Texte intégral
Le Parisien - 29 mars 1997
Lionel Jospin : « Un programme anti-ouvrier »
Le Parisien : Quel sens donnez-vous à votre participation à la manifestation anti-FN de Strasbourg ?
Lionel Jospin : C’est un acte d’engagement personnel et politique dans une mobilisation civique. Catherine Trautmann, le maire de Strasbourg – à qui n’était pas laissé le droit de refuser une salle au congrès du FN – et de nombreuses associations de la grande cité alsacienne ont voulu cette initiative. Celle-ci a déclenché un mouvement plus vaste. J’y participe tout naturellement, avec de très nombreux socialistes.
Contrairement à ce qu’a déclaré, de façon assez mal inspirée, le préfet de la région Alsace, en appelant au « respect des autres dans leur opinion quelle qu’elle soit », nous n’avons pas à respecter les thèses de l’extrême droite, mais à les combattre. Faut-il redire que le racisme et l’antisémitisme ne sont pas des « opinions » mais des délits ?
Simplement, le combat dont il s’agit doit être citoyen et démocratique. Il se fait fermement et pacifiquement. C’est dans cet esprit que nous nous retrouvons à Strasbourg. Et si ce mouvement de protestation peut occulter le message violent et dangereux du FN, ce serait une bonne chose.
Le Parisien : Quelle stratégie le PS compte-t-il adopter, dans les mois qui viennent, vis-à-vis du FN ?
Lionel Jospin : Il n’y a de bonne stratégie qu’avec une bonne analyse. Il est juste de dire, je crois, que le Front national est un mouvement néofasciste. Fasciste, il l’est par ses références historiques, son racisme, son antisémitisme, sa haine de la démocratie, et parce que la mise en œuvre de ses propositions supposerait une rupture avec les valeurs, les règles de vie et les lois de la République.
Nouveau ou « néo », il l’apparaît, d’abord parce que nous ne sommes plus dans la période historique des années trente, mais aussi parce que, cantonnant jusqu’à aujourd’hui l’essentiel de sa violence potentielle au langage, il prend la précaution d’observer nos lois, même s’il ne respecte pas les principes qui les inspirent.
Une majorité très large des Français est contre l’extrême droite. Ne les divisons pas par des polémiques et des amalgames douteux, qu’ils viennent de la droite, comme souvent aujourd’hui, ou parfois de la gauche. Je ne le fais jamais.
La lutte contre l’extrême droite est nécessaire. Lutte d’idées, travail de démystification d’un programme ultraréactionnaire et inapplicable, mobilisation citoyenne contre ses thèses, sanction par la loi très ferme dès qu’elle est responsable de bavures. L’interdiction n’aurait – ou n’aura de sens – que si ce mouvement emploie des moyens de lutte politique qui sont une menace pour la République.
L’essentiel pour moi reste de s’engager, non pas contre, mais pour quelque chose. C’est en proposant un projet dans lequel les Français se reconnaissent, en réaffirmant l’importance de l’État-Nation – qui est le cadre irremplaçable de la démocratie et de la volonté populaire – en luttant contre le chômage, les inégalités, en restaurant des règles de comportement normal, dans les affaires, la politique aussi bien que dans les cités, en redonnant à nos citoyens comme à nos hôtes étrangers le sens et le moyens d’une vie en commun, que nous redonnerons à notre pays un équilibre politique et psychologique digne de lui.
Le Parisien : Le FN se présente comme « le premier parti ouvrier de France » : considérez-vous, qu’il compte parmi ses électeurs bon nombre de déçus de la gauche, et notamment de déçus du PS ?
Lionel Jospin : Allons ! Le Front national n’est pas le parti des ouvriers, mais celui des châteaux et des comptes en Suisse : lisez « le Canard enchaîné » de cette semaine ! Le Pen est richissime et sa fortune ne vient même pas du produit de son travail. Le programme du FN est un programme anti-ouvrier et dissimule mal, sous un emballage pseudo-populiste et à travers une obsession anti-immigrés, les vieilles recettes réchauffées de l’ultra-capitalisme.
L’histoire est là pour rappeler que les ouvriers, les milieux populaires en général, ont été les principales victimes du fascisme. La perversion classique de l’extrême droite consiste à égarer ceux que, au premier chef, elle méprise. Il faut donc ouvrir les yeux de ceux qu’elle abuse.
Si nous voulons, dans les années qui viennent, ramener l’extrême droite à son ancienne marginalité, il faut, à tous ceux que la précarité, l’insécurité, la peur de l’avenir, la perte d’identité exaspèrent et désorientent, redonner du sens et le désir d’adhérer à des projets raisonnés et crédibles. C’est là ma démarche.
Le Parisien - 29 mars 1997
Robert Hue : « Des gens dans un grand désarroi »
Le Parisien : La manifestation de Strasbourg est-elle un moyen approprié de lutter contre le FN ?
Robert Hue : Il s’agit de contribuer à ce que s’exprime l’opposition à Le Pen, à sa grossière démagogie, à ses appels à la haine, la violence, l’exclusion, la division. Un courant profond et grandissant existe dans le pays, notamment chez les jeunes, pour affirmer cette opposition et l’attachement à des valeurs de solidarité, de tolérance, de liberté et de générosité. L’extrême droite appelle à la traque de boucs émissaires ciblés. Elle veut opposer les gens entre eux. La manifestation doit être, au contraire, une démonstration d’unité, de volonté de chercher ensemble des solutions aux problèmes de la société.
Le Parisien : Quelle stratégie le PC compte-t-il adopter vis-à-vis du FN ?
Robert Hue : Nous sommes attentifs à comprendre ce qui peut conduire des hommes et des femmes, dont certains ont été des électrices et des électeurs de gauche, à se tourner aujourd’hui vers Le Pen. Certes, il y a, parmi eux, des gens qui se déclarent ouvertement partisans des thèses racistes, xénophobes, antisémites, nationalistes, fascisantes de l’extrême droite.
« Certains ont le sentiment que personne n’entend leur détresse »
Mais, il y a aussi celles et ceux – c’est le plus grand nombre – que des souffrances sociales intolérables, un grand désarroi politique, le sentiment que personne n’écoute et n’entend leur détresse, ont rendu perméables à ces idées. Les reportages de votre journal à propos des motivations de ces électeurs le confirment.
Il faut dont tout à la fois combattre résolument les idées, la démagogie du FN et agir sur les conditions, le « terreau » qui leur permettent de croître et de rencontrer des oreilles attentives. En recomposant par la solidarité, le rassemblement, la fraternité, un tissu social en lambeaux. En redonnant aux hommes et aux femmes blessés par la crise sociale la dignité d’une parole retrouvée, entendue, écoutée. En étant à leurs côtés, « sur le terrain ». En luttant avec eux pour qu’une perspective politique progressiste véritable soit construite en réponse à leurs angoisses et à leurs interrogations.
C’est dans cet esprit que nous avons décidé d’agir et que nous agissons. Notamment dans les milieux populaires durement frappés par la politique du pouvoir et ainsi fragilisés face à la démagogie de Le Pen, à la violence aveugle qu’il encourage pour répondre à une violence sociale si douloureusement subie.
Or, on l’a vue à Gardanne comme à Morsang-sur-Orge, des candidats communistes ont fait reculer et ont battu ceux du FN, à partir d’une pratique citoyenne de terrain, d’écoute, d’engagements pris et tenus, d’actions pour apporter des réponses aux insupportables problèmes quotidiens de la vie.
Le Parisien : Le FN se présent aujourd’hui comme « le premier parti ouvrier de France ». Considérez-vous qu’il compte effectivement parmi ses électeurs bon nombre de déçus de la gauche, et notamment du PC ?
Robert Hue : Remarquons, d’abord, qu’il y a toujours eu en France un électorat populaire votant à droite. Une partie de cet électorat a choisi depuis quelques années de glisser vers l’extrême droite. Quant aux électeurs de gauche, il est vrai que certains d’entre eux ont choisi d’exprimer leur amertume après l’expérience des années quatre-vingt, en utilisant le vote FN pour pousser un cri de colère devant les promesses non-tenues et des comportements politiques qui les ont profondément heurtés. C’est dans ce contexte que des électeurs communistes des années soixante-dix, qui avaient choisi en 1981 de passer au vote socialiste dans l’espoir des changements qu’on leur avait promis, en sont venus ces dernières années au vote FN.
Nous nous attachons à construire, avec eux comme avec les autres citoyens, une perspective nouvelle de changement à gauche. En sachant que l’échec dans la construction de cette perspective, ou le nouvel échec d’un gouvernement de gauche qui ne mettrait pas en œuvre les transformations qu’ils attendent, ne pourraient qu’accroître leur désarroi et les précipiteraient plus encore – eux et beaucoup d’autres – dans les bras du parti de Le Pen.
Cela, nous voulons à tout prix l’éviter à notre peuple. En faisant tout ce qui dépend de nous pour que la gauche soit ambitieuse, résolue, bien à gauche, et qu’elle suscite dans le pays la dynamique de solidarité, de rassemblement nécessaire à la victoire et au changement.