Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, accordée à la Radio Berlinoise 106, le 13 mars 1998, sur la construction européenne, l'élargissement de l'Union, les relations avec la Turquie et la situation au Kosovo.

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Circonstance : Réunion informelle des ministres des affaires étrangères de l'Union européenne à Edimbourg (Grande-Bretagne), les 13 et 14 mars 1998

Média : Radio Berlinoise 106

Texte intégral

Q. Monsieur le ministre, pour commencer une question d’ordre général concernant l’Europe au prochain siècle. L’Europe, c’est 370 millions de personnes, une puissance économique. Quel sera le rôle de cette Europe au prochain siècle ?

R. Ce que l’Europe sera, non pas dans le tout prochain siècle, - c’est à trop long terme pour qu’on puisse le savoir dès maintenant - mais disons dans les dix ou vingt prochaines années : cela dépend essentiellement de ce que nous voudrons. Ce n’est pas inscrit d’avance dans l’avenir, cela dépend de ce que voudront les peuples européens, cela dépend de la façon dont ils voteront et cela dépend de ce que décideront les dirigeants des pays d’Europe. Et une très grande partie de la réponse à cette question dépend de ce qui se passera au sein de l’Union européenne. Et, là nous considérons que ce n’est pas du tout la même chose selon que l’Europe continue à se développer sur le plan économique mais n’arrive pas à développer une véritable puissance politique ou une véritable capacité diplomatique.

En France, nous pensons - et c’est vrai dans à peu près dans tous les partis politiques - que l’Europe ne doit pas être simplement un grand marché avec quelques politiques communes mais qu’elle doit développer une vraie capacité politique : politique étrangère et politique de sécurité commune. Cela pose deux problèmes tout à fait différents d’ailleurs : le problème de la politique étrangère, c’est celui de la synthèse à trouver entre quinze pays très différents. Je dis quinze mais un jour ce sera vingt ou vingt-cinq. Donc, ce sera encore plus compliqué.

Nous pensons qu’en dépit des différences considérables, on peut trouver, à condition de beaucoup y travailler, d’avoir une concertation constante, quelques très grands points d’accord pour développer cette politique commune. Par exemple, aujourd’hui, les quinze pays sont peu près d’accord sur la façon de se comporter avec la Russie, pour prendre un exemple. En matière de sécurité et de défense, c’est plus compliqué puisqu’il y a la question de l’OTAN. En France, nous pensons qu’il est tout à fait possible de concilier l’existence d’une Alliance atlantique qui marche bien avec une véritable identité européenne en matière de défense dans cette Alliance.

Alors ensuite, je vais vous parler de l’Union européenne et de son avenir. Mais l’avenir du continent au sens plus large dépend évidemment de ce que sera la politique de l’Union avec tous ses voisins, y compris ceux qui ne seront pas dans l’Union, même après son élargissement. En réalité, en résumé, l’Europe est restée une expression géographique pour devenir une des quelques puissances autour desquelles s’organisera le monde de demain.

Q. (Sur l’Europe et l’Iraq).

R. Sur l’Iraq, en réalité, le fond commun dans les positions était très grand parce que nous étions tous d’accord, la France, comme l’Allemagne ou la Grande-Bretagne, pour l’application des résolutions. Nous pensions tous que l’UNSCOM devait pouvoir faire ses contrôles. Quand la France a développé une diplomatie très dynamique pour trouver une solution, elle l’a fait en parfaite coordination avec ses partenaires, à commencer par les États-Unis et personne dans aucun pays n’a critiqué cet effort diplomatique de la France. Donc les diplomaties étaient différentes mais elles n’étaient pas contradictoires dans ce cas particulier. La seule différence portait sur l’attitude que nous aurions adoptée en cas de frappe militaire. Mais, finalement, comme cette hypothèse ne s’est pas réalisée, les différences ne se sont pas manifestées.

Q. (Sur le voyage en Croatie et en Serbie).

R. C’est un voyage très important à mes yeux. J’ai déjà été à Sarajevo avec Klaus Kinkel. Nous avons voulu montrer, spécialement dans cette région, que la France et l’Allemagne avaient une approche commune. Dans le cas de la Bosnie, il s’agit de consolider les Accords de Dayton. Et nous avons pensé qu’il était logique de compléter ce voyage par un voyage en Croatie et en Serbie.

Le fond du message reste le même. Nous allons dire au président Tudjman et au président Milosevic que la France et l’Allemagne attendent qu’ils fassent tout pour que les Accords de Dayton soient vraiment mis en œuvre. Mais évidemment, compte tenu de l’actualité au Kosovo, à Belgrade, nous parlerons également beaucoup de cette question, et nous défendrons bien sûr la politique qui a été arrêtée par le Groupe de contact lundi à Londres.

Mais là je ne peux pas vous en dire plus puisque je ne sais pas dans quelle situation nous serons dans quinze jours. En tout cas, l’axe, on le connaît bien, c’est d’exercer des pressions et une persuasion pour que Belgrade accepte d’engager un dialogue politique conduisant à une autonomie substantielle du Kosovo.

Q. (Sur la Turquie et Chypre)

R. La France rappelle que depuis 1963, dans plusieurs accords successifs, l’Europe a reconnu la vocation européenne de la Turquie. Donc, la France considère que l’Europe doit être logique. Cela fait maintenant trente-cinq ans qu’on dit cela à la Turquie. Tous ceux qui, dans ce pays, veulent une modernisation tournée vers l’Occident se sont appuyés sur cette promesse. Donc, ce serait quand même très lourd de conséquences de leur dire brusquement maintenant : cela fait trente-cinq ans qu’on vous a dit cela mais en fait ce n’était pas vrai.

Cela dit, cela ne peut pas se transformer en une sorte de droit automatique à l’entrée dans l’Europe. Et nous étions d’accord avec les Allemands, avec d’autres pays, pour considérer que les conditions pour ouvrir la négociation n’étaient pas encore là. Ce qui vous montre d’ailleurs que les positions ne sont pas si différentes que cela. Et c’est pour cela que nous avions proposé la Conférence européenne, pour qu’il y ait une occasion de coopération entre tous les pays membres de l’Union et tous les pays candidats, y compris la Turquie.

Malheureusement, la Turquie a été tellement choquée du refus du Conseil européen de Luxembourg qu’elle a refusé même de venir à cette Conférence. Et là-dessus, la France et l’Allemagne étaient d’accord sur le fait qu’on souhaitait que la Turquie vienne. La Turquie n’est pas venue à la première réunion, nous espérons qu’elle rejoindra la Conférence en cours de route.

Q. (Sur la construction européenne)

R. Vous me demandez de résumer en une phrase quelque chose que tout le monde a pu observer de ses propres yeux depuis le début de la construction européenne. Cela fait plus de quarante ans que la construction européenne se développe et tout le monde voit bien ce qu’a apporté depuis le début l’Allemagne, ou la France, ou l’Italie, pour ne prendre que trois exemples.

Donc, ce qui est très intéressant dans cette construction européenne, c’est que c’est quelque chose d’original. Nous arriverons à combiner le maintien de l’identité de chaque pays, sa culture, sa langue, ses mentalités, et l’élaboration de quelque chose de plus fort qui regroupe tous les pays d’Europe. Nous pensons que la construction européenne doit continuer de cette façon-là. Et jamais nous ne dissoudrons dans l’Europe les personnalités des différents peuples qui la composent. Nous devons perfectionner les institutions européennes, l’économie de l’Europe, beaucoup de choses. L’euro, par exemple, est une date très importante. En tout cas c’est notre conviction.