Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, dans "L'Humanité" du 2 mars 1998, sur l'accord pour l'inspection des sites présidentiels irakiens, la mise en place d'un nouvel ordre mondial et le processus de paix au Proche-Orient.

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Média : L'Humanité

Texte intégral

Q. Quels sont les facteurs qui ont permis de parvenir à une solution pacifique dans la crise Irakienne ?

R. La combinaison de quatre facteurs : la menace de l’emploi de la force - qu’il faut bien distinguer de l’emploi de la force - ; le travail diplomatique français qui, à chaque étape, a mis en avant des idées, des suggestions ; la capacité de certains pays, dont la France, à être écoutés par Saddam Hussein pour tenter de le convaincre ; enfin, le talent, l’action personnelle de Kofi Annan. S’il n’y avait pas eu tous ces éléments, cela n’aurait sans doute pas marché.

Q. Depuis la guerre du Golfe, l’ONU semblait pour le moins effacée. Peut-on voir maintenant une possibilité de renouveau, c’est-à-dire une nouvelle place et un nouveau rôle de l’organisation internationale ?

R. L’ONU est une enceinte précieuse et irremplaçable. Il y a beaucoup d’organisations internationales, mais c’est la seule qui réunisse les 185 États. Il est vrai que s’agissant de résolution pacifique d’un conflit, l’ONU - et notamment son secrétaire général - n’avait pas connu un tel succès depuis longtemps. Parce que la solution avait été en partie préparée. Le secrétaire général avait d’ailleurs tenu lui-même à ce que les membres permanents du Conseil de sécurité se soient mis d’accord avant son départ sur les grandes lignes de ce que pouvait être un compromis acceptable par tous. C’est donc dans son professionnalisme que réside une partie de l‘explication de sa réussite. C’est une très bonne chose. Est-ce transposable sur d’autres conflits ? Ce n’est pas sûr.

Q. Vous parliez, précédemment d’un concours de quatre paramètres. Y a-t-il eu une répartition au niveau international ? On pourrait penser que vos déclarations, notamment sur la menace de l’emploi de la force sont contradictoires avec la position française dans son refus d’envoyer des troupes. Peut-on tout de même dire qu’il y a deux conceptions de la diplomatie ?

R. Il n’y a pas eu de « répartition des rôles ». Je constate objectivement, a posteriori, que la combinaison de la menace et du travail diplomatique a permis de trouver une solution. Kofi Annan fait d’ailleurs la même analyse.

Q. Quel a été le rôle exact du gouvernement français ?

R. Le Premier ministre a été présent de bout en bout dans le déroulement de la crise. Il a eu sur ce sujet, des entretiens réguliers avec le Président de la République. Au sein du Gouvernement, de par mes fonctions j’ai naturellement eu, en liaison constante avec la présidence de la République et avec Matignon, à mobiliser et à animer tout l’appareil diplomatique - administration centrale, représentation à l’ONU, postes diplomatiques - pour analyser, réfléchir, proposer, élaborer, choisir les messages, saisir les moments opportuns, expliquer nos démarches à nos partenaires.
Parmi les idées avancées par la France, on peut citer le « groupe spécial » d’inspection des sites présidentiels. Il y avait un blocage à surmonter, l’Irak récusant l’UNSCOM, les États-Unis refusant toute remise en cause de son rôle. Nous avons élaboré un schéma qui associe UNSCOM, secrétaire général et membres permanents. Kofi Annan repris et perfectionné.
Nous avons également, comme les Italiens et les Russes, fait en sorte que le voyage de Kofi Annan apparaisse comme une hypothèse, puis comme une possibilité sérieuse, puis comme une nécessité. Nous avons contribué à créer une situation dans laquelle ce voyage ne pouvait plus ne pas avoir lieu.

Q. Après la guerre du Golfe, en 1991, on a parlé de « nouvel ordre mondial », expression utilisée par les États-Unis. Ce n’est pas exactement le cas. Cette victoire diplomatique de la France permet-elle d’espérer un nouveau cours dans les relations internationales ?

R. L’expression « nouvel ordre mondial » est un noble objectif. Mais on en est encore assez loin. C’est une expression qui suppose que tous les acteurs du jeu international acceptent la prévention et la solution pacifique des conflits et le refus des décisions unilatérales, telles que les lois Helms-Burton ou d’Amato sur lequel les quinze Européens se rejoignent. Ce n’est pas encore le cas. Chacun voit bien qu’on ne peut pas encore obtenir une solution pacifique de tous les conflits uniquement par la bonne volonté. Il faut donc prendre l’expression « nouvel ordre mondial » comme un objectif, qu’un travail de longue haleine permettra d’atteindre. C’est un peu comme l’expression : les « Nations unies ». Toutes les nations ne sont pas encore unies... Mais cela fixe un cap.

Q. Ce résultat ne démontre-t-il pas qu’un pays, par une action résolue, peut faire entendre sa voix et parvenir à une conclusion qui pouvait sembler impossible au départ ?

R. En effet ! Dans ce monde de 185 États, même si les États-Unis sont la seule « hyperpuissance » la France est une des six ou sept puissances d’influence mondiale. Elle peut obtenir de grands résultats. Mais cela ne se fait pas à coups de proclamations mais plutôt par la négociation, la valeur ajoutée, l’explication.

Q. La force de la France dans cette affaire a été sa capacité à énoncer des propositions précises, alternatives aux solutions américaines. Envisage-t-elle des démarches de même type dans d’autres domaines, comme l’AMI par exemple ?

R. Certainement. La France a montré à plusieurs reprises, dans le passé, sa capacité d’initiative et de proposition : au Proche-Orient ou lors des négociations du GATT, en défendant l’exception culturelle, en Bosnie aussi avec la Force d’action rapide. Elle continuera sur d’autres sujets. Dans les négociations sur l’AMI, naturellement, la France jouera un tel rôle. Ce type d’accord n’est d’ailleurs pas globalement mauvais. Compte tenu de l’importance des investissements français à l’étranger et étrangers en France et des emplois qu’ils créent. À plusieurs conditions : qu’il n’y ait pas de remise en cause de l’exception culturelle ni de la possibilité de mener une politique européenne cohérente et donc d’avoir des arrangements privilégiés avec nos partenaires européens, ni du dumping social ou écologique. Comme dans toute négociation il faut et il faudra apprécier l’ensemble, les avantages et les inconvénients.

Q. Le gouvernement français souhaite aller vers une levée de l’embargo et Kofi Annan va plus loin en parlant d’un « vide politique » concernant les relations avec l’Irak, vide qu’il veut « remplir le plus vite possible ». Est-ce également votre sentiment ?

R. Le « vide politique » évoqué par Kofi Annan, réside dans le fait que, depuis 1991, l’Irak est traité comme un pays certes indépendant et souverain, mais dont la souveraineté est limitée de par les obligations imposées par les résolutions du Conseil de sécurité, issues de la guerre du Golfe. Mais il faut aujourd’hui adresser un message très clair à l’Irak. Si Saddam Hussein joue le jeu, on peut envisager la « lumière au bout du tunnel ». Dans le cas contraire, il s’exposerait en revanche aux conséquences les plus graves. L’Irak doit être traité comme un partenaire à ces conditions.
L’accord signé par Kofi Annan et Tarek Aziz vient, en partie, combler ce « vide politique » car le secrétaire général, dans cet accord, a fait « acter » par l’Irak toutes les résolutions du Conseil de sécurité (l’obligation de laisser inspecter tous les sites). En sens inverse, il a rappelé par écrit des principes tels que la souveraineté et la dignité de l’Irak. Pour aller au-delà, il faut que ce pays reconquière la confiance de ses voisins. Cela passe par l’application de l’ensemble des résolutions avec comme perspective claire, si c’est le cas, et conformément au paragraphe 22 de la résolution 687, la levée de l’embargo, la réinsertion et la reconstruction de l’Irak. Nous devons aussi nous engager sur ce point.
Sans attendre, nous n’avons cessé d’agir pour que les effets de l’embargo sur la population soient atténués. Nous avions voté la résolution 986 dite « pétrole contre nourriture ». Nous avons agi pour que ces dispositions soient augmentées et avons obtenu que la quantité de pétrole que peut vendre l’Irak soit plus que doublée. C’est une adaptation, en attendant la levée de l’embargo, dès que l’Irak aura rempli toutes les conditions.

Q. Saddam Hussein a déclaré que son pays n’était pas techniquement en mesure de produire la quantité de pétrole maintenant autorisée...

R. C’est exact. C’est la raison pour laquelle nous sommes favorables à ce que l’Irak soit autorisé à se procurer le matériel qui lui permettra d’utiliser les nouveaux quotas autorisés.

Q. La mise en place effective de l’accord entamera-t-elle des modifications sensibles dans le Golfe et plus particulièrement concernant les relations avec l’Iran ?

R. Les États de la région redoutaient les conséquences possibles de frappes militaires sur l’Irak, d’autant qu’ils n’étaient pas convaincus de leur efficacité. Aujourd’hui, ils sont soulagés mais pas totalement rassurés sur les intentions de l’Irak. C’est donc à l’Irak qu’il appartient de changer la donne, en appliquant loyalement l’accord.

Q. Et l’Iran ?

R. Entre l’Iran et l’Irak, il y a toujours un problème de rivalité et de déséquilibre. L’Iran était opposé à un recours à la force contre l’Irak. Mais il a rappelé son souhait de voir l’Irak appliquer strictement toutes les résolutions parce qu’il ne veut pas que l’Irak puisse retrouver des capacités agressives. Ils ont adopté une attitude d’observation prudente. Comme, d’ailleurs leurs voisins le sont vis-à-vis d’eux.

Q. Les regards se tournent maintenant vers Israël et la Palestine. Entendez-vous poursuivre les efforts accomplis ? Ce qui vient de se passer aidera-t-il à faire repartir le processus de paix ?

R. Il faut essayer. Persévérer dans l’action que nous menons en encourageant l’implication des États-Unis, condition essentielle même si elle n’est pas suffisante pour sortir le processus de paix de l’enlisement. En même temps, les données s’agissant de l’Irak ou d’Israël, ne sont pas les mêmes. J’ai donné les quatre facteurs qui ont permis la résolution de la crise Irakienne. En Israël, les choses sont différentes. Il y a un élément très important dans l’affaire israélo-palestinienne qui était absent en Irak, c’est l’évolution interne à l’opinion publique israélienne, entre le camp de la paix et les autres. Il est clair que le changement de Premier ministre a modifié la politique israélienne et a entraîné les conséquences que l’on constate aujourd’hui. C’est une donnée très spécifique.
S’agissant du processus de paix, tout le monde voit qu’il est de plus en plus asphyxié. Que peut faire la France ? Au niveau européen, œuvrer à définir une attitude plus cohérente et forte. Ce qui est aujourd’hui de plus en plus vrai. Maintenir une concertation constante avec les États-Unis afin de les encourager à s’impliquer encore davantage dans la relance du processus. Il n’y a, à cet égard, aucune concurrence entre nos efforts mais une complémentarité des initiatives possibles. Maintenir dans le même temps la concertation avec la Russie, avec les pays arabes. Dialoguer avec les Israéliens et les communautés juives, françaises et américaines, qui sont préoccupées par cette situation.

Q. On peut se demander s’il n’y a pas « deux poids, deux mesures » sur l’application des résolutions de l’ONU. D’un côté une combinaison dans laquelle se trouve une menace de recours à la force, de l’autre une attitude moins agressive…

R. En effet, les différentes crises dans le monde ne sont pas toutes traitées de la même façon. Cela dit, elles ne sont pas toutes comparables. L’affaire du Koweït était vraiment spécifique, dans la mesure où c’était la première fois depuis la création des Nations unies qu’un État membre envahissait le territoire d’un autre État membre et l’annexait pour le faire disparaître.
Par ailleurs, le processus de paix n’est pas issu d’une résolution de l’ONU. Relancer le processus de paix, rétablir la confiance qui avait conduit aux Accords d’Oslo, c’est plus compliqué que de simplement exiger l’application de la résolution 242. Néanmoins, et même si c’est encore plus complexe, il faut avoir la même détermination et la même persévérance dans la recherche d’une solution à ce conflit comme aux autres. Nous l’avons.