadélis, Le Guen, J. Dray qui ont protesté. Qu'est-ce que vous pensez de ce comportement, même s'il s'est rétracté après coup ?

- « Je pense que c'est un comportement aberrant. Je crois qu'il faut clairement faire confiance à la justice qui, maintenant, travaille dans la sérénité. Je ne peux que condamner ces déclarations irresponsables. »

Q - Est-ce que vous pensez que L. Jospin coupera avec F. Hollande toutes les branches qui sont atteintes par les affaires autour de vous ? Est-ce que vous le souhaitez ?

- « Je crois que clairement, le Gouvernement est un gouvernement honnête, qui s'appuie sur un Parti socialiste qui est honnête. S'il y a des défaillances, elles devront être punies. »

Q - Vous êtes un connaisseur fin et lettré du Japon. En vous installant dans le bureau de D. Strauss-Kahn, est-ce que vous avez pensé au film de Kurosawa : “Kagemusha”. Est-ce que vous serez l'ombre et le clone du héros ou vous aurez un vrai pouvoir ?

- « J'aurai en tout cas une vraie volonté, une volonté de continuité mais aussi une volonté de faire passer mes idées dans la réalité du Gouvernement. J'espère apporter ma contribution propre sur la croissance et sur le partage. »

Q - Et même à l'extérieur ?

- « Non, je ne me sens pas du tout le clone de D. Strauss-Kahn. D. Strauss-Kahn est un ami ; c'est un homme remarquable. Mais lui c'est lui et moi c'est moi. »

Q - Pour votre style, est-ce qu'il y a un précepte, une recommandation d'un poète ou d'un penseur japonais que vous allez utiliser ?

- « J'aurais plutôt envie de vous citer un proverbe polytechnicien, puisque c'est mon origine : “c'est au sommet du mur qu'on juge le maçon”. Moi j'entends construire de toutes mes forces une France dynamique et si vous voulez un mot japonais, ce sera “gambate”, ça veut dire “courage”. C'est à dire qu'il faut s'atteler à la tâche, travailler tous les jours, avec une idée précise du but qu'on veut atteindre. »

Q - « Gambate ». Cela veut dire que vous parlez l'anglais et le japonais ?

- « Non, je parle à peu près l'anglais, et je connais quelques mots de japonais. »

Q - Alors vous dites « gambate » aussi à l'équipe de France de rugby ?

- « Absolument. Je crois que clairement, un miracle peut suivre un autre et j'ai confiance. »

Q - Comment on dit victoire en japonais, si vous savez ?

- « On doit dire “banzaï” ou quelque chose comme cela. Donc je dis “banzaï” à l'équipe de France de rugby ! »